Cinquante ans après l’intuition de Cesarano, il devient pourtant toujours plus évident que le monde est entré dans une constellation où Apocalypse et révolution – le titre de son livre antérieur au Manuel de survie – sont imbriquées. Le monde semble être condamné à refaire le XXe siècle, qui avait sonné le glas d’un modèle de civilisation sous deux formes : la barbarie de guerres et génocides d’un côté et les révolutions et tentatives échouées de réorganisation du monde sur de nouvelles bases, de l’autre. La réapparition d’une forme de guerre de position interminable en Europe et l’écrasement génocidaire de la population à Gaza ne peuvent tromper personne. Encore une fois il s’agit de la tentative de maintenir le statu quo des structures économiques et de domination existantes en recourant aux moyens les plus barbares. A cette réutilisation et à ce perfectionnement de moyens de guerre et de répression toujours plus sophistiqués, s’ajoute aujourd’hui la destruction des bases de la vie humaine et non-humaine sur la planète. Ces tendances lourdes de notre époque sont presque complètement absentes dans ton livre.
De l’autre côté, le réveil de résistances et d’insurrections des dernières décennies au niveau international est examiné par toi principalement sous l’aspect d’un manque de leur insertion consciente dans le temps historique long. Tu ne vois que de « l’immédiatisme » et du « présentisme » induits par le cadre idéologique général d’un « achèvement du temps historique ». De plus, tu ne constates pas seulement un rapport défaillant au passé, mais tu fais aussi allusion à une autre conséquence de ce présentisme présumé : l’incapacité de s’ouvrir au futur, à la dimension utopique de toute aspiration révolutionnaire. Alors, il n’est pas surprenant que Temps critiques n’ait pas partagé du tout les attentes formulées à l’occasion de la mobilisation autour du 10 septembre par Serge Quadruppani et d’autres, en disant que : « ...le feu ne couve pas sous la surface ordinaire des renoncements quotidiens. » [4] Quadrupanni a évoqué ce qu’il s’est passé réellement en France et en Italie autour du 10 septembre. [5]
Pour comprendre ce qui sourde, en outre, caché sous l’apparence d’une atrophie des forces de l’imagination, je propose une brève mise en perspective historique de la dimension utopique dans les confrontations séculaires de notre ère.
La « modernité » : ouvertures et fermetures dans l’évolution d’un modèle de civilisation conquérant
L’évolution des luttes sociales de l’ère de la modernité est caractérisée par une alternance de phases plus ou moins longues de confrontations sociales, soit d’ouverture aux idées et aux mouvements révolutionnaires, soit au contraire de fermeture, permettant aux forces contre-révolutionnaires d’étouffer ou d’absorber de telles idées et de tels mouvements.
Dans ce sens, l’époque de la Renaissance et de la Réforme est bien sûr considérée à juste titre comme une période d’ouverture unique, un tournant historique dans la pensée et l’action sociale des hommes dans le monde. Mais cette ouverture n’est généralement perçue que comme le départ vers un nouveau modèle de civilisation et de progrès à portée universelle, toujours en vigueur aujourd’hui : la libération des forces productives scientifiques et techniques, l’essor des arts, l’affirmation des libertés et des droits individuels. En revanche, les pensées et les mouvements sociaux critiques de ce modèle et utopiques, au sens large du terme, qui accompagnent sa naissance, ne sont guère ancrés dans la conscience générale.
Les désignations Re-naissance et Ré-forme, en tant que classifications historiques, sont significatives, mais trompeuses. Elles ne rendent qu’insuffisamment compte de la profondeur et de l’ampleur de l’ouverture à un nouveau départ de nos sociétés. Il s’agit de termes sous l’angle de la perspective limitée d’un renouvellement de continuité historique linéaire de l’Occident, sous forme d’une "re-naissance" de l’Antiquité ou d’une "ré-forme » du christianisme.
