PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE ET HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
Pour le Hegel des Principes de la philosophie du droit, les systèmes philosophiques ne changent plus suivant le rythme de l’Idée, mais suivant celui de l’histoire politique. La philosophie est dans une relation directe avec son temps ; Elle doit résoudre les problèmes de son époque, mais cela ne l’empêche pas d’avoir sa propre temporalité. Elle peut ainsi être de son temps, car les philosophes n’ont pas philosophé sans raison, tout en étant éventuellement contre leur époque, ses normes et l’opinion. Elle ne se soustrait pas à l’histoire, mais elle s’en distingue. Alors, comment assigner à la philosophie un temps qui ne soit ni le temps des choses, ni celui de l’éternité, qui ne la rende pas indifférente par rapport à son temps, mais qui ne la confonde pas avec son présent ?
C’est l’origine d’un processus de longue durée qui s’inscrit à la fois dans la perspective de Hegel d’une « Raison dans l’histoire » et dans celle de Marx d’une nécessité historique. En effet, si ce dernier embrasse dans sa vision toute l’histoire humaine, qu’en bon hégélien il veut universelle, il la réduit pour des raisons heuristiques à un particulier, à un seul mouvement : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire des luttes de classes » ; et à un seul fondement, le mode de production, même si ce dernier varie au gré des transformations des rapports sociaux de production, indissociablement rapports de production et rapports de classes. Soit le risque de développer une philosophie de l’histoire, pour ne pas parler d’une théologie, quand le discours de Marx prend une tonalité messianique, dans laquelle l’histoire finalisée se substitue à la praxis, pour « réaliser » la philosophie. Sa thèse critique de Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais ce qui importe, c’est de le transformer » y perd beaucoup de sa pertinence puisque, dans une certaine mesure, il y rejoint une perspective pour le moins anhistorique qu’il critique pourtant par ailleurs. Cet aspect messianique chez Marx est une transcription laïque de la tradition du peuple élu transposée sur la classe ouvrière. Au sein de cette dernière, la tension entre le particulier et l’universel devait être résolue dans le temps, par l’avènement puis l’émancipation d’une classe particulière, qui dans le communisme supprimera toutes les classes dans l’universel qu’est la communauté humaine (Gemeinwesen). Même si Marx définit l’Histoire comme histoire des luttes de classes en dénouant un fil qui commence avec la révolte de Spartacus, cette vision sort l’émancipation de la catégorie Histoire. Elle en fait un invariant qui peut alors sortir du cadre politique restreint de la théorie du prolétariat et de la formule selon laquelle « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » pour se transformer en une croyance au progrès économique et social. Cette idéologie du progrès peut alors devenir commune aux deux grandes classes du capitalisme, du moins, tant que celui-ci est défini comme « progressiste ». Le temps discontinu des événements, révolutions et contre révolutions peut ainsi être englobé dans un temps de plus longue durée établissant une continuité à travers des réformes politiques et sociales, une gestion des antagonismes de classes dans le cadre de la démocratie. C’est la tâche à laquelle va s’atteler la social-démocratie européenne durant tout le XXe siècle, sans un support de classe déterminé. À la limite, tout devient émancipation sans que l’on s’appuie sur un contenu qui ait un sens évident, et c’est alors progressivement le capital qui « émancipe », mais de son point de vue, celui d’une totalité dans laquelle l’individu tend à devenir particule de capital. Mais j’anticipe. Revenons à la période de la modernité.
LE TEMPS DÉSENCASTRÉ DE LA MODERNITÉ
Le temps mesuré et le temps comme mesure
Pendant des millénaires, le temps a donc pris une forme concrète parce qu’encore reliée à des cycles lunaires, saisonniers et agricoles ou à des tâches culinaires évaluées de façon qualitative par des unités de temps variables et temporelles ; dans cette mesure le temps n’était pas perçu comme continuum. Il n’était pas conçu de façon abstraite comme une variable indépendante, « désencastrée » des autres activités. Edward P. Thompson dans un texte de 1967, Temps, travail et capitalisme industriel (La Fabrique, 2004), parle ainsi, vu la lenteur de l’évolution, d’un temps de transition qui s’est développé entre le temps cyclique ancien et le nouveau temps valeur, qu’il appelle un temps « orienté par la tâche » et qui n’a donc pas encore de véritable mesure. Il se concrétise d’abord dans le temps journalier puis le temps horaire, c’est-à-dire un temps mesuré par unité de temps quantitative de façon à synchroniser la force de travail et gérer le temps. Un temps qu’il ne s’agit plus de laisser s’écouler ou passer parce qu’il a maintenant de la valeur…pour la classe dominante. En effet, ce temps arraché au temps de l’Église et socialement constitué en tant que contrainte est passé, dans un premier temps, sous le contrôle de la bourgeoisie.
Pour en revenir à la comptabilisation du temps et la difficulté à la faire advenir, Pierre Bourdieu fait remarquer, dans sa thèse sur les paysans de Kabylie, que l’horloge y était encore appelée, dans les années 1950, « le moulin du diable ». C’est que l’horloge a dissocié le temps de l’événement, même si on ne peut en inférer, que c’est la technique de la machine qui est à l’origine de ce processus. En effet, c’est la transformation des rapports sociaux de production qui est l’opérateur de ce changement de nature d’un temps devenu temps social avec des unités de temps porteuses de sens.
Dans l’histoire moderne, les révolutionnaires n’ont d’ailleurs jamais vraiment oublié la signification symbolique de l’horloge comme, par exemple, quand le 28 juillet 1830 les émeutiers parisiens des « Trois Glorieuses » tirèrent sur les horloges, entre autres actes de « vandalisme ». Arrêter ce temps de la continuité pour introduire de la discontinuité et libérer les énergies révolutionnaires, tel semble être l’objectif de ce genre d’action.
