L’après

A propos du Covid-19, depuis le Liban en révolte, par Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#236, le 30 mars 2020

Comme de nombreux autres pays, le Liban a connu un hiver de révoltes auxquels l’épidémie de coronavirus est venue mettre un coup d’arrêt. C’est depuis ce soulèvement avorté par le confinement que le réalisateur Ghassan Salhab nous écrit et se projette dans « l’après ».

Il y aura un après, c’est inévitable. L’humanité ne va pas être exterminée, pas encore. Plus d’un désastre, plus d’une horreur ont jalonné notre Histoire qui comme chacun sait est écrite et réécrite, ou encore biffée, par les vainqueurs. Et il y a toujours des vainqueurs. Qu’il s’agisse de conflits sociaux, de guerres, de désastres « naturels » ou de pandémies, les pouvoirs politiques, financiers, industriels, religieux, séparément ou dans toutes sortes d’imbrications, trouvent toujours moyen(s) de rebondir et d’en tirer profits. Cela les régénère ! Après le déluge nous et toujours nous, encore et encore ! Oui, cet après, ils y pensent déjà. Que le présent leur échappe partiellement ou totalement, cela importe peu. Relancer leur économie, leur système grippé, telle est déjà leur préoccupation. Et comme par magie, les milliards qui manquaient soudain abondent, la planche à billets qu’il ne fallait surtout pas faire fonctionner « à vide », s’emballe. Pas pour vous camarades, pas pour vous démunis, gens de peu, sur la corde raide, à la ramasse, à l’écart, un tout petit peu peut-être, par ricochets, telle une aumône ; non, surtout et essentiellement pour la grande machine productive, cette hydre. Qu’elle ne s’arrête surtout pas, qu’elle soit vite, très vite, relancée une fois cette « mauvaise passe » finie. Que rien ne s’arrête, que rien ne soit remis en cause, rien, sinon peut-être une stratégie à revoir, un système à aiguiser, mais toujours dans les clous, et peut-être, surement, tirer leçon du fichage sidérant que ledit parti communiste Chinois a appliqué. L’avenir est déjà là ! Que l’environnement, oui, notre environnement, et toutes les autres espèces encore en vie qui ont eu un exceptionnel et inattendu répit, déchantent au plus vite. Il y aura bel et bien un après, et « ils » ont déjà pris de l’avance.

Leurs armes, nous les connaissons, leurs capacités, même fortement amoindries, nous les connaissons. Leurs tours de passe-passe et leurs retours de manivelle, nous les connaissons. Ils ne peuvent nous surprendre. Et, chez nous, dans notre petit bout de méditerranée, encore moins. Même leur compassion, qu’elle soit sincère ou non, face à cet insaisissable ennemi intérieur, leur faculté à aujourd’hui dire tout le contraire de ce qu’ils n’ont eu de cesse d’appliquer des décennies et des décennies durant, ne peuvent nous surprendre. Nous ne pouvions ne pas les voir venir. Cette pandémie les revitalise ! Une bénédiction. Ce maudit soulèvement est enfin terrassé, se disent-ils.
Tous autant qu’ils sont, les différents partis, mouvements, courants, et autres forces. Qu’ils tiennent directement, officiellement, ou non, les rênes du pouvoir, voilà qu’ils en profitent pour reprendre en main « leur » région, « leurs » ouailles, les rendre plus que jamais dépendants. Les bons vieux paternalisme et sectarisme à la libanaise. Les voilà même qu’ils s’empressent d’essayer d’obtenir les bonnes grâces pour ne pas dire le bon vouloir d’instances internationales ou de grands argentiers.

Il sont déjà dans l’après, persuadés que nous serons trop épuisés pour encore lutter, revendiquer, pour penser à autre chose que reprendre souffle, pour penser à autre chose que s’en sortir et rien d’autre. Autant nous rappeler que malgré tout sans eux c’est franchement pire, le chaos ! Certes, ils se doutent bien que nous ne sommes plus dupes, que nos yeux sont grands ouverts désormais, mais voilà, ils n’ont d’autre choix que de faire la seule chose qu’ils savent faire, manigancer, manœuvrer, surveiller, menacer, punir, subordonner, exploiter, intriguer, détourner, altérer, dépraver, et bien d’autres verbes de cet acabit. Leur sempiternelle fuite en avant.

Les vrais ennemis c’est eux, de toujours c’est eux.

Et à nos ennemis, nous disons : vous ne nous gouvernerez pas toujours.

Peut-être que « notre » véritable arme, notre unique arme désormais, serait de tous descendre dans la rue, et de s’enlacer, tous, grand, immense, corps improbable, de se serrer les uns contre les autres, non pas dans un grand élan d’amour tout aussi improbable, pas plus en se la jouant à l’anglaise et son implacable darwinisme, mais dans un quitte ou double absolu, insensé. Soit l’on tombera tous à la fois, ensemble, soit nous basculerons tous in fine hors de portée de ce virus et dans la foulée, comme un seul homme, nous foncerons droit vers le parlement, les ministères, les institutions gouvernementales, les domiciles du moindre dirigeant, les quartiers généraux des banques, la centrale et les privées, les renversant l’un après l’autre, sans la moindre exception. Véritable déferlante humaine. Et l’on verra bien comment nous parviendrons à réinventer la vie sur cette terre, pleinement, de fond en comble, individuellement et collectivement. Et ! À la vie ou à la mort !

Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
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