Pour les forces sociales les plus avancées de cette époque il s’agissait pourtant de bien plus que cela. Aussi bien les penseurs les plus critiques, comme Thomas More et Érasme, que les éléments les plus combatifs de la paysannerie et des nouvelles catégories sociales urbaines, défendaient des points de vue qui signifiaient une rupture radicale avec les structures sociales et de domination héritées. Pour More, l’ouverture géographique due à la découverte du Nouveau Monde a été le déclencheur pour ouvrir également les horizons du monde de la pensée. Les découvertes géographiques avaient révélé l’existence de formes alternatives de vie sociale humaine, la persistance de communautés claniques et tribales, ainsi que de grands empires inca et aztèque. L’Utopia de More n’était pas tant une création fantasmagorique d’esprit située nulle part, qui donnera le nom à tout genre de telles élaborations, qu’une critique précise des formes des sociétés contemporaines, accompagnée de propositions de rechange ici et maintenant, pas ’no-where’, mais ’now+here’ dans la version anglaise de sa vision. [6] Dans ce sens l’Utopia de More est un des pamphlets nombreux en circulation dans les milieux populaires de son temps, qui revendiquaient un renversement total des hiérarchies sociales et jouaient un rôle éminent dans les mouvements de paysans insurgés, comme celui des anabaptistes autour de Thomas Müntzer. Leur cadre de référence religieuse était chiliaste, ils ne visaient pas une réforme des institutions ecclésiastiques, mais l’établissement du Royaume de Dieu sur terre. « [Müntzer] appelle au Royaume de Dieu ici et maintenant. » [7]En Europe, autour de la fin du XVe et au début du XVIe siècles, est formulée pour la première fois, par des penseurs et dans des soulèvements sociaux, la perspective d’une réorganisation fondamentale de la vie commune des hommes sur terre.
En réaction à l’essor de la Renaissance et de la Réforme s’impose, aux XVIe et XVIIe siècles, la "Contre-réforme" catholique avec son arsenal répressif, l’Inquisition et les bûchers. Le point culminant de la mise en forme idéologique de sa contre-offensive fut le Concile de Trente de 1543-1563. [8]
Mais il faut bien savoir qu’auparavant, avant la Contre-réforme catholique, s’est déroulée, soutenue du côté protestant par Luther, une contre-offensive des princes, le massacre de paysans insurgés, avec plus de 100000 morts, dont l’apogée fut la bataille de Frankenhausen en 1525. Calvin instaura en même temps une domination renforcée du clergé dans les villes, y compris avec des bûchers.
Après la fermeture de la phase d’ouverture de la Renaissance/Réforme par la Contre-réforme et l’institutionnalisation consécutive de nouveaux cadres économiques et étatiques, rien ne pouvait arrêter le développement impitoyable du modèle de la société capitaliste, un modèle de civilisation moderne amputé de toute dimension utopique d’égalité sociale et harmonieuse.
L’installation de cette version capitaliste de la modernité reposait sur des formes d’assujettissement brutal pour imposer une "soi-disant accumulation primitive" (Marx), une accumulation des richesses permettant l’établissement et l’extension de structures économiques commerciales et industrielles capitalistiques. Dans les pays européens, cette accumulation originaire était basée sur la prolétarisation des paysans à travers les "enclosures", la pendaison et des maisons de travail pour les "vagabonds", et plus tard sur le travail d’enfants. Dans les pays colonisés elle se base en parallèle sur l’esclavagisme et la traite « triangulaire » : captation des esclaves en Afrique, leur vente contre les produits de mono-cultures latifundiaires en Amérique, et finalement importation de ces produits en Europe.
