Ça sent le fascisme, non ?

Exercice de théorie-fiction sur le fascisme atmosphérique, les nuages virtuels, et l’intellectualité
Frédéric Neyrat

paru dans lundimatin#415, le 12 février 2024

On passa du fascisme fossile au fascisme atmosphérique. L’alliage de l’extractivisme et de la droite dure se diffusa partout, au fur et à mesure que les gaz à effets de serre se répandaient, infectant jusqu’à l’informatique en nuage. Les intelligences artificielles déversèrent une pluie de farces qui sentaient l’ozone. Tout le monde - ou presque - inhala le composé hybride, qui mêlait nombres et dioxyde de carbone, suggestions d’achats et fumées d’incendie. Quelque chose de grotesque apparut.

Au début, les sociaux-démocrates s’étaient pincé le nez, ressortant du tiroir des discours moisis sur les « Droits » de l’Homme, puis faisant des recommandations sur les petits gestes de l’écologie (par exemple : ne pas accueillir la misère du monde, fermer les frontières aux migrants, détruire la Jungle de Calais, etc.). Comme, en même temps, ils s’en prenaient à l’Islam, la droite dure leur avait semblé avoir du bon, et la gauche des sociaux-démocrates s’était dit aussi que la droite dure n’était pas sans attraits. Et puis, l’extractivisme, c’était tout de même aussi l’accumulation – d’argent, d’avenir semblable au passé ou pas trop divergent, de ruines avec climatiseurs, de géopouvoir. Donc, tout compte fait, les sociaux-démocrates de gauche avaient inhalé sans trop de déplaisir.

Ils en redemandaient désormais. C’était comme une drogue. Ils avaient besoin de leur dose d’AtmoF©. Maintenant c’était vendu en pharmacie, en dose plus concentrée que dans l’atmosphère. Les franges les plus accros des sociaux-démocrates voulaient à présent accélérer l’extraction, accélérer l’exploration d’énergie extrême – « Le changement climatique maintenant ! » étaient leur slogan. Même la guerre ça peut aider, disaient-ils. La géoingénierie était à l’étude. Commissionné par le parti unique Socialisme & Sécurité, le Groupe d’Experts sur l’Accélération du Changement Climatique et la Promotion de l’AtmoF© préconisait d’essayer à grande échelle tous les projets d’Ingénierie Solaire : chaque échec, inévitable, faisant boule de neige, le climat serait encore plus détraqué, donnant lieu à plus de conflits pour l’eau, la nourriture, les matières premières, etc. Dans les masques portés pour respirer dans les grandes villes, les plus privilégiés des survivants respiraient de l’oxygène mélangé à de l’AtmoF© et se transformaient, en cas de besoin, en first-person shooter.

La composition de l’AtmoF© était tenue secrète par Safe & Safe, le laboratoire qui l’avait breveté. Safe & Safe avait été accusé d’avoir créé dans son laboratoire le Covid-19, puis le Covid-24, ainsi le que le Covid-29, les nouvelles formes de grippe, le Yersinia pestis, le Vibrio cholerae, la maladie du G5, l’anxiété nocturne, la DeathMood (anciennement nommée peur de la mort), la lenteur, l’éternuement, le désir, le camouflage, l’incertitude quant au genre du genre. Il semble que l’AtmoF.1© était à l’origine chimiquement composé, mais la version WillSB.2 avait introduit des machines virtuelles dans les composantes organiques, qui se reprogrammaient en fonction des dangers dont la liste était régulièrement actualisée par le Ministère du Danger, dont le slogan était : « Là où croît le Danger, croît le Ministère ».


Interview de Hervé Marquise dans le journal SouT(ERRE) (avril 2035), premier extrait