Le temps et le rapport à l’histoire
À ses débuts, le temps de la modernité s’accompagne du souci de se débarrasser du passé plutôt que de s’inscrire dans un processus historique, parce que ce qui est privilégié est l’action plutôt que la réflexion consciente ou la recherche de conscience historique. Ainsi, pour Tocqueville : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres », puis, chez Marx, il y a confusion de l’action et de l’histoire dans l’idée de « faire l’histoire ». S’il y a bien prise en compte du processus historique comme mouvement dialectique des luttes de classes, le passé semble devenu sans consistance puisque le processus guidé par une philosophie de l’histoire, devenue déterminisme historique, ne veut plus connaître que le devenir et in fine, sa fin. La temporalité est gommée. Pourtant, selon Hegel (et Marx), nous ne pouvons saisir le sens des idées qui apparaissent dans l’histoire que si nous les comprenons dans le cadre des déterminations de l’époque. Cette double position produit une aporie guère tenable. Hegel aura tendance à n’appliquer cette dialectique que par rapport au passé ; une fois passé le rêve révolutionnaire napoléonien, il se retranche derrière l’État prussien à vocation prérévolutionnaire puisqu’il serait une prémisse du futur État-nation allemand, alors que Marx se débattra entre les apories que représentent les notions de préhistoire de l’humanité avant le communisme et fin de l’histoire dans le communisme.
Le temps désencastré de la modernité
C’est au cours de la révolution industrielle que le temps devient variable indépendante, ce que Newton définissait comme : « temps absolu, vrai et mathématique qui s’écoule de façon égale, sans aucun rapport avec quoi que ce soit d’extérieur à lui [1] ». Puis via le marxisme, le temps-valeur devient un pilier explicatif de la spécificité du capitalisme et de la double nature du travail : d’un côté, travail concret et valeur de la force de travail ; de l’autre, forme valeur du travail abstrait. Le temps se fait dialectique et il accompagne le mouvement de la réalité. Et le présent ne prend consistance que prolongé vers le futur.
Pour Moishe Postone, « le temps historique n’est pas un continuum abstrait à l’intérieur duquel les événements prennent place et dont le flux est apparemment indépendant de l’activité humaine ; il est bien plutôt le mouvement du temps, en tant qu’opposé au mouvement dans le temps » (op. cit., p. 433). Le premier est abstrait et il recouvre le second concret ou plutôt historique tout en représentant, à chaque moment, le temps présent et c’est lui qui peut s’accélérer. Mais Postone reste prisonnier de sa référence à la loi de la valeur-travail et des surprises qu’offre une dynamique du capital qui réduit certes le travail socialement nécessaire conformément à l’interprétation marxiste orthodoxe de cette loi, mais en réduisant le temps de travail effectif et la centralité du travail vivant dans le procès de valorisation, ce qui l’est beaucoup moins. C’est pourtant dans cette dynamique « révolutionnaire », que le capital tend à surmonter sa contradiction entre temps abstrait et temps concret, le second s’écartant du premier en tant que travail-fonction, travail-discipline, socialisation et reproduction des rapports sociaux. Le travail concret mesuré par le temps de travail n’est plus la mesure de la richesse sociale, ce que Marx avait déjà pressenti dans le « Fragment sur les machines » des Grundrisse. Ce n’est pas le triomphe de la forme valeur chère à Postone et à l’école critique de la valeur que réalise la révolution du capital. Le capital domine la valeur dans ses nouvelles formes (immatérielles, fictives) et cette dernière survit à l’état de représentation (J.Camatte et Invariance) ou de « signification imaginaire sociale » (Castoriadis) du rapport social capitaliste. En conséquence et contrairement à ce qu’énonce Postone (op. cit., p. 426), chaque changement de niveau de productivité n’est pas un retour à la case zéro. Il y a bien une sorte d’échappement du capital, par exemple dans les tendances à la fictivisation et la virtualisation, même si des contre-tendances demeurent.
LE TEMPS RÉVOLUTIONNAIRE
Temps et spectre du temps
« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce [2]. »
Dans le même ouvrage et avec une démarche de même sens, Marx analyse la transformation des conditions de la petite paysannerie. Elle va adhérer une première fois à l’épopée napoléonienne à l’époque de son accession massive à la petite propriété parcellaire et une seconde fois, au moment de sa paupérisation, par le plébiscite pour Napoléon III contre la IIe République, ce dernier n’étant que le spectre de Napoléon Ier. Toutefois, il n’y a pas ici de compulsion de répétition puisque, pour Marx, elle est intelligible du point de vue dialectique. D’après lui, on peut facilement distinguer la répétition capable de convoquer « l’esprit » de l’histoire, de celle qui n’en est que le spectre et qui, de ce fait, soumet le présent au passé dans un temps qu’on n’arrive pas à changer. La réalité devient alors le seul horizon [3], parce qu’il manque l’existence d’une classe prolétarienne qui, seule, peut se passer du rappel aux morts. Dans ce manque c’est le présent de ceux qui mènent des actions « vertigineuses » qui va chercher dans le passé des représentations, des figures héroïques ou emblématiques pour tenter de combler l’écart entre le manque (d’un sujet, d’une discontinuité) et l’imaginaire qu’il contient potentiellement, mais qui ne peut s’accomplir.
