L’Appel « Black Lives Matter »

La Palestine comme Universel concret

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#397, le 5 octobre 2023

Nous allons simplement lire le programme BLM, la plateforme BLM, l’Appel BLM [1].
Et y trouver une leçon de politique.
Introduisons immédiatement ce qui est l’objet de cette leçon : l’équation posée par les activistes de Black Lives Matter, BLM :
Black Lives Matter = Palestinian Lives Matter, BLM = PLM,
Équation introduisant : the Black Palestinian Solidarity.
L’objet de cette note de lecture est d’expliciter la signification de cette équation.

Définissons BLM comme un « événement », un Acte Réel, qui fait vaciller les coordonnées symboliques.
Comme événement ou Acte, BLM émerge sans causes précises discernables, comme une apparition fantomatique, sans fondement solide.
Paradoxalement, BLM surgit pendant le mandat du premier président noir des États-Unis.
Pendant ce mandat, « désespérant » (façon François Hollande), la norme idéologique de la « post-racialité » est imposée : le racisme n’existe plus (maintenant que le président est noir et « démocrate »).
L’Amérique blanche « post-raciale », « démocrate », tente d’incorporer la bourgeoisie noire, déniant toute existence à une « pauvreté noire », affirmant avoir dépassé « la question noire ».
C’est dans ce cadre sans espérance, autre que le déploiement du capitalisme « pour tous », que surgit BLM.
BLM : l’Appel à un agir du Peuple Noir, plusieurs fois opprimé.
BLM est un mouvement pour les droits sociaux, au-delà des simples droits humains (ou pour des droits humains intégraux, incluant les droits sociaux).
Pourquoi les vies noires n’importent-elles pas ?
Pourquoi les vies noires, en Amérique, le bastion de la démocratie et des droits humains, pourquoi ces vies stigmatisées doivent-elles « se blanchir », montrer « patte blanche », s’intégrer, s’effacer, mais, néanmoins, sont toujours regardées de manière suspicieuse ?
Pourquoi cette indifférence au sort des noirs ? Alors que des querelles de voisinage microscopiques peuvent déchaîner les passions ?
Pourquoi les brutalités policières « au faciès » ?
Alors : comment rendre ces vies noires visibles ?
Par le soulèvement.

Bien évidemment l’affirmation : Black Lives Matter, a été rejetée.
Dans l’Amérique « post-raciale », avec un président noir, les réponses ne se sont pas fait attendre : White Lives Matter, Blue Lives Matter, et surtout, depuis le camp des « démocrates » humanistes : All Lives Matter.
Pourquoi les vies noires seraient-elles privilégiées ? Application de l’Universalisme abstrait, démocrate (on dirait « républicain » en France, mais le mot n’a pas le même sens qu’aux États-Unis).
Obama lui-même, le démocrate, l’a affirmé : l’Amérique post-raciale démocrate a dépassé toutes les différences, l’Universalisme abstrait domine.
Le débat, puis le combat, s’engage alors : l’Universalisme humaniste contre le différencialisme « sécessionniste ».
Mais BLM ne participe pas à ce combat.
L’appel universaliste « démocrate » (« républicain » au sens français, et non pas américain) cache, dénie les inégalités structurelles (qui définissent le capitalisme). L’affirmation péremptoire : la démocratie c’est l’égalité, est un simple mensonge.
L’Universalisme démocrate est totalement abstrait, hors sol, en ce sens qu’il « oublie », dénie, la profondeur historique du racisme et de l’inégalité.
Aussi le « démocrate » peut-il penser : ce qui constitue, symboliquement et en réalité, historiquement, « la vie noire » n’a pas d’importance, puisque l’égalité est de principe. Mais le « démocrate blanc » ne peut penser cela que parce qu’il est blanc. L’Universalité est faite pour lui.
What make black lives not matter : on peut effacer l’histoire.
L’affirmation « démocrate », All Lives Matter, n’est qu’un principe abstrait , « moral », fait pour la bourgeoisie blanche.
Cela étant posé (l’universalisme), l’égalité étant de principe, toutes les vies se valent (la fameuse égalité devant la loi).

Sauf que, concrètement, le principe d’égalité ne se réalise jamais (ou ne se réalise que de manière tordue) : toutes les vies ne se valent pas !
Et cette inégalité, économique en particulier, est au fondement de l’économie : c’est un principe essentiel pour le calcul économique, sans lequel, par exemple, il ne peut y avoir d’assurance (penser à l’assurance vie).
L’affirmation universalisante, humaniste, que toutes les vies ont même valeur est un mensonge (constituant, un pilier de l’idéologie démocrate).
L’affirmation de l’égalité universelle, de principe, ne s’applique pas à TOUTES les vies.
Crier que Black Lives Matter est nécessaire, parce que « en réalité » les vies noires, et toutes les vies dominées, n’importent PAS, ou n’ont pas de sens autre que la possibilité illusoire d’un embourgeoisement sélectif.
Les vies noires n’habitent pas l’universel américain.
Elles doivent constituer leur habitation hors de l’universalité qui les rejette.