Le bilan de cette première phase de l’accumulation capitaliste est pour Marx sans ambiguïté : « Si l’argent, comme dit Augier, vient au monde avec des taches de sang naturelles sur une joue, le capital quant à lui vient au monde dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores, de la tête aux pieds. » [9]
Les destinées de la pensée utopique dans le parcours historique du nouveau modèle de civilisation
Depuis la Contre-réforme l’"esprit de l’utopie" (Bloch), réveillé par Thomas More, Thomas Müntzer et tant d’autres, a cependant continué de souffler à travers toute l’Europe dans l’art. Comme disait Stendhal : "La beauté est une promesse de bonheur". "Le désir du tout autre", le rêve d’une "bonne vie", juste et en harmonie avec la nature, de plaisir, d’épanouissement des sens et d’une intériorité riche, trouvait un refuge dans l’art. C’est d’abord avec l’éclat particulier du Baroque au « Siècle d’or », à l’époque de la Contre-réforme, que la littérature [10] et la peinture prennent un essor considérable. En même temps la musique européenne « classique » savante trouve là son origine : elle s’émancipe de la tutelle de l’Église, établit un lien avec la musique populaire profane et ouvre un nouvel espace mental d’expansion et de raffinement des sentiments. Bien entendu, dans les conditions contraignantes de cette époque, l’art doit accepter de s’arranger avec les puissances établies, l’Église et l’État. L’expression artistique reste soumise, volontairement ou non, aux cadres institutionnels. [11] C’est seulement à la marge qu’une créativité spirituelle et artistique, plus ou moins secrète, cherche à échapper au contrôle de l’Église et de l’État grâce à des réseaux occultistes ou d’alchimistes ésotériques.
Avec la Révolution française, on assiste de nouveau à une ouverture de l’espace de pensée et d’action radicales dans toute l’Europe. Elle entraîne une bipolarisation de plus en plus forte : il se forme un camp dominant de l’expansion industrielle et économique, encadrée par des structures étatiques semi-féodales ou, plus tard, bonapartistes et républicaines conservatrices.
A l’opposé de celui-ci émerge le camp des forces sociales qui, sous différentes formes et avec différentes orientations, aspirent à une refonte fondamentale de la vie en collectivité. Même si les premiers concepts visant à "transformer le monde" par un changement de ses bases productives d’un côté et les aspirations artistiques voulant "changer la vie" (Rimbaud) par sa "poétisation" (Novalis) de l’autre, se développent à une distance relative, les deux ont en commun une critique et un rejet de l’existant, une révolte contre un monde d’oppression et d’exploitation, de médiocrité et d’insensibilité.
Après la première vague du romantisme à fin du XVIIIe siècle en Europe (principalement en Allemagne) suit tout au long du XIXe siècle, surtout en France, un renouveau artistique avec un approfondissement de la radicalité poétique (Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont) et, en parallèle, dans le roman une sociologie et une psychologie sociales critiques (Balzac, Flaubert ou Zola) avec de répercussions dans d’autres pays européens surtout la Russie, où l’impact des mouvements révolutionnaires sur la littérature est le plus grand (Tolstoï, Dostoïevski, Gorki), mais aussi en Amérique.
La formation d’associations de tendance socialiste visant une réorganisation des structures économiques et du travail débute au début du XIXe siècle, avec des penseurs et des regroupements qu’on nommera plus tard "socialistes utopiques". Leurs modèles théoriques ont accompagné des tentatives d’une mise en œuvre à travers des expérimentations locales en Europe et en Amérique. Les représentants les plus marquants de ces courants sont Saint-Simon, Owen, Cabet, Blanc et surtout Fourier.
Par la suite, dans l’essor des organisations du mouvement ouvrier, des partis et des syndicats, jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’est l’inspiration marxiste qui gagne une influence prédominante. Pourtant dans les soulèvements révolutionnaires du siècle qui prolongent le réveil de la Révolution française – la révolution de juillet à Paris en 1830, le "printemps des peuples" en 1848, la Commune de Paris en 1871 – d’autres courants politiques continuent de jouer un rôle considérable. Notamment le courant anarchiste inspiré par Proudhon et Bakounine, et les républicains radicaux dirigés par Auguste Blanqui. Après la Commune de Paris a lieu la scission fatale au sein de la Première Internationale entre marxistes et anarchistes. Cette scission a eu pour effet que l’esprit utopique a plutôt survécu dans le camp anarchiste, qui avait une affinité particulière avec l’avant-garde artistique, tandis que dans le camp marxiste on suit la démarche de Marx et Engels sous leur devise scientiste : "Le Socialisme de l’utopie à la science".