Cette notion de spectre surgit sous plusieurs formes au cours de l’histoire : « le spectre du communisme qui hante l’Europe », formule originelle du Manifeste du parti communiste de 1848 (Éd. sociales, 1966, p. 25) ; comme image dégradée de la révolution sociale, nous venons de le voir et enfin le « spectre » ou les « spectres de Marx » chez Derrida [4] et Slavoj Žižek dans le sens du retour sur la scène historique d’un fantôme qui aurait été enterré trop vite. Par exemple, pour Derrida, le passé ne cesserait de hanter le présent, ce qui donnerait lieu à une guerre des mémoires, alors qu’il faudrait entamer un travail de deuil permettant de laisser place à une pluralité de temps et qu’enfin le passé cesse de hanter le présent. Mais alors, faudrait-il aller jusqu’à éviter les crises mémorielles que produisent des situations comme celle de la collaboration en France et de la nature du régime de Vichy, la caractérisation de l’État français de cette époque, etc. [5] ? Ou encore le spectre du passé de la colonisation de l’Algérie qui, anathématisé par tous les régimes despotiques algériens, hante les rapports franco-algériens depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962. L’arrestation de Boualem Sansal, outre son caractère haineux, agit comme un analyseur de ce passé franco-algérien qui, d’un côté comme de l’autre « ne passe pas ».
Pour Éric Fournier, les spectres ne se limitent pas à « rappeler leurs crimes aux vainqueurs [6] » ; ces spectres ont une véritable « historicité révolutionnaire luttant contre les linéarités trompeuses des partisans de l’Ordre moral ou les fausses promesses des horizons libéraux » (op. cit., p. 115). Le Mur des Fédérés fut l’archétype du lieu de naissance des spectres révolutionnaires. Avec les spectres vient l’idée d’une certaine continuité du temps des révolutions, de permanence par la passation : « Les morts sont des vivants mêlés à nos combats » (op. cit., p. 131), dit la légende d‘une illustration du Mur. Paris, « bivouac des révolutions » selon la formule de Jules Vallès, porte la trace et incarne la spectralité révolutionnaire.
Ce qui est né dans l’Histoire disparaîtra dans l’Histoire, pensait Engels : la domination de l’homme sur la femme, le racisme et la xénophobie, le nationalisme et l’exploitation, et donc conséquemment, les préjugés et plus généralement, la tradition. « La tradition est la grande force retardatrice [...] Mais comme elle est simplement passive, elle est sûre de succomber ; la religion ne sera pas non plus une sauvegarde éternelle pour la société capitaliste [...] L’humanité, comme un seul homme, abolira définitivement, par ses avancées successives, le reliquat remontant à la préhistoire [7] ». En ce sens, pour lui comme pour Hegel, l’histoire se définit, pas sa fin. Mais dans cette perspective, on peut dire que l’histoire a livré son verdict... contre Hegel et Engels.
Continuité et discontinuité
Marx s’oppose à la vision d’Engels par sa reconnaissance de la « solidité des croyances populaires qui ont souvent la même énergie qu’une force matérielle », ce que rappelait aussi Gramsci dans ses Cahiers de prison. La tradition, sans jugement péjoratif, vient en effet combler la brèche qui existe entre passé et futur. Marx sera souvent conduit à penser contre la tradition avec les outils conceptuels de cette dernière, par exemple dans sa critique de l’idéalisme allemand d’une part, de l’économie classique anglaise d’autre part. Le fil de la continuité historique, tissé d’abord par Hegel puis repris par Marx, fut le premier substitut de la tradition, dans la mesure où il rassemblait les éléments de continuité au sein d’un temps historique marqué par les discontinuités, mais recelant sa « vérité » à la fin des temps, quand la signification du mouvement vers le devenir apparaîtrait clairement : fin de la préhistoire avec passage du règne de la nécessité à celui de la liberté, fin des classes, fin de l’État, fin des révolutions.
Il serait sans doute judicieux d’introduire ici l’intervention des utopies dans l’histoire : les utopies comme antidote imaginaire de la tradition. Une discontinuité imaginaire de l’utopie politique qui inscrit un écart avec le temps stabilisé par l’État.
La prédominance de la thèse engelsienne dans le marxisme de la social- démocratie (Lassale), puis dans la IIIe Internationale (Lénine) a ainsi amené la plupart des marxistes à parler en termes de « survivances » ou d’obstacles au progrès dans le cadre d’une conception linéaire du temps qui, jusqu’à aujourd’hui encore, dans la lignée post-opéraïste de Negri ou Virno, pense qu’il faut épouser l’accélération capitaliste du temps parce qu’elle nous pousse vers de nouvelles opportunités comme les radios libres, les logiciels libres, l’appropriation de l’intelligence technoscientifique (le General intellect) comme si le capitalisme était toujours gros du communisme. C’est aussi la position de l’ancien leader opéraïste Franco Berardi (Bifo) qui prône « l’accélération de la communication » avec l’objectif « d’aller au-delà de la parole et des mots ». Jacques Guigou poursuit cette critique en disant que cette position post-opéraiste et finalement postmoderne, ouvre la voie aux images et au numérique au détriment de l’imagination, du symbolique et de la parole. L’imagination est remplacée par l’imaginaire, puis l’imaginaire par « les imaginaires », puis les imaginaires par les images et les imageries [8].
Ce qui est sûr, c’est que « le calendrier des fins » établi par Marx (cf. Henri Lefebvre, La fin de l’histoire, Minuit, p. 44) ne conçoit pas la fin de l’histoire sans la fin de l’État. C’est ce qui le différencie des différentes prises de position qu’on pourrait qualifier de néo-hégéliennes parce qu’elles font une apologie de l’État sous la forme supposée universelle de l’État de droit. Cette valeur donnée comme un absolu, qui scellerait définitivement l’entrée de l’humanité dans le règne du Citoyen, figure du dépassement définitif de la dialectique “naturelle” du Maître et de l’Esclave. Or qu’est-ce que l’État de droit ? C’est toujours l’État-nation hégélien, c’est-à-dire la souveraineté étatique sur la société, mais étendue à l’ensemble de la planète. « Le néo-hégélianisme sert l’État et il le sait : il sait que c’est là son savoir », disait encore Henri Lefebvre (op.cit., p. 38).