Il est peut-être vrai, de manière abstraite, que toutes les vies se valent, en principe universaliste, mais il est encore plus vrai, en réalité, que toutes les vies n’ont pas la même importance.
Il y a des Grands Hommes ! Des Noirs intégrés (Obama). Il y a des Patrons, des Caïds, etc.
Le Peuple Noir n’est pas inclus dans le principe universaliste.
Mais cette exclusion est commune. Et constitue une toile à tisser [2]. La toile des « damnés ».
Le message « démocrate » universaliste est basé sur le déni de la réalité.
Que peut alors signifier la brutalité policière, les ratonnades, si ce n’est une crise profonde de « l’ordre éthique », effet de l’inégalité refoulée : il est évident que toutes les vies ne se valent pas, que la loi n’est pas la même pour tous, et cette évidence percute violemment le principe abstrait d’égalité.
Il est très facile de documenter que « la loi » et ses engrenages juridiques travaillent tous dans le sens d’un maintien, par la force, de l’inégalité.
La justice travaillant pour l’injustice !

Maintenant, quand les représentants de la loi, les dites forces de l’ordre, l’institution juridique corrompue par l’anti-terrorisme, quand toutes ces figures de « la loi » commettent des illégalités, le fait du prince, l’arbitraire sentant l’ancien régime, commettent des crimes parfois, au nom de la préservation de la loi ou de la protection des constitutions, alors la loi est simplement abolie.
C’est cette réalité, encore une fois bien documentée, à laquelle s’affronte BLM.
Les multiculturalistes libéraux démocrates ne voient là qu’un problème « d’intolérance », ou de mauvaise éducation (mais à qui la faute ?). Une meilleure éducation, des policiers en particulier, serait la solution.

Les partisans de la différence déplacent « la différence noire » en une question culturelle.

Question à laquelle il y aurait une réponse simple : reconnaissance des différences, éducation (encore), inclusion.
L’Afro-pessimisme considère que « la différence noire » ne peut être « reconnue » dans la société blanche, cette société blanche étant déterminée par la mort de toute personne « différente » (c’est là qu’apparaît l’ombre de l’apartheid israélien).
Nous avons un spectre idéologique, depuis l’optimisme naïf des démocrates multiculturalistes, avec leur « bonne éducation », jusqu’à la négativité radicale de l’Afro-pessimisme, ce n’est pas une question d’éducation, c’est une question « psychique », qui renvoie au psychisme profond du racisme [3].

BLM se tient proche de l’Afro-pessimisme : l’ordre social, l’apartheid, est sans espoir, aucun changement n’est possible, puisqu’il s’agit d’une question « plus que symbolique », mettant en jeu les formations psychiques profondes (le racisme est lié à la sexualité).
La transformation de l’ordre inégalitaire raciste, racialisé, exige de s’affronter à la dynamique du capitalisme global ; comme à l’époque de l’esclavage et de la traite des noirs.
Il faut insister : la politique se tient dans l’économie.
Les questions d’inégalité et, donc, les questions raciales, sont des questions économiques [4].
Le noir racisé est dans une « position prolétarienne ».
Il faut donc établir une solidarité des « positions prolétariennes », des inférieurs stigmatisés.
La solidarité de ces positions, solidarité que rejette l’Afro-pessimisme, cette solidarité n’est pas une option, mais une nécessité préalable.
Le tissage de cette solidarité doit venir AVANT le renforcement affinitaire.
Car c’est cette solidarité qui est clivante.
Et le clivage se manifeste rapidement par la réaction.