D’une guerre mondiale à l’autre
Telle était la constellation au tournant du XXe siècle qui débute, par la Première Guerre mondiale, avec une nouvelle fermeture d’une violence inouïe de l’espace de pensée et d’action ouvert au XIXe siècle. La guerre entraîne un effondrement total du mouvement ouvrier d’orientation marxiste – mais en partie aussi anarchiste. Des alliances "sacrées" avec les gouvernements belligérants, la "trêve" entre syndicats, patronats et États et un enthousiasme général des populations pour la guerre dominent presque sans contestation. Peintres et poètes suivent en tant que volontaires l’appel de mobilisation à la guerre.
Le chute dans la barbarie, que prédisait Rosa Luxemburg – une des rares voix d’opposition sans compromis à la guerre – comme conséquence de l’absence de révolution socialiste, commence.
A la fin de la guerre mondiale s’ouvre pourtant une nouvelle perspective puissante pour la révolution. En Russie, Asie, Hongrie et Italie, se produisent de soulèvements révolutionnaires, qui n’aboutissent toutefois à un renversement véritable du pouvoir économique et politique en place que dans le cas de l’Octobre russe de 1917. Mais une nouvelle forme d’organisation de lutte voit le jour, le conseil d’ouvriers et de soldats. Une structure qui actualise spontanément sans référence directe, dans un nouveau contexte historique, l’expérience de la démocratie directe de la Commune de Paris en 1871. Cette expérimentation d’une organisation de la lutte et d’une nouvelle forme de gestion de la vie en commun après la décomposition des structures de l’État avait amené Marx à voir la Commune comme le modèle de « dictature du prolétariat », ce qui était en réalité plutôt un ’Contre-État’ prolétaire. Il salue ce renversement à juste titre comme un « assaut du ciel », un acte spontané à forte dimension utopique, pas l’accomplissement d’un programme scientifique.
De la même façon, les conseils d’ouvriers et de soldats à la fin de la Première Guerre mondiale font émerger dans les milieux marxistes et anarchistes la vision d’une réorganisation de la vie sociale sur la base d’un autogouvernement, une forme de démocratie directe. Pour un court moment, d’avril à octobre 1917, même Lénine défend cette orientation (voir les Thèses d’Avril et État et Révolution), avant de se lancer dans la construction d’un État bureaucratique sous la direction d’un Parti unique. Par la suite, c’est seulement dans les courants dissidents marxistes et anarchistes libertaires que survit une orientation de type "conseilliste".
L’essor des luttes sociales après la Première Guerre mondiale s’accompagne d’une vague de renouvellement des formes de création et des thèmes artistiques. En Russie, le "futurisme" évoque un avenir radieux, ouvert. Des poètes comme Maïakovski et Essenine conquièrent avec leurs vers les places publiques et les lieux de rassemblement. Des cinéastes comme Eisenstein réalisent des films d’une force de révolte passionnante. Des artistes visuels comme Tatline, Lissitzky et Malevitch défendent un "constructivisme" ouvrant à de nouveaux espaces d’abstraction et de mouvement en peinture, sculptures et modèles architecturaux. En Allemagne, les dadaïstes et les expressionnistes brisent les formes artistiques conventionnelles et prônent une révolution de la vie quotidienne. Dans l’Académie du Bauhaus sont posées les bases théoriques d’une nouvelle esthétique en peinture et architecture, photographie, design, en étroite collaboration avec des artistes russes. En France, c’est le cubisme qui remplace la dominance de la perspective linéaire depuis la Renaissance par une fragmentation de points de vue sur des paysages et des objets, afin de stimuler un nouveau regard sur le monde. Parallèlement, le surréalisme tente de pénétrer dans l’inconscient de la réalité par le biais de protocoles de rêves, d’écriture automatique et d’images puisant dans l’inconscient. L’action révolutionnaire et la création artistique commencent à converger voire à interagir. La dimension utopique de leurs réalisations trouve pour un court moment un espace commun de réflexion et d’échange.