Marx a parfois conscience de cet échec, à la fin de son parcours théorique surtout, quand il critique Le programme de Gotha qui préfigure le socialisme d’État où quand il se penche sur la commune russe dans ses lettres à la populiste russe Vera Zassoulitch et enfin quand ses attentions au « mode de production asiatique » lui font abandonner l’idée d’une histoire linéaire, déterminée des modes de production, au risque de réduire le processus historique à une histoire des modes de production. Marx se méfiait des programmes et d’une projection concrète ou utopique du socialisme. À une amie qui lui disait ne pas pouvoir l’imaginer vivre dans une société égalitaire, il aurait fait cette réponse provocante : « Ce temps viendra sûrement, mais mieux vaut que nous ne soyons plus de ce monde [9]. »
La fin de l’histoire ?
Rétrospectivement et en première approche, Hegel semble avoir triomphé de Marx, puisqu’il fait rimer l’idéal étatique qui serait aujourd’hui réalisé dans le régime démocratique et la fin de l’histoire. C’est ce qu’Alexandre Kojève allait développer dès 1947 en critiquant implicitement la distinction hégélienne entre l’éternel et le temporel, une distinction qui conduirait à une détemporalisation du temps. Or il n’y a pas d’éternité du capital, car l’éternité, c’est ce qui n’a ni début ni fin, ce qui n’est pas le cas du capital, pérennisation d’une forme historique située et datée.
Dans son œuvre majeure, Introduction à la lecture de Hegel, Alexandre Kojève écrit : « La disparition de l’homme à la fin de l’histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique : le Monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité. Et ce n’est donc pas non plus une catastrophe biologique. L’Homme reste en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la Nature ou l’Être donné. Ce qui disparaît, c’est l’Homme proprement dit, c’est-à-dire l’Action négatrice du donné et l’Erreur, ou en général le Sujet opposé à l’Objet. En fait, la fin du Temps humain ou de l’Histoire, c’est-à-dire l’anéantissement définitif de l’Homme proprement dit ou de l’Individu libre et historique, signifie tout simplement la cessation de l’action au sens fort du terme. Ce qui veut dire pratiquement : – la disparition des guerres et des révolutions sanglantes. Et encore la disparition de la Philosophie ; car l’Homme ne changeant plus essentiellement lui-même, il n’y a plus de raison de changer les principes (vrais) qui sont à la base de sa connaissance du Monde et de soi. Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment ; l’art, l’amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce qui rend l’Homme heureux » (op. cit., Gallimard, 1946, p. 434). Un an plus tard, il reprend sa note en insistant sur l’incohérence de l’idée qu’un homme redevenu un animal comme un autre puisse avoir des activités tels l’art, l’amour, et l’érotisme. « L’anéantissement définitif de l’Homme proprement dit signifie aussi la disparition définitive du Discours (Logos) humain au sens propre. Les animaux de l’espèce Homo sapiens réagiraient par des réflexes conditionnés à des signaux sonores ou mimiques et leurs soi-disant “discours” seraient ainsi semblables au prétendu “langage” des abeilles. Ce qui disparaîtrait alors, ce n’est pas seulement la Philosophie ou la recherche de la Sagesse discursive, mais encore cette Sagesse elle-même. Car il n’y aurait plus, chez ces animaux post-historiques, de “connaissance [discursive] du Monde et de soi” » (ibid., p. 436). Cette phrase contient la prémonition de ce que nous promettent les tenants de la naturalisation de l’espèce humaine, y compris en y intégrant les prothèses les plus avancées technologiquement. Comme pourraient le dire nos postmodernes aujourd’hui, si les arbres parlent, les hommes peuvent bien parler... comme des abeilles.
Plus prosaïquement, Kojève, qui est mort peu après mai-juin 1968, ne pensait pas que ces événements puissent changer le cours de sa prévision, très pessimiste au demeurant, puisque si elle aboutit à une reconnaissance universelle de la dignité humaine, c’est dans l’allégeance à l’American way of life. C’est en effet ce qui, pour certains, a semblé l’horizon absolu des années 1980 à 2000, à savoir, « l’État absolu » réalisé par et dans la globalisation libérale avec, pour l’illustrer idéologiquement, le point de vue américain libéral défendu dans le livre de Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992). Fukuyama y cite d’ailleurs le Hegel de la Phénoménologie de l’esprit qui, dans un cours du 18 septembre 1806, disait : « Nous sommes aux portes d’une époque importante, un temps de fermentation, quand l’esprit avance d’un bond, transcende sa forme précédente et en prend une nouvelle. L’ensemble des représentations, des concepts et des liens antérieurs qui relient notre monde se dissolvent et s’effondrent, comme dans un tableau rêvé. Une nouvelle phase spirituelle se prépare » (op. cit., p. 64). Comme le Hegel qui voit dans la victoire de Napoléon à Iéna le triomphe, certes par la force, de la Révolution française, à laquelle se rallierait l’avant-garde de l’humanité, Fukuyama voit l’idéal absolu dans la forme libérale et américaine de la conception de la liberté et de l’égalité : « Bien qu’il restât, après 1806, un travail considérable à faire (abolir l’esclavage et la traite des esclaves, étendre le droit de vote aux ouvriers, aux femmes, aux Noirs et aux autres minorités raciales, etc.), les principes fondamentaux de l’État démocratique libéral n’avaient plus à être améliorés » (Fukuyama, op. cit., p.458-459). C’est l’optimisme libéral américain sous-tendu par la croyance à la suspension du temps chronologique au profit d’un temps de la fin.
