Liban : fragments d’une nuit blanche

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#230, le 18 février 2020

La fatigue fait voir enfin un monde nouveau.
Paul Valéry

Je ne compte toujours pas. Ni les jours ni les heures. À dire vrai, depuis le début je n’ose. Vivre l’instant, l’instant et seulement l’instant, chaque instant, ici et maintenant, qu’il dure, dure, me disant que forcément chaque instant portera en lui tous ceux qui le précédèrent, tout ce qui fut, le perceptible et l’imperceptible, tel un fleuve déferlant.

Incantation ?

S’il me fallait à tout prix compter, je compterai le nombre de coups de tonnerre en cette nuit houleuse. Douze coups, à distance inégale, treize peut-être, certains plus longs que d’autres, puis j’ai cessé de compter. J’ai même essayé de fermer les yeux.

Nous avons été soudain surpris du passage d’une saison à l’autre, l’automne et ses couleurs rayonnantes a très vite cédé place à l’hiver et sa chape. Pris de court. Se protéger comme on protège les plantes, les graines ? Mais déjà le sol se dérobe sous nos pieds. Nulle bâche ne suffira.

Il se dérobe encore plus sous leurs bottes.

Tout aussi soudainement, la foudre frappe, puissamment, violemment. Un instant la mer devient le négatif du ciel, et inversement. L’écume des vagues qui montent est plus blanche que jamais. Elles tardent à s’écraser. Un instant l’horizon s’est fait précis.

Cette ligne de crête.

Un ami m’envoie un message d’un pays lointain : les médias ne parlent quasiment plus de vous. Vous n’existez plus ! Il ajoute un long ha ha ha. Que lui répondre ? Qu’ici aussi nous sommes devenus invisibles, que les chaînes audiovisuelles locales ne rendent plus compte sinon quand il y a du spectacle qui soit vraiment spectaculaire, accompagné de gaz lacrymogène et de castagne de préférence, ou encore dans des brèves ou de lamentables talkshows, que de toutes façons je ne reçois pas ses dites chaînes et qu’en tout état de cause la révolution ne sera pas télévisée ? Je laisse son message sans réponse.

 

Nous voilà désormais hors champ, et peut-être est-ce tant mieux. Pour l’heure, l’ombre nous sied mieux que la lumière, elle nous offre cette mobilité du permanent harcèlement sur plus d’un front. Laissons-les à leur insatiable soif de l’éclat. Qu’ils en soient éblouis !

 

Laissons-les entre aveugles, qu’ils se guident entre eux, laissons-les tomber l’un après l’autre dans la fosse qu’ils n’ont eu de cesse de creuser. Qu’elle soit leur, qu’elle les engloutisse.

Ne leur offrons pas nos yeux !

Une notification m’apprend que le fameux commandant de la Force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution islamique vient d’être tué à l’aéroport de Bagdad par un drone de l’armée des États-Unis. Titre bien ronflant, me dis-je. L’Histoire en est jalonnée, héros et martyrs de tous bords. Inévitablement me revient à l’esprit (plus que jamais es
piègle en ces heures sans fin) le sous-commandant Marcos. « Nous n’allons pas créer une force politique pour participer à la lutte pour le pouvoir, nous voulons au contraire organiser une inversion du pouvoir. Voilà le pari que nous faisons. On nous dit que cela ne peut pas être fait, que cela n’existe dans aucune théorie politique, qu’il est impossible de projeter une révolution politique sans vouloir la prise du pouvoir. Mais tout cela est faux. »

Ce pari peut-il être le nôtre ? Envoyer au diable la fameuse prise de pouvoir, envoyer valdinguer toute gouvernance qui ne soit auto-gouvernance, autogestion, clamer haut et fort un vivre autrement en cet affligeant monde ? Haut et fort ou, tout au contraire, le murmurer d’une oreille à l’autre, tel un petit mot doux collectif ?

Souvenons-nous que ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités sont ceux qui croient à la réalité de leurs désirs.

Mais cette stimulante perspective se pose-t-elle vraiment à nous aujourd’hui ? Notre démultiplication d’assauts auprès des banques, des institutions gouvernementales, de rassemblements, de réunions, de coordinations plus ou moins harmonieuses, parviendra-elle à créer de véritables brèches, ou sommes-nous dans des tentatives désespérées, irritant tout au plus les autorités qui poursuivent coûte que coûte dans leurs diverses tambouilles et faits accomplis, laissant la flicaille, la soldatesque et les différents hommes de main se démerder face à nos rangs dispersés ? Un tel élan peut-il dépasser le stade de la juste colère, la transformer, la transcender, se proposant un tout autre horizon que la simple conquête de droits et de lois détournés ou jamais appliqués ? « Simple conquête », dans le sens où ces droits et ces lois sont in fine une sorte de garantie accordée aux citoyens-consommateurs que nous sommes, seraient-ils sous le couvert de l’application d’un fameux accord resté lettre morte (la ville de Taëf [1] en fut témoin) ou encore d’une récente tentative de modernisation de ce même accord (restée dans les tiroirs du maître [2] du parlement), nullement une remise en cause de ces différentes institutions, des fondations mêmes de ce machiavélique tout. Conquête en somme d’un État de droit (laïque, il est vrai), comme on aime à l’appeler, à l’instar de ce que sont supposés être plus d’un pays dit démocratique, sachant pertinemment que la réalité est loin d’y être transparente, que plus d’un homme politique, plus d’un magnat, plus d’un groupe d’entreprises, s’en sortent infiniment mieux des griffes et des rouages de ladite justice que le simple quidam, que donc la loi du plus fort et l’affligeant « deux poids deux mesures » y sont tout autant monnaie courante.

