Un concert d’enfers

Yves Teicher et Arthur Rimbaud à la Maison de la Grève de Rennes

paru dans lundimatin#197, le 26 juin 2019

« Ecrire un mot, une phrase, faire suivre une première phrase d’une seconde, ce n’est pas transcrire une signification, c’est opérer un choix, c’est agir : l’écriture et la parole sont de l’ordre du faire et non de l’ordre d’un pur signifier. »

« Le sens n’est pas une chose, c’est un processus, il n’est pas donné, mais construit. »

« La réception fait partie de la signification. »

Jean Molino, Etude sur Une saison en enfer

Yves Teicher, violoniste belge, interprétera ce mercredi 26 juin sa mise en musique de parties d’Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud, à la Maison de la Grève de Rennes. Cet événement est important.

Yves Teicher est un des grands jazzmen de notre époque, et Une saison en enfer occupe une place particulière dans le parcours poétique d’Arthur Rimbaud, l’un des plus grands poètes que nous connaissons. Une saison en enfer est son seul livre, c’est-à-dire la seule œuvre qu’il a conçue comme telle. Les Poésies et les Illuminations sont en effet des compilations réalisées a posteriori, par les éditeurs. Et si nous supposons aujourd’hui très fortement que les Illuminations sont postérieures à Une saison en enfer, les biographes et critiques ont pendant longtemps interprété la saison comme la dernière œuvre de Rimbaud, dans laquelle il aurait signé ses adieux à la littérature. Cette idée est maintenant discréditée, tout autant que l’affirmation qu’Une saison en enfer serait une autobiographie. Pourtant, l’ouvrage est aujourd’hui considéré comme la pièce centrale de l’œuvre poétique et philosophique de Rimbaud.


S’il est un grand lecteur et diseur des textes de Rimbaud, Yves Teicher est connu par les auditeurs de jazz, notamment pour son œuvre avec Bob Drewry, contrebassiste américain, sur des thèmes de Duke Ellington, ou pour son hommage étonnant à Charlie Parker réalisé avec le contrebassiste Sal La Rocca et le batteur Olivier Robin. Depuis plus de quarante ans, il est un musicien original, jouant, entre autres, à la fois avec l’Orchestre philharmonique de Rotterdam, avec différents musiciens de jazz manouche (dont le groupe groupe Chorda-Trio), de free jazz, ou seul, faisant par exemple la manche place des Vosges à Paris.

Sa passion pour la poésie l’a aussi conduit, en plus de se passionner pour Rimbaud, à monter un spectacle consacré à l’œuvre de Charles Trénet. Ces choix d’Yves Teicher ont une certaine cohérence, comme l’a écrit son ami, l’écrivain Jean-Claude Leroy à son propos :

« Élève violoniste docile évoluant sous le joug d’une diablerie fantasque retenue il se réveille adolescent révolté, rencontre Ivry Gitlis dont il suit les cours, travaille solitairement, nourri d’une sauvage volonté de trouver la voie. Une voie d’essence poétique, Rimbaud étant son maître autant que Parker, qu’il trouvera peu à peu, au débouché d’une virtuosité délivrée par le sentiment. » [1]

Rimbaud, donc. Évidemment, la création d’Yves Teicher n’est pas la première mise en musique ou en spectacle de tout ou partie d’Une saison en enfer. L’enregistrement de Léo Ferré, et la mise en scène récente par Ulysse Di Gregorio (jouée par Jean-Quentin Châtelain), sont parmi les plus célèbres. Pour ce qui est d’une mise en musique par un autre musicien de jazz, nous pouvons mentionner le spectacle Jazz’Poème composé par Georges Boukoff, en 1993, accompagné à l’époque sur scène par quatre autres musiciens dont … Yves Teicher au violon.

Cependant, en écoutant le spectacle d’Yves Teicher, en partie composé et en partie improvisé, qui sera joué à Rennes ce mercredi, et a déjà été joué une première fois en janvier (à Liège), on comprend ce que le free jazz peut apporter à l’œuvre de Rimbaud. En effet, en mettant en avant l’instrument, en l’utilisant de différentes manières, en improvisant, en ne faisant pas disparaître les corps de l’artiste et du violon derrière les notes et le texte, Yves Teicher, en interpellant directement le public, verbalement ou non, maîtrise l’art de la métalepse, la sortie ou mise à distance du récit. Cette qualité est idéale pour la mise en valeur d’un texte situé dans le glissement perpétuel, où les lieux et les idées ne sont que mentionnés, et qui, selon les mots du narrateur, s’adresse à qui aime dans l’écrivain l’absence des facultés descriptives ou instructives. Dès le prologue d’Une saison en enfer, nous comprenons en effet que c’est dans la quête de liberté au prix de la souffrance, dans la volonté de créer du sens dans la révolte et la marginalisation, en se tournant vers le « cher Satan  », que se déroule cette parenthèse.

Le sens d’ Une saison en enfer se trouve dans une littérature et une musique éloignées de toute forme de mimesis, de didactique et de rhétorique, et ne peut se saisir que dans un cri de révolte ou une forme de folie. Une saison en enfer n’est pas un récit, ou du moins pas dans son ensemble. En lisant, relisant, entendant et réentendant Alchimie du verbe, l’un des textes d’Une saison en enfer, dans lequel l’auteur-narrateur cite ses poèmes en vers, et donne à comprendre sa démarche poétique sur le mode d’une chantefable musical et parodiant la folie, nous sommes aux prises avec un art poétique lié à l’impossibilité du récit dans l’œuvre. En effet, « l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement  », et «  la morale », qui pousse à agir pour trouver son salut ou une position sociale, « est la faiblesse de la cervelle ».

Chaque lecteur qui cherche à comprendre Une saison en enfer est aux prises avec un espace-temps mouvant, et se situe face à un narrateur instable, qui s’imagine à plusieurs époques et dans différents endroits, pour tenter d’incarner l’altérité au monde occidental. En d’autres passages de la saison, l’absence de linéarité s’explique par la déception du narrateur quant à l’utopie du progrès. Le moderniste est un «  ecclésiaste moderne  », et, après la chute de l’ancien régime, la science fait office de «  nouvelle noblesse  ». « Le monde marche, pourquoi ne tournerait-il pas ?  ». Le narrateur juge la science « trop lente », tout en se désolant de la division des savoirs et de la reprise par la science moderne de la séparation entre le corps et l’âme.

Tout en sous-entendant dans son titre la présence du narrateur dans un espace-temps précis , Une saison en enfer diffracte le temps et l’espace. L’enfer est à la fois l’enfer chrétien : « C’était bien l’enfer ; l’ancien, celui dont le fils de l’homme ouvrit les portes .  », sans qu’on sache d’ailleurs très bien si c’est pour nous en faire sortir ou pour nous y pousser que Jésus ouvre les dites portes. Mais c’est aussi la pluralité de l’enfer social, celui des damnés de la terre : « Je devrais avoir mon enfer pour la colère, mon enfer pour l’orgueil, – et l’enfer de la caresse ; un concert d’enfers.  ». Pour ce qui est du temps, la croyance dans le destin est rejetée, tout comme le culte du progrès, ou la foi dans le travail. L’absence d’issue au sein de l’enfer occidental rend difficile l’écoulement du temps : «  Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur la grève.  » Par rébellion, le récit est refusé dans cette pluralité d’espaces-temps. Pour toutes ces raisons, l’improvisation, l’hésitation, le cri de révolte et l’ouverture à la possibilité de la folie sont les grandes qualités du spectacle d’Yves Teicher.

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