Les lectures qui ont été faites du livre de Fukuyama ont été fort diverses. Pour les courants postmodernes, cela recouvrait parfaitement le nouveau credo de la fin des grands récits et des idéologies ; pour les libéraux, en cela, respectueux d’une lecture à la lettre, Fukuyama ne prédisait nullement la fin des guerres ou la disparition du tragique dans l’histoire, mais le triomphe de la démocratie libérale. En effet, pour lui, ce mode de gouvernement au pouvoir depuis deux siècles en Occident, a tant démontré sa supériorité par rapport aux idéologies rivales (communisme, fascisme, monarchie héréditaire...) qu’il ne peut donc que devenir universel sur le long terme, « comme forme finale de tout gouvernement humain ». Cette vision optimiste semblait confortée, à la fois par la défaite des insubordinations ouvrières et étudiantes des années 1960-70 ; et par la mise sous le boisseau pour cause de crise pétrolière, du rapport Mansholt de Rome (1972) qui présentait la première critique capitaliste de la croissance et une vision décliniste de l’Occident et de l’Empire américain.
Fukuyama encore aujourd’hui, dans son dernier livre Libéralisme, vents contraires (Saint-Simon, 2022), maintient son credo démocratiste : « Le libéralisme est la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes les autres. ». Il juge les guerres actuelles comme le fait de pays en zone périphérique ou liées à des dictatures irrationnelles comme celle de Poutine en Russie.
Certes, cette affirmation de fin de l’histoire fut contredite en son temps et dans la même perspective capitaliste par Samuel Huntington [10], mais la thèse de ce dernier connut un moindre succès, car son idée-force donnait la primauté à la question de l’espace par rapport à celle du temps. De ce fait, elle s’intégrait moins bien au contexte d’accélération du temps que produisit la « globalisation heureuse » qui prédominait à l’époque et semblait exclure tout grand conflit de puissance pour la domination d’un espace devenu commun, celui du capital sans borne.
En première approche, la remontée des souverainismes apporte de l’eau au moulin d’Huntington, mais sa thèse a un caractère anhistorique parce qu’elle repose sur ce qui serait un irrédentisme des identités civilisationnelles). On lui préfèrera donc celle de la différenciation historique établie par Éric Hobsbawm qui, dans Nations et nationalisme depuis 1780, écrit : « Même si personne ne peut nier l’impact croissant et parfois spectaculaire de la politique nationaliste ou ethnique, ce phénomène est aujourd’hui fonctionnellement différent du “nationalisme” et des “nations” dans l’histoire du XIXe et du XXe siècle sous un aspect essentiel : il n’est plus un vecteur majeur du développement historique » op. cit., p. 209-210) [11]. De ce point de vue, les nouveaux appels au djihad sont plus des références à ce qui aurait été un destin (manqué), qu’à une histoire à venir. Nous pourrions en dire autant pour ce qui est de la résistance palestinienne.
Nous avons analysé ces dernières évolutions dites géopolitiques du capital dans plusieurs brochures de Temps critiques [12]. Pour ce faire, nous avons privilégié l’analyse de la situation au niveau de l’hyper-capitalisme, qui nous semblait l’échelon pertinent pour saisir les tendances actuelles. À savoir, un processus en cours de totalisation du capital avec un déclin marqué de l’impérialisme et le déploiement d’une « domination sans hégémonie » à partir de sphères d’influence. Certains se sont beaucoup moqués du livre de Castoriadis Devant la guerre (1981), tant il paraissait daté à l’époque du dégel et de l’ouverture de la Russie vers l’Ouest, mais relisons ce qu’il disait : « La seule idéologie qui reste ou peut rester encore vivante en Russie, c’est le chauvinisme grand-russien. Le seul imaginaire qui garde une efficace historique, c’est l’imaginaire nationaliste — ou impérial. Cet imaginaire n’a pas besoin du Parti [...] Son porteur organique, c’est l’Armée [...] L’armée est le seul vecteur vraiment moderne de la société russe et le seul secteur qui fonctionne effectivement [13] ».
De l’usage révolutionnaire des métaphores
Si on revient au programme révolutionnaire prolétarien, il faut reconnaître qu’Engels et Marx ont fait comme si ce programme s’inscrivait dans le temps long de l’histoire à partir du moment où était présupposé que « l’histoire ne serait que l’histoire de la lutte des classes » comme le prétend le Manifeste du parti communiste. Mais en vérité, cette conception pose problème à plusieurs niveaux. En premier lieu, le projet communiste s’inscrit théoriquement et pratiquement dans un temps relativement bref de deux siècles et ce ne sont pas des rappels de la révolte de Spartacus ou de la « guerre des paysans » qui peuvent inscrire la lutte de classes dans le temps long. Ensuite, l’impression d’une continuité historique donnée par la dépendance réciproque entre les deux grandes classes du rapport social capitaliste et leur croyance commune au progrès, ne peut masquer les discontinuités provoquées par des révoltes et des révolutions qui toutes, plus ou moins, marquent des écarts avec le projet d’origine (la Commune, les révolutions allemandes, la révolution espagnole et même la révolution russe). Enfin, dans ce temps historique en quelque sorte prolétarisé, ont été sacrifiées ou secondarisées, et pour diverses raisons, des contradictions ancestrales que le mouvement de la valeur, puis du capital englobaient dans leur processus de domination sur les forces productives, laissant de côté des couches considérées comme passives (les femmes et le travail domestique), dangereuses (fous, membres du lumpenprolétariat) ou en marge (gitans, clochards, ruraux pauvres).
Ce que les thèses postmodernes appellent aujourd’hui, de manière abusive, les classes subalternes, ne sont pas des classes, mais des ensembles de nature et de taille très différents, qui n’ont que peu de points communs, à part le fait d’avoir été tenus en lisière du rapport social dans les premiers temps de développement du capitalisme industriel. Il fallut attendre la fin de la Première Guerre mondiale, puis la crise des années 1930, pour qu’une certaine homogénéisation de ces laissés pour compte, se produise par prolétarisation progressive d’une part et développement d’un État-providence et du « mode de régulation fordiste » d’autre part. En l’absence de révolution (Angleterre-France) ou en conséquence de sa défaite (Allemagne, Hongrie), cela court-circuitait les composantes d’un projet socialiste de moyen terme, qui liait le passé objectivé dans l’origine sociale de classe, le présent subjectivé dans la lutte de classes et le devenir rendu concret par le programme prolétarien, le tout compris comme centré autour du mouvement ouvrier et de ses luttes. Dans ce schéma marxiste théoriquement déterminé attendant que le sens de l’histoire se manifeste, tout ce qui se déroulait en périphérie de l’usine ou du Parlement n’avait d’importance (par exemple, les luttes de quartier ou sur le logement) et de valeur que si on pouvait le rattacher au combat central, sur les lieux de travail.