L’Appel BLM pour la justice, l’égalité, l’émancipation, sera toujours TRADUIT, dans le système démocratique, sera traduit en demandes acceptables. Le système parlementaire étant une machine à traduire, à étouffer.
Déjà, il y a longtemps, les activistes noirs pouvaient dire :
C’est comme si vous proposiez un café trop noir et trop fort : imbuvable !
Que faire alors ?
Il faut intégrer de la crème blanche jusqu’à ce que le café soit rendu buvable, affaibli.
Mais cette intégration est telle que vous n’avez plus de café du tout !
Il devait être chaud, il est froid ; il devait être fort, il devient insipide ; il devient une boisson (ou un poison) pour s’endormir, au lieu d’être un remède pour réveiller.
La dilution des protestations, sa « traduction démocratique acceptable » : voilà le pire ennemi.
La cooptation du mouvement de protestation (après sa répression, si nécessaire) dans l’arène démocratique a toujours pour finalité de faire passer de la politique à la morale ; avec la non-violence obligatoire. Cette cooptation a pour but de laisser tout le pouvoir (et toute la puissance) aux « forces de l’ordre » (dans le sens le plus général que l’on puisse imaginer).
Qu’est-ce qui, de manière envahissante, transforme la politique en morale édentée ?
L’idéologie du capitalisme à visage humain, du capitalisme au-delà des races, du capitalisme « ouvert » pour ingérer les bonnes volontés d’entreprise, quelle que soit « la couleur ».
Du capitalisme qui recherche TOUTES les initiatives (capitalistes), encore une fois, sans tenir compte de la couleur.
Et tant pis si cette ingestion est curieusement inégalitaire (entre les actionnaires Uber et les auto-entrepreneurs ubérisés), curieusement racisée : pas de chance !
Du capitalisme qui fracture le Peuple Noir, comme il fracture le Peuple Blanc.
Plus de votants noirs ! Plus d’entrepreneurs noirs ! Plus de bourgeois noirs ! Vive Uber !

Le moyen qu’a trouvé BLM pour contrer ce mécanisme classique d’ingestion, ce mécanisme qui avait fracturé « la classe ouvrière », a été de construire une alliance insupportable.
Les activistes BLM et les activistes Palestiniens ont commencé à travailler ensemble et à développer des luttes communes.
Les deux groupes réunis, BLM + Palestiniens, ont produit une petite vidéo ayant pour titre :
When I See Them, I See Us (quand je les vois, je nous vois)
avec des messages qui forment le déploiement de l’équation dont nous avons parlé pour commencer :
Gaza = Baltimore, Deir Yassin = Greensboro, Gaza = Charleston, etc.
Solidarity from Ferguson to Palestine.

L’assaut sur les vies noires ET palestiniennes est caché par un discours victimaire de défense des victimes, un discours humanitaire (néo curaillon : il faut bien aider les victimes !), discours style MSF dont l’objet est de refouler la violence systématique de la déshumanisation.
On ne peut pas laisser les victimes sans aide ! Mais l’aide doit rester apolitique ! Il n’est jamais question de menacer les forces de l’ordre et leur commandement politique (présidents, ministres, préfets) d’un tribunal – du reste, quel tribunal ? La justice pénale étant bien un élément des forces de l’ordre.
Pour couper avec les démocrates, BLM incorpore dans son Appel une condamnation du génocide du Peuple Palestinien. Du génocide mené systématiquement par Israël, le protégé des États-Unis.
Ce nettoyage ethnique, quel tribunal pénal, non inféodé aux régimes blancs d’apartheid, pourrait le juger ? Il est plus « valorisant » de prétendre juger « Poutine » !
BLM intègre dans sa plateforme la dénonciation d’Israël comme un nouvel État d’Apartheid, la nouvelle Afrique du Sud de l’Apartheid (ou la nouvelle Algérie sous domination coloniale).
Rappelant les liens étroits entre Israël et l’Afrique du Sud de l’Apartheid.
Black Palestinian Solidarity.
Le soutien à la Palestine occupée et colonisée a pour signification que l’on est contre le système interrelié de la suprématie blanche néocoloniale, de l’impérialisme sous bouclier américain, du capitalisme « patrimonial » et de l’ordre patriarchique.
À l’inverse, la dénégation du génocide a pour signification le soutien au néocolonialisme.

Ce qui est le plus important :
L’événement BLM n’est pas restreint aux noirs (de la tribu) : BLM ne défend pas un nationalisme noir. Et clame : la préoccupation centrale, la violence anti-noire, ne se résout pas par une politique identitaire ou par un repli tribal (affinitaire).
Au contraire, c’est la plus large ouverture, à tous les damnés, qui constitue le cœur de la lutte.
Encore une fois, la solidarité vient AVANT.
L’événement BLM s’annonce ainsi universel, au-delà de son identité initiale ; « l’union prolétarienne » est l’universalité.
Et cette universalité dans la lutte possède un élément caractéristique : la Palestine.
La Palestine est l’Universel concret qui guide l’universalité.
Le mouvement BLM est ouvert à TOUS, pour former un sujet collectif au-delà des races.
Et ainsi prétendre résoudre la question raciale.
Affirmer Palestinian Lives Matter, directement dans l’Appel BLM, a pour fonction de renforcer l’énergie combattante.
Travailler au service d’une Palestine libérée renforce le message émancipateur : nous ne sommes pas fermés sur notre tribu.
Il ne s’agit pas de reprendre le thème démocrate libéral All Lives Matter, mais de mettre en correspondance les luttes de libération. Les blancs anti-capitalistes constituent des alliés, dès qu’ils s’opposent à leur « nation » ou au nationalisme suprémaciste.
Ni universalisme abstrait, ni différence, mais placer la différence EN LUTTE comme l’universel concret, l’universel étant le Réel toujours En Lutte (l’universel est le négatif).
D’un contexte particulier, ou localisé, naît l’expérience directe de l’universalité : dans la jonction des luttes, dans l’effort de solidarité au-delà de toute spécificité.
Dans l’effort d’unir les opprimés.
Pourquoi BLM ne cite-t-il pas le mouvement Zapatiste comme allié ? Ce mouvement n’est-il pas trop « tribal », une sorte de miroir de ce que BLM a essayé de dépasser ? Une sorte de circuit obligatoire « anarchiste » (avec le Rojava ou l’Ukraine « anarchiste ») dont il faudrait absolument sortir ?

