Le temps de vivre et le temps de mourir

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#408, le 18 décembre 2023

La plume toujours acérée et lucide, le cinéaste libanais Ghassan Salhab évoque ici la fuite en avant et la cécité suicidaire du gouvernement israélien. Paradoxalement, le déluge de massacres et de destruction engendre une seule et décisive alternative : « Quel autre choix avez-vous, avons-nous, encore, sinon de vivre ou de mourir ensemble ? »

Pendant que vous lisiez une histoire à votre fils, la Haute Cour de justice rendait deux décisions savantes, l’une autorisant l’État à détruire des villages et à les remplacer par un champ de tir militaire, l’autre permettant au Shin Bet de continuer à détenir un Palestinien qui était déjà en garde à vue sans inculpation ni preuve depuis 19 mois d’affilée.

Amira Hass, 30 mai 2023

Nous connaissons la phrase, elle est devenue célèbre, mainte fois répétée, un impératif qui n’a de cesse, dans toutes les langues. Véritable chantage à tout préalable d’échange. Je vais m’épargner de l’écrire. Et cette date, le 7 octobre, qui comme tant d’autres dates auparavant et à venir, se veut fatidique, sans précédent. Plus de deux mois après, elles (la phrase et la date) continuent d’être brandies, menaçant, condamnant, quiconque refuse d’obtempérer, même à vouloir contextualiser, à vouloir rappeler l’état de siège qui étrangle cette bande depuis 2007, à vouloir rappeler qu’il y a un occupant et des occupés depuis des décennies et des décennies, que plus de cinquante résolutions des Nations Unies n’ont été ni respectées ni prises en compte depuis 1947 par l’État Hébreu, en plus du droit de véto presque systématiquement utilisé par les États-Unis pour empêcher tout vote en défaveur de leur protégé au Conseil de sécurité, la trente-cinquième fois il y a encore quelques jours depuis 1970. Toute solidarité avec le peuple Palestinien, fut-elle « humanitaire », modérée, est criminalisée. Plus de deux mois qu’un carnage sans nom se poursuit de jour comme de nuit, n’épargnant absolument personne, que la population sur cette enclave est de nouveau réduite à l’état de réfugiés, démunie de tout à l’approche de l’hiver, que la politique de la terre brûlée s’y applique implacablement et en toute impunité, que la Cisjordanie occupée depuis 1967 subit plus que jamais les pratiques et les lois discriminatoires de l’occupant, que les colonies (qu’on tente de minorer en n’invoquant que les exactions des colons extrémistes, alors qu’un colon est un colon, aussi sympathique soit-il) n’en finissent plus de gangréner ces moins de six mille kilomètres carrés, où chaque jour tombent des Palestiniens et où plus de trois mille d’entre eux ont déjà été arrêtés, s’ajoutant à la longue liste de prisonniers ; plus de deux mois d’horreur absolue savamment et froidement organisée contre la population Palestinienne, et nous avons encore droit à ces deux sommations justifiant les « représailles » de l’occupant (on ne répètera jamais assez ce mot). Plus de deux mois de guerre totale contre les Palestiniens et l’on nous assène encore ce fumeux « droit de se défendre », droit arbitraire — un droit qui n’existe tout simplement pas dans une situation coloniale, Israël ne subissant pas une attaque d’un autre pays, mais d’un territoire sous son propre contrôle — qui piétine comme il se doit tous les autres droits. Pourtant le récit de cette fameuse date commence enfin de se clarifier, de dévoiler, révélation après révélation, bien des zones d’ombre, la machine de propagande Israélienne enfin se grippant. Cette machine ne pouvait s’empêcher de mentir éhontément, de renchérir, comme si le drame qui n’était pas des moindres ne suffisait pas, de mettre en scène la charge émotionnelle.