Cette perspective s’inscrivait dans le temps de la révolution industrielle, de la croissance des échanges et du « progrès » ; dans une histoire appréhendée non plus comme destin ou « mission » avec leur connotation religieuse, mais comme raison (Hegel et la Raison dans l’histoire) et praxis (Marx). Pour ce dernier, conditions objectives et subjectives y sont potentiellement présentes car données, mais situées par le développement du capital comme rapport social de production et d’exploitation. À ce développement correspond celui d’une conscience historique spécifique qui relaie sans l’abolir la vision du monde (Weltanschauung) bourgeoise. Une conscience de classe qui fera passer de la condition objective de « classe en soi » à la condition subjective de « classe pour soi ». De la même façon que la bourgeoisie, classe singulière qui ne se voulait pas particulière, car représentant positivement l’intérêt général ou universel, le prolétariat se présente à la fois dans sa spécificité (la classe du travail) tout en ne se voulant pas particulière, négativement cette fois, parce qu’elle ne subirait aucun tort particulier les subissant tous, et qu’elle est toute entière portée vers la suppression de toutes les classes dans le communisme. Un communisme qui ne serait défini autrement que comme le mouvement qui abolit le capital. Nous savons aujourd’hui que ce ne fut pas si simple ; que ce programmatisme prolétarien à prétention révolutionnaire fut battu en brèche au cours de l’histoire et à plusieurs niveaux. Tout d’abord, son immédiatisme de principe fut relativisé dès la Première Internationale (Engels et Marx et la dictature du prolétariat), puis au sein du programme social-démocrate dans la IIe Internationale, avec la séparation entre une première phase inférieure et socialiste et une seconde phase supérieure, communiste (Engels, Kautsky) ; enfin, dans la IIIe Internationale (Lénine et la phase de transition). Le temps révolutionnaire a ainsi été découpé en plusieurs régimes de temporalité sans qu’une synthèse en sorte.
Cette conception d’un communisme, qui ne serait autre que le mouvement qui abolit le capital, n’est plus aujourd’hui défendue qu’au sein des courants théoriques dits « communisateurs » qui, peu ou prou, comprennent le développement du capital comme capital automate et non plus comme rapport social. C’est le retour à une vision structuraliste qui néglige la question de l’État, de l’intervention politique et des forces sociales qu’elles soient classistes ou autres.
Ce qui apparaît au premier regard comme un continuum historique était pourtant ponctué de coupures ou ruptures donnant lieu à des révolutions invoquant tour à tour l’imagination millénariste dans « l’assaut du ciel », la révolution industrielle comme « locomotive de l’histoire » [14], la « grève générale insurrectionnelle », le « Grand Soir », la « table rase », « l’Homme nouveau » ; bref, une passion collective sachant se mettre au niveau de l’histoire, dans toutes ses émotions révolutionnaires, y compris les plus extrêmes. C’était, pour Mario Tronti, théoricien de l’opéraïsme italien des années 1960-1970, l’époque de « la grande politique » qui, pour lui, s’achève à la fin des années 1970 (cf. La politique au crépuscule, L’éclat). Et avec elle, pourrait-on dire, une possible réécriture de l’histoire qui ne soit pas celle des vainqueurs. Il y a ainsi des exemples historiques qui ont su mélanger l’amnistie pour les vaincus et une certaine amnésie par rapport à la période, telles l’amnistie progressive après la répression anti-communarde [15], les décisions de justice à la Libération contre les collaborateurs en France et en Italie. Une sorte de remise à zéro des compteurs quand on est passé ou qu’on veut passer à autre chose. Cette hypothèse ou cette opportunité semble aujourd’hui ne plus être à l’ordre du jour. Par exemple en Italie, avec le refus de l’amnésie et a fortiori de l’amnistie pour la période des « années de plomb ». On est en effet passé de ce mixte d’amnistie (pour la lutte armée) et d’amnésie (pour la stratégie de la tension) à une stratégie de vengeance du pouvoir présentée comme un hommage rendu aux victimes.