Cette ouverture des perspectives sociopolitiques et artistiques dans l’entre-deux-guerres en Europe est encore une fois brutalement étouffée par l’écrasement des mouvements révolutionnaires en Allemagne, Hongrie, Italie et finalement en Espagne. Dans ces pays, un nouveau monstre anthropophage de pouvoir d’État totalitaire installe sa dictature, le fascisme. En Russie, c’est parallèlement le stalinisme qui anéantit toute la garde de la révolution et des millions d’ouvriers et de paysans, acteurs de la révolution de 1917-1921.
Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Lénine avait déclaré qu’une "ère de guerres et de révolutions" s’ouvrait au début du XXe siècle. Hobsbawm a qualifié la période 1914-1945 de "nouvelle guerre de trente ans". En effet, au cours de ces décennies, l’ouverture et la fermeture de perspectives sociopolitiques, les révolutions, guerres et contre-révolutions, s’entrecroisent à un rythme accéléré, pour aboutir finalement, après l’apocalypse de la "guerre totale" et de l’Holocauste, à la première expérimentation d’une extermination génocidaire nucléaire.
D’un après-guerre à… ?
Après la Seconde Guerre Mondiale on assiste d’abord à une phase de stabilisation relative dans les pays industrialisés qui dure jusqu’à la fin des années 60. C’est l’époque des "miracles économiques", de la reconstruction des capacités de production détruites et du "compromis fordiste", avec des possibilités de consommation élargies et de protection sociale en contrepartie du renoncement à une transformation fondamentale de la forme de vie et de l’économie capitaliste.
Aucun courant n’arrive à se faire entendre avec une perspective nouvelle de transformation radicale de la société, ni au sein du mouvement ouvrier, ni dans l’avant-garde artistique. Au lieu de développer de nouvelles visions utopiques et de nouvelles pistes de réflexions critiques, sont conçus des contre-utopies ou dystopies, des mondes de science-fiction dans lesquels on ne fait que prolonger les tendances existantes de déformation et de destruction des conditions de vie humaine et non-humaine sous forme de scenarios d’horreur. Les premières œuvres d’après-guerre de ce genre, "1984" d’Orwell et "Le meilleur des mondes" de Huxley, ou avant déjà, "Le talon de fer" de Jack London, avaient voulu mettre en garde contre de tendances menaçantes d’un totalitarisme répressif. Aujourd’hui par contre, de telles tendances sont plutôt peintes avec une délectation complaisante, surtout dans de grandes productions de cinéma, sur un mode sado-masochiste. [12]
A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, cette phase de stabilisation explose au niveau international dans un réveil de révoltes, à commencer par le mouvement des étudiants et de larges couches de la jeunesse qui remettent fondamentalement en question le modèle occidental de travail et de consommation. L’utopie redevient un cadre général de pensée et d’action. En France, des slogans comme "L’imagination au pouvoir !" ou "Sois réaliste, demande l’impossible !" dominent. [13] Le courant situationniste autour de Guy Debord tente d’actualiser l’héritage des avant-gardes artistiques et marxistes « conseillistes » dans de nouvelles perspectives. En Amérique les Beatniks et Hippies expérimentent des formes de vie alternative, communautaire et proche de la nature. En Allemagne, les écrits d’Ernst Bloch sur l’utopie et le "principe d’espérance" ainsi que le messianisme révolutionnaire d’un Walter Benjamin deviennent des points de repère pour de nouvelles réflexions critiques et des actions radicales.