Quiconque un tant soit peu informé se doutait bien qu’à force de faire comme si de rien n’était, maintenant une violence à basse intensité envers les Palestiniens, les glissant sous le tapis tant qu’à faire, les Israéliens et leurs alliés (certains régimes arabes compris) jouaient forcément avec le feu. Quand une population est constamment mise sous pression, dans l’état d’urgence, en toute circonstance, qu’on élimine ou emprisonne délibérément tout militant, toute personnalité membre ou issue de l’OLP, et qui a une réelle popularité (Marwan Barghouti, par exemple), afin de pouvoir clamer qu’il n’y a aucun interlocuteur côté Palestinien, qu’on préfère renforcer et même renflouer celui qui ne peut que faire peur (l’islamiste), pour les raisons que l’on sait maintenant, cela ne peut rester sans conséquence. Que nul ne vienne aujourd’hui exiger des combattants Palestiniens d’être exemplaires quand absolument personne ne l’est, ne l’a jamais été, de toujours, nul mouvement de libération, nulle nation, nul État, et certainement pas Israël. L’exemplarité demandée aux colonisés, aux occupés, à ses différents mouvements de résistance (ce qui est exigé de Hamas et consort, l’a été des précédents résistants, les terroristes d’hier, les fédayins), est cette indécence propre aux puissants, de tout temps, qui bien entendu écrivent et réécrivent, interprètent et réinterprètent, leurs règles, en fonction de leurs différents héritages coloniaux, des despotes ou des laquais instaurés ou soutenus ici et là, des incommensurables intérêts en jeu. Et pour ceux qui aiment tant amalgamer, précisons que la société Palestinienne est forcément éclatée, composite et protéiforme, encore plus depuis l’avènement sioniste sur cette terre. Et je ne parle même pas de sa propre importante diaspora.

Mais revenons à ces deux impératifs, au « droit de se défendre » d’Israël, à cette impunité absolue alors que le massacre et le nettoyage ethnique se poursuivent. Comment ne pas s’interroger sur cette sidérante persistance ? Quelles sont les véritables raisons, les véritables motivations ? Est-ce, comme plus d’un l’évoque, la mauvaise conscience de l’Occident, de l’Europe plus précisément, responsable des nombreuses discriminations et ignominies qu’elle (l’Europe) a fait subir des siècles durant à ses citoyens de confession juive, jusqu’aux camps d’extermination et l’insensée solution finale du régime Nazi ? Est-ce parce qu’après tout, le sionisme dans toutes ses variantes est né et s’est forgé dans cette même Europe, berceau de l’État-Nation moderne, en des temps où il n’y avait rien d’incongru à ce que des populations soient subordonnées à d’autres, qu’elles soient spoliées, déplacées ? Et dans tout principe de conquête, l’autre compte pour si peu, il est obstacle plus ou moins encombrant. C’est avec une mentalité de conquérants européens, d’occidentaux, que les sionistes sont venus en ce bout de terre méditerranéenne — il suffit de lire tout ce qu’ont bien pu déclarer et écrire depuis toujours les nombreux dirigeants sionistes, de Théodore Herzl à Benyamin Netanyahou, en passant par Vladimir Jabotinsky, David Ben Gourian, Yitzhak Rabin et Ariel Sharon. Cet occident qui a failli être la dernière demeure des juifs d’Europe, qui a longtemps soumis de vastes contrées du monde, qui a définitivement conquis trois continents (les deux Amériques et l’Océanie), et où pourtant les sionistes comptent pratiquement leurs seuls alliés. Mais cela suffit-il pour comprendre la persistance et le déploiement d’une telle machine de propagande ? D’où vient cette alliance entre le pouvoir Israélien et l’extrême droite européenne dont le passé pour le moins judéophobe n’est un mystère pour personne ? D’où vient que des milliardaires très clairement ancrés à droite qui ont investi des sommes considérables dans plus d’un gros média, imposent à leur rédaction le seul récit Israélien ? Même quand ils invitent des personnes qui sont plutôt dans la nuance, c’est pour leur asséner nous savons quelle phrase. D’où vient que ces capitalistes en question ne se contentent plus d’influencer les dirigeants du monde dans les coulisses et les lobbyings, ne se préoccupant pas vraiment de l’idéologie ou de la religion régnantes, fut-elle jusqu’au-boutiste (ni le fascisme, ni le nazisme, ni les différents régimes théocratiques n’ont le moindre problème avec la marchandisation du monde et les versions du capitalisme), mais cherchent désormais à dicter directement le cours du monde ? D’où vient cette alliance avec ceux qui avaient et ont toujours en haine profonde le Juif ? Est-ce là une coalition de circonstance, comme avec les puissants et délirants sionistes chrétiens qui sont persuadés que l’existence même de l’État d’Israël ramènera Jésus sur terre, qui le fera définitivement reconnaître comme Messie et assurera le triomphe de Dieu sur les forces du mal, pendant que le « peuple Juif » se convertira au christianisme, ou est-ce leur haine commune de l’Arabe, du Musulman, qui les anime ? Il est vrai que les Israéliens ont tout l’air d’occidentaux, avec plus ou moins le même mode de vie — ils ne ressemblent pas du tout à l’odieuse caricature du Juif honni ! Ils n’ont pas l’air Juif ! Au point où l’on peut se demander pourquoi les sionistes tiennent-ils tant encore à ce mot, sémite, pourquoi tiennent-il encore à se l’accaparer au point de faire oublier qu’une très grande partie des populations Arabes l’est tout autant, sémite, le mettant au service de leur projet colonial, comme ils l’ont fait et continuent de le faire de la longue et tragique Histoire des différentes communautés juives en Europe, comme ils n’ont de cesse de le faire du judaïsme même. Mais voilà, les sionistes ne peuvent se défaire de prétendre au rôle de la victime, l’unique victime de surcroît, cette unicité est pratiquement tout ce qui reste du mythe fondateur de cet État. Peut-être est-ce aussi le réflexe d’une minorité qui se sait minoritaire, et qui porte avec arrogance le tout aussi insensé fardeau d’être le « peuple élu de Dieu », un peuple qui ne veut plus être et n’est plus cette victime expiatoire, mais qui continue de revendiquer à tout bout de champ ce statut de victime, même en étant désormais, au vu et au su de tous, un bourreau impitoyable, puisque toujours se défendant contre. Tout est dans ce renversement, nous ne sommes plus les victimes de l’Histoire, nous la réécrivons même, mais nous sommes les victimes de toujours, puisque dans la défense de notre unicité. Et même si une importante partie d’entre eux, qu’ils vivent ou non dans cet État, ne croient pas ou plus vraiment ni à ce récit mythique ni au fait qu’ils seraient les directs et purs (ce mot tout de même) descendants des fameuses tribus éparpillées, le poids de cette Histoire est là, constamment alimenté, sorte d’ADN symbolique.