On peut affirmer métaphoriquement qu’il existe des “coupures”, des “ruptures” ou des “fossés”, des “bonds”, des “sauts” ou des “révolutions” dans le déroulement historique sans que cela n’implique une véritable discontinuité dans la durée vécue des acteurs de ces événements ni dans le temps socialement institué car il s’agit de plans différents [16] (les cœurs continuent à battre et les horloges de fonctionner de la même manière) Ces métaphores étaient censées faire pièce à un certain positivisme rationaliste sur lequel reposaient les différentes tendances ou variantes du gradualisme révolutionnaire qui constituait une composante des divers courants socialistes. Et leur transcription insurrectionnelle pouvait revêtir le caractère d’événement, par exemple la prise de la Bastille le 14 juillet 1789 ou la prise du palais d’Hiver d’octobre 1917 en Russie, mais au sein d’un processus plus large et plus long le relativisant progressivement par rapport au devenir historique révolutionnaire global. Ainsi, son importance déclencheuse, factuelle et symbolique ouvrait la voie à de nouvelles formes instituantes (la Constituante, la Convention) ou non (les sociétés populaires, les comités révolutionnaires, les conseils ouvriers). Tactique et stratégie déterminaient une dialectique des moyens et des fins dans le cadre de la lutte pour le pouvoir, qu’il soit politique, économique ou culturel. Cette dialectique s’exprimait vers l’extérieur avec une certaine lisibilité, une intelligibilité historique et politique. C’est cette intelligibilité non pas abstraite mais située de par une combinaison de conditions objectives et subjectives qui distinguait la révolution des nombreuses révoltes, jacqueries ou autres « guerres des paysans » ayant émaillé le cours de l’histoire. En effet, dans ces dernières, la violence apparaît sporadique, dans le temps court d’un débordement auquel la répression met fin. Il est l’ultime recours de groupes qui s’estiment bafoués ou exaspérés par des abus récurrents perpétrés par le pouvoir royal ou ses représentants comme les fermiers généraux, alors que ces mêmes groupes se mettent ordinairement, dans le temps long, sous la figure paternelle de l’autorité. L’émeute est à la fois une pratique justicialiste et un moment émotionnel qui soude la révolte. On pille, on boit, on danse sur les décombres du château ou du bourg mis à sac, mais cela reste un moment clos sur lui-même, alors que l’insurrection peut avoir parfois un débouché politique. Si Marx parle d’histoire comme histoire des luttes de classes, c’est dans un sens très général. Ces révoltes ne peuvent pas vraiment être intégrées dans le fil rouge des luttes de classes car, de même qu’à un autre niveau, la révolte de Spartacus, elles ne développent pas de structures stabilisatrices ; elles restent hors jeu du point de vue politique et de la représentation. Il n’y a pas de politique du peuple, tant que ce dernier ne formalise pas la lutte, comme dans le cas des cahiers de doléances à la veille de la Révolution française.
Pourtant, de mini-événements et des incidents ou affrontements se multiplient tout au long du XVIIIe siècle, traduisant la mise en accusation du régime seigneurial et la dénonciation de l’incapacité du roi à prévenir les risques de famine et les spéculations qui l’accompagnent. Le peuple maintient donc une pression permanente contre l’ordre établi, mais sans éclosion d’organes populaires rien n’indique que le rapport de forces est en train de changer, trompant la noblesse et même la bourgeoisie sur les sentiments populaires réels.
LA RÉVOLUTION N’EST PLUS DANS L’AIR DU TEMPS
Le « temps des révolutions » s’est ouvert avec les révolutions anglaise, américaine puis française. Elles s’inscrivaient dans le cycle historique de la modernité bourgeoise. Les superstructures politiques et idéologiques qu’elles bouleversent et les institutions qu’elles créent s’accompagnent de la modification des structures productives bien au-delà de la révolution industrielle et des rapports sociaux bien au-delà des rapports bourgeoisie/prolétariat. Malgré quelques suspensions contre-révolutionnaires du temps, le mouvement du capital s’étend au monde entier avec la Russie, la Chine, les luttes de libération nationale ou anticoloniales en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie, même si, dans ce qui n’est encore qu’à la périphérie des puissances capitalistes, le capital y circule plus qu’il n’y domine.
Pourtant beaucoup, y compris nous-mêmes, sont persuadés dans les années 1960-1970 que non seulement il est encore temps, mais que nous sommes à la veille de nouveaux chamboulements et de révolutions à venir. Même la publicité chantera bientôt les vertus de la révolution et à l’automne 1968, Citroën parade sur la muraille de Chine au nom de la révolution. La nouvelle époque révolutionnaire semble encore s’appuyer sur un caractère double, mais qui n’est plus celui de son caractère encore bourgeois d’une part, prolétarien de l’autre ; il s’agit plutôt d’un mixte de ce qui est encore prolétarien, mais qui ne l’est déjà plus car porté par l’idée post-classiste de révolution à titre humain. Dit en d’autres mots, le « vrai » communisme serait à portée de main, mais comme le critique Adorno en 1968, la révolution n’est pas pensée et c’est le décrochage entre théorie et pratique qui caractérise l’effervescence de ces années-là [17].
Quand Reinhardt Koselleck écrit en 1969 un article intitulé « Critères historiques du concept de révolution des temps modernes », le langage de l’époque est encore empreint des diverses variantes du programme prolétarien. Son travail critique cherche à le ressaisir d’abord, à partir de sa plus grande généralité dans la mesure où son sens est soumis à des variations considérables et ensuite sur la longue durée en prenant néanmoins la Révolution française comme matrice historico- théorique. Pour lui, « champ d’expérience » et « horizon d’attente » sont les deux catégories qui articulent le passé et le futur au présent. « l’espace d’expérience » est composé de l’ensemble des événements qui ont été intégrés et peuvent être remémorés : ils peuvent se manifester tant de manière individuelle que collective, rationnelle qu’irrationnelle, consciente qu’inconsciente. L’« horizon d’attente », lui, tend vers le « ce qui n’est pas encore [18] ».
C’est la distance et la tension entre champ d’expérience et horizon d’attente qui définirait le temps historique. Dans cette perspective, l’histoire échappe à une simple approche chronologique et à une conception linéaire du temps. Pour Koselleck, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, il n’y a pas d’écart entre expérience et attente, puis à l’époque moderne l’écart se creuse avec la sécularisation des sociétés et les révolutions bourgeoises. À partir de là, la projection vers le futur se construit dans la discontinuité ou même parfois la rupture avec le passé, la plupart du temps à travers la recherche de progrès. Selon Adorno (op. cit., p. 319), expérience et attente sont dissociées dans le temps et, pour nous, le temps de la société capitalisée est différent qualitativement du temps du capital et de la bourgeoisie.