Cette phase d’ouverture des années 60/70 se termine au cours des années 80/90 par le triomphe mondial du néolibéralisme, qui se présentait comme inéluctable. Après l’effondrement de l’URSS, restent vainqueur le déchaînement du commerce mondial, la capitalisation financière et le démantèlement des structures de l’État social. La "fin de l’histoire" est proclamée contre tout espoir utopique tout en absorbant quelques changements d’orientations et de comportements culturels dans le « Nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski). Du reste TINA : "there is no alternative" (M. Thatcher). Mauvais temps pour l’utopie. Le terme purement péjoratif devient synonyme de rêverie vaine.
Les nouveaux contours de la dimension utopique des luttes
Ce n’est qu’à la fin des années 90 que la constellation change de nouveau. Genève 1998, Seattle 1999, Gênes 2001... Commence alors une série de grandes manifestations contre les sommets internationaux des grandes puissances, contre les accords commerciaux néolibéraux, la destruction accélérée de l’environnement, les inégalités sociales s’aggravant et le pouvoir des multinationales grandissant. L’horizon s’ouvre à nouveau. "Un autre monde est possible !" proclament des milliers de manifestants altermondialistes. Finalement, à partir de la crise financière mondiale de 2008, des soulèvements, des émeutes et des mouvements de protestation militants se produisent à intervalles de plus en plus rapprochés dans différents pays et régions du monde : déclenchement du "printemps arabe" en 2011, soulèvement de Maidan en Ukraine en 2013/14, à Hong Kong en 2014 et 2019, mouvement des gilets jaunes en France en 2018/19, au Chili en 2019/20, les émeutes de plusieurs semaines aux États-Unis contre l’assassinat de George Floyd en 2020 et le mouvement insurrectionnel "Femme, vie, liberté" 2022, pour ne citer que quelques-unes des luttes les plus marquantes. Même si les causes et les circonstances de ces mouvements sont très différentes, il est possible d’identifier des motifs et des orientations similaires : rejet des institutions de représentation politique et de leurs personnels ; formes spontanées d’organisation de la démocratie directe ; unité des revendications matérielles et aspiration à un changement fondamental sociétal, contre l’inégalité et l’oppression sociales, pour la dignité humaine.
Le rejet des institutions va au-delà d’un "dégagisme" populiste. Face aux dégâts du néolibéralisme et à la montée de mouvements d’extrême droite et fascistoïdes commence à se généraliser un refus de l’ordre institutionnel et social en général, non seulement de ses représentants politiciens.
Un changement de paradigme d’orientation théorique commence à être avancé dans le contexte des mouvements spontanés de ces années. L’élection de Constituantes pour réanimer des modèles traditionnels "démocratiques" (par ex. en Tunisie et au Chili) s’avère être un piège, un leurre. Ni les partis établis de la gauche traditionnelle, ni les formations électorales récentes, issues des grandes mobilisations – "de places" par exemple – n’arrivent à introduire une rupture véritable avec les structures dominantes économiques, étatiques et idéologiques. Alors se dessine intuitivement, dans l’action, comme seule perspective libératrice la destitution ou dissolution de toutes les structures institutionnelles, garanties du fonctionnement de l’ordre régnant. Leur neutralisation et leur remplacement par des liens collectifs vivants primaires, deviennent l’objectif plus ou moins conscient dans la lutte. C’est cela la vérité cachée du "présentisme" – du " Bloquons tout !", par exemple – qui refuse de se faire cantonner à l’aspiration au changement dans le carcan des revendications programmatiques à plus ou moins long terme.