Que signifie la référence palestinienne ?
Qu’il faudrait que le Peuple Ukrainien (si cela existe) se lève contre un gouvernement oligarchique capitaliste et « spectaculaire », contre une guerre orwellienne (repensée par Philip Dick) qui permet à un acteur de trouver son théâtre.
Qu’il faudrait que le Peuple Russe (même remarque) ) se lève contre un gouvernement oligarchique capitaliste et « spectaculaire », contre une guerre orwellienne (repensée par Philip Dick) qui permet à un dict-acteur de trouver un théâtre.
Qu’il faudrait que les divisions, les clivages, « dans les peuples », annihilent toutes les pitreries nationales unitaires.
Pourquoi la rébellion contre Netanyahou le voleur ne cherche-telle pas à s’allier à la résistance palestinienne ?
Le dépassement par BLM du « tribalisme », de l’enfermement affinitaire (« coloré »), du localisme micro-national, de tout cloître partisan, voilà une grande leçon de politique [5].

[1Alicia Garza, A Herstory of the Black Lives Matter, Feminist Wire, October 7, 2014.
Pour plus d’informations consulter le site de BLM.
Et, spécifiquement, pour notre lecture :
blackpalestiniansolidarity.com
Avec des vidéos, dont celle que nous examinerons plus loin.
Voir aussi asha bandele & Patrisse Khan-Cullors, When They Call You a Terrorist : A Black Lives Matter Memoir, ‎ St Martin’s Press.

[2Cette question de « la toile à tisser » est la question la plus importante.
C’est là que BLM est essentiel.
La question des alliances.
Comme l’écologie décoloniale, ou l’écologie sociale.
BLM nous apprend, sa leçon de politique, qu’il est nécessaire de tisser des alliances transversales ou « transfrontalières ».
L’unité prolétarienne : l’unité des damnés.
Cette unité qui fracture toutes les autres unités : partisanes, nationales, sentimentales, amicales, affinitaires.
D’où l’importance cruciale de la black palestinian solidarity.
Cette solidarité qui clive l’unité démocrate.

[3Sur l’Afro-pessimisme, cette pensée centrale pour BLM :
Norman Ajari, Noirceur.
Voir son intervention sur LM : LM 322, 17 janvier 2022.
Sur le psychisme raciste :
Livio Boni et Sophie Mendelsohn, La vie psychique du racisme ;
Sheldon George, Trauma and Race, A Lacanian Study of African American Racial Identity.
Sur le lien entre racisme et sexualité :
Ann Laura Stoler, Race and the education of desire, Foucault’s History of Sexuality and the colonial order of things ;

Une histoire de la sexualité est aussi une histoire du racisme.
Frank Füredi, The Silent War, Imperialism and the changing perception of Race ;
Derek Hook, A Critical Psychology of the Post Colonial, The Mind of Apartheid.
Et pour la critique de l’humanisme blanc :
Jared Sexton, Amalgamation Schemes, Antiblackness and the Critique of Multiracialism.
Et pour beaucoup plus de détails, nous renvoyons aux bibliographies des ouvrages cités.

[4Ce texte est un complément à la série, publiée sur LM, il y un an : Analyse politique de l’économie, Inégalité et Hiérarchie, août-septembre 2022 (il s’agissait de « cahiers de vacances »).
En particulier, où la question du racisme était introduite comme conclusion (les traites négrières) de cette analyse de l’inégalité.
Analyse politique de l’économie, 4/4, LM 349, 7 septembre 2022

[5Sur la question de « l’ouvert » ou du négatif composant l’universel, renvoyons à un ancien texte de LM, L’insurrection des Gilets Jaunes et la révolution de la révolution, LM 192, 20 mai 2019.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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