 

Certes notre système confessionnel, ce fichu « pacte national » [3] et ses désastreuses verticalités claniques, le clientélisme qu’il a engendré, cette improbable et pathétique union nationale à laquelle il nous contraint, ce dérisoire slogan de la coexistence (c’est-à-dire entre et seulement entre les inénarrables compositions politico-confessionnelles), mais aussi les inévitables conséquences d’une dévastatrice économie libérale (et néo) à tout-va et tous azimuts. Et nous savons que quels que soient les plans décrétés, les lois édifiées ou les modifications apportées pour réguler (avec les résultats que l’on sait), ce serpent à mille têtes absorbe, tourne et retourne tout à son avantage. Gigue macabre qu’on nous oblige à danser quasi partout en ce monde.

En rythme et en cadence tant qu’à faire !

Nos corps enchaînés, oui, mais aussi déchaînés, impétueux, vous le voyez bien ! Il a suffi d’une étincelle, peu importe qu’elle fut spontanée ou manœuvre au tout début, une étincelle est une étincelle ! Ce feu ranimé, si fragile et si puissant à la fois, qui vous menace autant qu’il nous menace. Nous n’avons nul autre choix que de l’entretenir, le nourrir, qu’il devienne brasier ; oui, au risque de… et tant pis s’il est effectivement impossible de projeter une révolution politique sans vouloir la prise du pouvoir. Nous n’avons aucune idée de ce que nous réserve l’avenir, mais nous savons ce qu’il en est de plus d’une funeste expérience passée.

Il n’empêche.

Oui, ici et maintenant, alors même qu’un ami, camarade d’avant, vient de se tirer une balle dans le cœur. Exactement le même geste que celui d’un autre camarade il y a un peu plus de deux ans. Frères d’armes, de larmes, de boue et de sang, tombant l’un après l’autre, bien des années après l’abandon de la lutte armée, rattrapés par la grande faucheuse, non pas celle de l’ennemi (il les a abandonnés lui aussi), mais celle infligée à soi-même. Ce foutu cœur. Deux fois la terre fut retournée, quasi clandestinement puisque corps apatrides, sans plus d’ennemis donc, sans plus d’amis, ou presque. Palestiniens crevant en silence, malgré la détonation d’une arme, plus que jamais réduits à cette grande figure purement symbolique. À l’instar de plus d’une population et espèce disparues dans les limbes de l’imparable Histoire des hommes.

Aujourd’hui qu’une lune presque pleine vient narquoisement éclairer ces murs que vous n’avez de cesse de dresser et de redresser, contre lesquels nous nous jetons encore et encore.

Oui, à corps perdu.

Bernard Noël ouvrait ainsi Ce jardin d’encre :

et maintenant c’est encore maintenant bien que tout glisse
bien que tout s’en aille en laissant sur la peau une traînée
on ne sait ni pourquoi ni en quoi cette chose passante
la gorge est lasse de brasser l’air pour faire un mot
une chose fourmille nocturne et sombre peut-être la fatigue
il faut que le monde vieillisse encore et se délie de sa limite
comme le corps trouve tout seul l’infini dans le sommeil
alors il ne sait pas qu’un songe a remplacé la vie
et que tout fait silence pour fêter ce remplacement
quelque chose remue pourtant dans l’arrière-pays de tête
est-ce une ombre qui vient une ombre qui s’en va
ou simplement le monde enfin réduit à sa fumée
le vent cherche une âme il croit la trouver sous la porte
en expédiant son souffle dans le noir mais qui est là
dans le couloir où la poussière a recueilli des traces
et maintenant il faut lever le poing et battre la mémoire
comme un tapis qui doit brutalement restituer l’image

[1L’accord de Taëf est un traité interlibanais, signé le 22 octobre 1989, supposé mettre fin à la guerre civile libanaise qui dure depuis 1975. Une tentative de restauration de la paix par un cessez-le-feu et par la « réconciliation nationale ».

[2Sur le haut perchoir de ladite assemblée nationale depuis 1993

[3Pacte non écrit qui répartit entre les différentes communautés confessionnelles toutes les fonctions du pouvoir, y compris dans les administrations

Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
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