SouT(ERRE) : « Donc vous tenez pour responsable une partie des intellectuels français ? »
Hervé Marquise : « Oui, c’est mon côté français, de croire encore à l’influence des intellectuels, mais c’est justement cela, aussi, que nous questionnons dans notre discussion. Donc, pour ce qui est de la France, le déplacement du discours vers la zone d’élection de la droite extrême a été largement favorisé par la gauche, j’entends par là ce que Mascolo appelait gauche, à savoir ce qui refuse avec persévérance la réalité révolutionnaire. Une partie de cette gauche a pu se cacher ce refus en s’en prenant à l’Islam, en se concentrant sur le danger de l’Islam, sur la nécessité de protéger la France des dangereuses musulmanes avec leurs voiles et de tout individu qui, par le port d’un signe déclaré religieux par le pouvoir, menaçait tout l’édifice républicain – notez au passage l’aveu de faiblesse du phallus Républicain, se sentant menacé par des ados portant des foulards… Pour la partie honnête de la gauche qui n’a pas joué ce jeu détestable, c’est le thème de la « transition » - vers une autre République, écologique – qui a été privilégié. »
ST : « Avez-vous des exemples de revues en tête ? »
HM : « Il faudrait entrer dans une analyse précise. La revue Pluritude a toujours été très claire, très honnête sur la question sociale, toujours progressiste en termes sociaux, je pense ici à ce qu’elle a pu développer en termes de postcolonialité, d’études féministes, etc. Mais, sur le plan politique, elle est devenue conservatrice, passant dans le camp de Macron en 2017 en même temps que pas mal de parlementaires du Parti Socialiste et d’Europe-Écologie les Verts. À tel point que la gauche, ce qui restait de la gauche (la France Insoumise) est devenue ce qui restait à abattre, sans doute parce que même le signifiant gauche rappelait encore trop le signifiant révolution même sous rature. C’est toujours étonnant, j’ai lu cela dans un livre d’Alain Badiou, penseur essentiel, de voir jusqu’où peuvent aller les « renégats » : celles et ceux qui finissent par nier leur jeunesse révoltée, qu’elle soit issue de la période rattachée à 1968, qu’elle vienne de l’autonomie ou du trotskysme. Plus ces personnes dénient leur pulsion révolutionnaire pourtant reniée, et plus elles doivent la renier et la dénier encore plus, toujours plus, et prendre encore plus pour cible « la gauche » ou tout mouvement véritablement contestataire, en minorant par exemple les mouvements de « désarmement » de l’industrie du capitalocène.
ST : « Mais tous.tes n’étaient pas des renégats dans la revue Pluritude ! »
HM : « C’est vrai, mais celles-là et ceux-là n’avaient aucun pouvoir et servaient de caution « de gauche » à la revue ».

Partout le fascisme avait prospéré. On pourrait certes discuter du terme, et de sa justesse, car il a plusieurs sens. Il peut désigner un programme mis en place par un État (installation d’un ordre au nom d’un principe phallocentrique, uniracial, unireligieux, incarné par un leader ayant tout pouvoir pour imposer cet ordre par la terreur) ; ou bien renvoyer à l’expérience vécue par celles et ceux qui subissent spécifiquement, dans leur mode de vie, un pouvoir dès lors qualifié de fasciste (les personnes Noires ou Arabes ciblées par la violence policière, la discrimination, et l’incarcération), ou bien une composante psychique individuelle (la transformation de la forclusion de l’altérité en volonté de meurtre de l’autre). Avec le fascisme atmosphérique, toutes ces possibilités se combinaient et se recombinaient sans cesse, un fascisme social était utilisé par un État social-démocrate, puis s’installait au pouvoir, avant de se fondre avec des « démocrates », qui, devenu majoritaires, appliquaient un programme d’extrême-droite soutenu par des milices formées sur des réseaux sociaux financés par des groupes para-Russes avec l’appui de la CIA et les Partis Communistes européens pro-barbecue. L’écologie était oubliée jusqu’à ce qu’elle s’impose dans l’agenda politique avant de fondre dans l’agenda du moment (la guerre, une élection). Les I.A. nouvellement développées conspiraient pour faire des feux de forêts un argument commercial en vue du design de la planète, suivant en cela les dires de BenB : « Terraformons la Terre pour rester en forme ! ». La technophilie avait désormais sa religion officielle, les Témoins du Singleton, qui pensaient que la Terre était l’émanation virtuelle d’un démiurge amnésique, sauvant ses créatures grâce à un updating cosmologique lorsque la mémoire lui revenait, parfois, entre deux comas éthyliques.