Les programmes sont une de formes dominantes à destituer et l’imagination est une forme de destitution : "Il faut penser l’imagination comme une forme préliminaire de destitution ; comme ce qui, par la dissolution des formes dominantes, permet la génération de nouvelles formes de vivre, et donc de la politique. C’est bien dans ces failles imaginatives, dans la brèche temporelle qui se détermine au cours de l’insurrection, qu’il nous faut chercher les transformations sensibles de la subjectivité révolutionnaire…" [14]
Il faut considérer aujourd’hui l’aspiration à la destitution des toutes les formes institutionnalisées dominantes comme la manifestation centrale de la dimension utopique des luttes. [15]
Parallèlement à et contre cette résurgence et cette radicalisation des luttes dans de nombreux pays, des régimes autoritaires se renforcent, comme la dictature de Poutine, le régime d’oppression antidémocratique et ethnique d’Erdogan, le régime des mollahs en Iran, la dictature chinoise de contrôle social total, étendue à Hong-Kong malgré toutes les protestations. Et Trump a été élu une seconde fois. A cela s’ajoutent, ces dernières années, le déclenchement des moyens de guerre toujours plus brutaux et effroyables en Ukraine et en Palestine ainsi que la perspective d’une nouvelle vague de militarisation effrénée, l’arme atomique incluse, notamment en Europe. Associée à la destruction de plus en plus dévastatrice des conditions de vie naturelles, l’image qui se dégage à première vue est non sans raisons celle d’une dérive apocalyptique s’accélérant et s’approfondissant du cours du monde.
Mais il faut voir les deux faces de la situation historique actuelle. Elle se caractérise ni par une réouverture généralisée de perspectives de transformation radicale libératrice, ni par une nouvelle fermeture durable, définitive d’un tel horizon, mais par un nouveau type d’imbrication entre apocalypse et révolution, dont la portée fait penser à la situation de bouleversement du début de l’ère moderne. Si à la fin du Moyen Âge, les conditions spirituelles et matérielles fondamentales de la société ont été mises en question par des facteurs objectifs et un renversement des cadres de pensée subjectifs, aujourd’hui aussi, dans la phase finale du modèle de civilisation, imposé entre temps au monde entier, les bases de celui-ci subissent une érosion profonde. L’ouverture et la fermeture du cadre des débats et des luttes pour la construction de l’avenir sont sujet d’une confrontation permanente. Les forces à vocation révolutionnaire ne parviennent pas à provoquer de grands changements durables, tandis que les forces contre-révolutionnaires ne réussissent pas à empêcher l’éclatement et l’élargissement des révoltes et des insurrections.
Comme au commencement de l’ère moderne, dans la phase de son agonie actuelle tout est à nouveau remis en question, de manière encore plus radicale qu’à l’époque de la Renaissance et de la Réforme. Quelles tâches incombent à l’humanité face à l’épuisement apocalyptique du modèle de civilisation érigé comme norme universelle depuis 500 ans avec tant de sacrifices ? On commence à réaliser que pour comprendre l’impasse dans laquelle on est arrivé, il faut encore aller bien plus loin dans le passé.
On commence à prendre conscience qu’avant l’Antiquité, l’humanité avait déjà connu un bouleversement décisif : le tournant néolithique, le passage de l’ère des chasseurs-cueilleurs au stade de la sédentarité, de l’agriculture et de l’élevage. C’est à cette époque que se sont constitués les éléments décisifs des formations sociales dominantes jusqu’à aujourd’hui : construction d’États et d’empires centralisés, armées permanentes et moyens techniques de guerre, séparation patriarcale des sexes, domination de la nature intérieure et extérieure. Le retour à l’antiquité de la Renaissance comme inspiration d’un recommencement a épuisé ses limites. L’Antiquité a joué un rôle d’écran. Il faut reconsidérer le parcours de l’humanité en arrière dans toute sa profondeur. C’est à cela que, depuis quelques décennies déjà, un courant nommé "anthropologie anarchiste" (Clastres, Sahlins, Graeber, Scott et autres) s’est dédié. Il a montré dans quelles confrontations sociales et sous quelles formes – en partie alternatives – de vie sociale et économique s’est déroulé le tournant néolithique.