Tout cela suffit-il à comprendre cette double, triple injonction, faite à quiconque critique cet État, quiconque refuse de prendre pour argent comptant le récit officiel ? Mais peut-être qu’il ne sert plus à rien de chercher encore, de remonter aux sources, de prouver, documents à l’appui, de tenter de retourner tel ou tel argument, les mots se noient dans les mots désormais, le verbe se joue du verbe, le sang se noie dans le sang, la chair se confond dans la chair, la terre n’en finit plus d’être retournée. Peut-être qu’il est temps de dire haut et fort aux sionistes, aux Israéliens, que ni vous ne pouvez nous exterminer, ni nous ne pouvons vous exterminer, vous le savez tout autant que nous le savons. Ce que votre principal allié a perpétré, quasi anéantir les populations indigènes, s’accaparer de toutes leurs terres, les réduisant à une imagerie exotique, hollywoodienne, ce que les européens ont commis dans les deux Amériques et en Océanie, ne se peut aujourd’hui. Aussi puissantes que soient votre infernale machine de guerre et votre propagande, vous ne pouvez réduire au silence l’écho de vos bombardements, vous ne pouvez réduire au silence l’insoutenable douleur, vous ne pouvez réduire au silence la résistance armée sur son terrain, vous ne pouvez réduire au silence les nombreuses voix qui montent, vous ne pouvez pas ne pas le savoir, même si vous ne voulez rien savoir. Ce massacre sans nom que vous exécutez, ce régime d’apartheid que vous maintenez coûte que coûte, cette folle fuite en avant, s’apparente plus à une forme de suicide qu’à l’aveuglement propre à toute puissance trop sûre d’elle-même. Et ce suicide pourrait nous emporter tous dans une mort sans fin. Vous ne parviendrez ni à effacer la réalité Palestinienne, ni à réaliser votre rêve de toujours, déplacer entièrement les populations de Gaza et de la Cisjordanie, ni même de continuer à miser sur des larbins locaux en guise d’intermédiaires. Quel autre choix avez-vous, avons-nous, encore, sinon de vivre ou de mourir ensemble, dussions-nous passer par des années et des années, plus d’une génération assurément, d’une coexistence à deux fédérations, mais avec pour claire ligne d’horizon une confédération ? À la vie à la mort ? Ou est-il plus que trop tard tant vous êtes pleins de vous-même ?

Ghassan Salhab


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Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
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