Il y avait pourtant des résistances, aussi bien au fascisme atmosphérique qu’à l’adoration des nuages virtuels peuplant les cieux psychédéliques des AtmoFidèles. Retirées de Babylone, certain.es fomentaient à voix basse des scénarios d’insurrection où tout serait désactivé, y compris internet. D’autres qui avaient créé leur propre religion, la Confrérie des InArts, refusaient la technologie – les plus radicales d’entre ces personnes s’abstenant de parler à cause d’une histoire de grammatologie et de parole issue de la technique (selon les dires d’un philosophe oublié répondant au nom de Jack DaRidlle). Il y avait aussi les Pionniers des Terres Habitables, les lecteurs et lectrices assidues de Bruni Laterre, l’Église des Éternelles Identités Ontologiques, le Cercle de Thanos, et l’Amicale des Bons Vivants. Dans leurs alliances, ces résistances donnaient lieu aux moments politiques les plus courageux de l’époque, mais l’absence d’une vision planétaire, politique et technologique, alternative à celles promue par les terra-designers, les technophiles, Safe & Safe et les partis affiliés à Socialisme et Sécurité, rendait leurs actions incomplètes. Belles, fortes, risquées, mais manquant d’un Contre-Ciel.


Interview de Hervé Marquise, second extrait

HM : « « Le bien c’est quand tu es contraint de prendre parti », écrit Tronti, « c’est la chute dans le péché qui te fait naître à la liberté ». Il faut en effet se méfier de la critique facile, faite par celles et ceux qui ne s’engagent pas, et qui se moquent de l’idée d’intellectuel organique, la critique faite par des universitaires en sécurité, même s’il est vrai que les universitaires n’étaient plus en sécurité dans les années 2020. Et il y avait des revues fort estimables alors, sur le plan théorique et politique, je pense à lundimatin, à Terrestres, à la revue de « dissidence sexuelle » Trou Noir. C’était l’époque aussi où d’anciennes revues disparaissaient. »
ST : « Comme Les temps modernes, ou Lignes. »
HM : « Lignes en effet, qui a pu accueillir en son sein les pensées singulières de son temps, toujours à la recherche de ce qu’un nom engramme et délivre de pensée, j’insiste sur les noms à cause de la couverture, vous vous souvenez, et de ce qu’elle affirmait à travers eux en termes de définition de l’intellectualité. Ni au sens de l’intellectuel spécifique foucaldien, ni à prétention à l’universel au sens de Sartre, quelque chose de plus singulier, de littéraire pas au sens du roman ou de la poésie mais à cause de la prévalence de l’écriture. Sans l’écriture, pas de pensée, tel était je crois le crédo de Lignes. »
ST :« Et que nous faut-il aujourd’hui, comme revues ? Car je ne crois pas qu’il soit possible de répéter ces expériences, ce rapport aux noms, ce type d’intellectualité. Peut-être nous faudrait-il un usage renouvelé de l’écriture et des noms, mais en tant qu’emportés dans l’anonymat, ou dans la doublure du nom, le mythique peut-être, l’imaginaire créateur lesté par une raison sans fond. Je crois qu’une intellectualité nouvelle se cherche et peu à peu se trouve, venant de dessous l’humain et par-dessus, une intellectualité de sous-sol et de ciel alternatif, de sous-communs et de sous-comètes, cosmologique et redonnant à l’intériorité sa souveraine obscurité. Je la vois incarnée, cette intellectualité, chez des personnes souvent jeunes, qui sont à la fois des philosophes et des poètes, des « Socrate musicien » comme disait Nietzsche, passant de l’essai au vidéo-tract, sachant changer de support et de langue, dégagé du visuel par le sonique, apparaissant et disparaissant sur les réseaux sociaux, suffisamment informes pour se reformer au bon moment, prêtes à se matérialiser seulement si nécessaire. Leur communauté viendra. »
HM : « Je ne suis pas certain de bien vous comprendre, mais il est vrai que comme le disait Ernst Bloch, ce n’est qu’en dépassant les barrières qu’on peut les voir, alors en ce sens vous avez raison, ce n’est qu’en dépassant les limites d’une certaine intellectualité que l’on pourra vraiment la réformer de fond en comble, et sauver les expériences anciennes. »

« Ça sent le fascisme, non ? » Non. Inverser, commencer par non et prophétiser, par le non avant le nom, le non de Contre-Ciel, d’Anti-Terre, celui de l’utopie qui nie le monde au nom du rêve plus Réel que le réel. Quelque chose de rebelle ronge son frein, cherche à communiquer, se communique déjà (…) »

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