Comme au temps de Thomas More, les minorités ethniques, opprimées et décimées depuis la conquête du Nouveau Monde, occupent donc une place éminente dans l’espace de pensée et d’action visant un nouvel ordre sociétal. Les formes de vie encore existantes des communautés précapitalistes commencent de nouveau à être saisies dans leur signification pour le développement de nouvelles perspectives.
L’appel à un réapprentissage des connaissances et des comportements ancestraux n’est plus seulement le rêve de quelques individus ou courant « primitiviste ». [16] Sur plusieurs continents, en Australie, en Amérique latine et en Afrique, on assiste à une prise de conscience des populations et/ou des tribus autochtones qui, dans le cadre d’une décolonisation réparatrice, revendiquent le droit à l’autonomie, la protection de leur espace vital et la reconnaissance de leurs différents modes de vie culturels, c’est à dire une véritable rupture avec 500 ans de colonialisme, d’oppression et de destruction des espaces vitaux. Ces mouvements trouvent un écho dans les institutions internationales (ONU) et, en partie, dans les législations nationales.
L’anthropologie occidentale des "peuples premiers" n’est plus la seule à comprendre la valeur de leurs ontologies cosmologiques face à la crise actuelle de l’humanité sur le globe. L’idée de Gaïa, la Terre Mère vivante, représentée dans les mythologies les plus diverses, pénètre peu à peu dans la conscience générale. Pour la première fois, il y a des pays qui donnent même une personnalité juridique à de lieux et de formes de vie non-humaine, par exemple le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande et la « mar menor » en Espagne. Ces initiatives au niveau national et international sont soutenues par des porte-paroles des populations concernées, avec parmi eux des représentants d’une contre-anthropologie indigène, une anthropologie "des Blancs". [17]
Il y a aussi surtout les premiers germes d’une jonction entre ce « réveil des peuples de la terre » et la lutte dans les pays ex- ou néo-colonisateurs pour la défense du vivant, des premiers échanges entre des représentants de peuples autochtones et des groupes militants "blancs". Il y a trois ans, une délégation zapatiste, composée principalement de membres des tribus d’indiens mayas du Chiapas mexicain, a fait le tour de l’Europe pour initier ce qu’ils ont appelé une "Reconquista à l’envers", c’est-à-dire une introduction des expériences de démocratie directe et d’intégration harmonieuse dans la nature du Nouveau Monde dans les luttes de l’Ancien Monde. De même, des échanges ont eu lieu ces dernières années entre de délégations d’aborigènes australiens et les défenseurs de la zone forestière et agricole de Notre-Dame-des-Landes. La compréhension commune d’un lien intense avec la terre y a servi de base. Les actions militantes communes des Blancs et des Indiens à Standing Rock contre un gigantesque oléoduc destructeur, aux États-Unis, ainsi que la révolte commune des Blancs et des Noirs contre l’assassinat de George Floyd s’inscrivent également dans cette démarche d’interconnexion.
Dans toutes ces actions et échanges, les bases naturelles de la vie ne sont plus considérées par un prisme scientifique visant leur utilité économique profitable, mais sous l’angle des efforts nécessaires pour maintenir leur force nourricière vitale et leur beauté. On commence à comprendre que la science et la poésie, l’activité artistique et organisation de la vie reproductive doivent sortir de leur cloisonnement mutuel pour former de nouveau un tout. Une "alliance de la vie", une mobilisation des forces vives de la pensée et des formes de vie dans toute leur diversité, commence de s’opposer avec une détermination croissante à la violence de l’uniformité totalitaire destructrice régnante, en apparence toute puissante. L’effort de destitution suit une ligne de fuite vers un retour aux sources, en vue d’une « réconciliation avec la nature » (Adorno). [18]
Dietrich Hoss






