Liban : le bruit des bottes

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#251, le 27 août 2020

La vérité est pareille à l’eau qui prend la forme du vase qui la contient.
Ibn Khaldoun

L’ordre et le désordre, ces deux dangers qui n’ont de cesse de menacer le monde, pour reprendre les mots de Paul Valéry. Le rêve de tout régime, de tout État-nation, est de mettre la main sur ces deux pôles propres à toute organisation humaine, qu’elle qu’en soit l’échelle, provoquant, attisant, s’il - et quand il - le faut (et il le fait souvent), le désordre, afin de justifier le recours direct et musclé à l’ordre et son maintien, aussi longtemps que cela est « nécessaire ».

Et en ces temps de crises de toutes sortes, à répétitions, se succédant, se superposant, ce désastreux jeu des pouvoirs, dans et hors l’officialité du régime, est plus que jamais d’actualité. Est-il encore besoin de rappeler qui est à l’origine de ces crises ? Le crime perpétré le 4 août est en quelque sorte le comble de cette implacable logique. Au diable toute opération sanitaire, alimentaire, de relogement immédiat des sinistrés… de génération en génération, les gens sont après tout habitués à se démerder. La sécurité et seulement la sécurité pour toute réponse, non pas bien entendu dans le sens premier, élémentaire du terme, de la population, au service du vivant pour le dire plus clairement, mais du seul régime, pieuvre absolue, de ses leviers d’autorité, sans parler de la charogne immobilière et entrepreneuriale qui déjà s’affaire. Le fumeux « nous ou le chaos », de tout temps. Ils savent bien pourtant que nous sommes de moins en moins nombreux à être dupes, de plus en plus nombreux à savoir qu’ils sont le chaos même, qu’ils l’incarnent, mais peu leur importe, ils ne peuvent, ne savent, fonctionner que dans la menace, physique, psychique, économique. Cette loi martiale qu’ils veulent nous imposer, cette dictature qui n’ose dire son nom, est en somme l’expression de leur toute-puissante impuissance. Et il n’y a rien de plus dangereux que l’impuissance de ceux qui ont tout à perdre. Acculés, ils sont prêts à encore pire. Il semble qu’il n’y ait nulle limite à cette autodestruction.

Certes, officiellement cet État d’urgence militaire est décrété pour quinze jours, se « limitant » à la capitale, mais c’est déjà quinze jours de trop, et comme tout décret, cela peut se renouveler. Avec moi le déluge. Ils ne manqueront pas de prétextes, la recrudescence du coronavirus aidant. Ils sont la loi, l’ordre, et le Saint-Esprit tant qu’à faire !
Aussi complexe que soit la texture politique de ce territoire, il y a là de quoi paver la voie à un « État d’exception » quasi permanent. Un État d’exception à la libanaise certainement, avec ses immanquables embrouilles et grands écarts, et son fameux trident : l’Armée, la Résistance et le Peuple. Ce dernier, en tout dernier bien entendu, est plus que jamais clairement prié de marcher au pas, à la bonne cadence. Toute forme de contestation, de protestation, est désormais hors-la-loi. Tout protestataire est désormais ennemi de l’État.

Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
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