Si nous projetons cette analyse sur le processus historique, on peut dire que l’expérience de la classe ouvrière occidentale se dissocie progressivement de l’attente de la révolution prolétarienne, même si, au moins en France et en Italie, l’expérience soviétique sert de médiation positivée pour le mouvement ouvrier dans sa majorité. Avec la révolution du capital (ce ne sont pas les termes employés par Koselleck, mais l’idée nous paraît sensiblement la même), c’est l’horizon d’attente qui devient suspect du fait qu’il serait gros de totalitarisme comme l’énoncent d’abord les « nouveaux philosophes », puis les thèses postmodernes avec la fin des grands récits réduits eux-mêmes à des idéologies mortifères. En quelque sorte une crise du futur qui semble rendre l’avenir impossible et produire, au moins par défaut, une domination de l’actuel en tant qu’il devient, en tendance, le seul horizon. François Hartog parle à ce propos d’un « présent monstre » qui coexiste avec une « tyrannie de l’immédiat [19]. » Mais il croit critiquer le « présentisme », alors que c’est de l’actualisme dont il s’agit. Jérôme Baschet précise aussi cette critique en d’autres termes, en invoquant une tyrannie de l’urgence : « la tyrannie de l’urgence qui y règne, est en fait la tyrannie de l’instant d’après [20]. »
Pourtant, le terme de révolution va continuer à faire florès, mais dans un discours cette fois porté par le capital qui, malgré ses caractères prétendument néolibéraux, ne réagit pas en fomentant des contre-révolutions puisqu’il n’y a eu nulle part révolution prolétarienne au sein des pays dominants et que la globalisation des marchés à réduit à rien le phénomène impérialiste et son envers contre dépendant que représente l’anti-impérialisme : le Venezuela des années 2000 n’est pas le Cuba des années 1960 ni le Chili des années 1970. Il n’empêche qu’on nous parle de la « révolution orange », des « révolutions arabes », de la « révolution de Maidan » en Ukraine », de la « révolution des parapluies » à Hong Kong, etc., alors que d’autres soulèvements ne se réfèrent pas forcément à l’idée de révolution, par exemple, les mouvements des places Tahrir en 2011 au Caire ou Taksim et parc Gezi à Istanbul en 2013), le mouvement des places en Espagne. Il s’agit, pour les puissances du capitalisme du sommet et les médias dominants, de réintégrer par englobement le concept de révolution. C’est le point de vue démocratique et humaniste qui est privilégié dans les révoltes, qui sont le plus souvent présentées comme le fait des « sociétés civiles » (au sens vulgaire d’opposition aux forces politiques) en butte aux dictatures où à des « démocraties illibérales », ce nouveau vocable qui succède, sans le recouvrir exactement politiquement et géographiquement, aux « démocraties populaires » de l’ancien bloc soviétique.
C’est dorénavant le capital qui émancipe, parce qu’il y a congruence entre, d’une part, sa dynamique d’extension et d’intensification (aujourd’hui plus libérale/libertarienne qu’impérialiste) dans laquelle il cherche à s’émanciper de ses propres limites et, d’autre part, les désirs d’émancipation d’individus qui, eux aussi, le plus souvent, cherchent à les réaliser dans le même cadre. Ce que l’on a appelé métaphoriquement la « révolution du capital » ne fait pas « système » : le capital reste bien un rapport social de dépendance réciproque, avec des individus qui, du haut jusqu’en bas, le reproduisent structurellement selon des niveaux hiérarchisés et éventuellement le conteste conjoncturellement. La société capitalisée, c’est celle dans lequel, en tendance, le temps est devenu un temps lui-même capitalisé, parce qu’il efface les frontières entre activité et travail et entre activités publiques et privées.
La révolte constituait souvent une prémisse nécessaire d’un processus révolutionnaire quand celui-ci ne se réduisait pas à un coup de force insurrectionnel. Elle n’en est pas moins un moment d’exception de courte durée, qui ne perdure pas s’il n’est pas entretenu comme une possibilité toujours présente de possible intervention sur le cours de l’histoire, donc au moins dans une perspective de moyen terme. C’est pour cela que, aussi paradoxal que cela puisse apparaître, la révolte se prolonge comme source du droit quand elle n’est pas défaite par l’ordre en place. Ainsi, si on prend l’exemple de la Révolution française, par-delà l’emblématique déclaration des droits de l’homme, l’article 35 de la Constitution de l’an III a consacré, plus tardivement donc, un droit et même un devoir de révolte en cas de trahison des principes ayant présidé à la révolution. On se doute que cette possibilité, qui ne fut nullement conçue comme un effet d’annonce, eut du mal à s’imposer et, de fait, cette Constitution n’entra jamais en vigueur.
Il y eut aussi des moments de cet ordre au cours de la Commune, au sein du processus révolutionnaire russe et pendant la révolution espagnole. Des moments d’intelligence collective et d’intelligibilité de la révolution, y compris en direction de l’extérieur. C’est cette intelligibilité qu’on ne retrouve plus guère aujourd’hui, puisque les anciens repères semblent avoir disparu. Les partis politiques parlent à travers le même langage de « communicants », quel que soit le contenu développé ; les mots travailleur et communiste ont disparu ; les frontières entre progressistes et conservateurs deviennent floues quand c’est le « progrès » qui est critiqué, non seulement au nom de la conservation, mais aussi au nom de « l’innovation » ; quand différents thèmes sociétaux, devenus centraux à la place du travail et de l’exploitation, cherchent à nous faire accroire que c’est à partir d’eux qu’on redéfinit des axes politiques et de nouvelles frontières sur la base de particularismes radicalisés (les thèses intersectionnelles).
La politique du capital depuis les années 1980 peut être ici définie négativement comme le processus qui liquide à la fois politique révolutionnaire et politique réformiste (la « Grande politique », disait Tronti).
En ce sens, c’est l’événement au sens fort, politique, qui semble avoir disparu parce qu’il n’y aurait plus, au mieux, que de l’information qui circule et qui peut être gonflée artificiellement en événement. D’où, par contrecoup, c’est-à-dire de manière réactive, mais sans perspective, l’éclosion et la diffusion de paroles à teneur conspirationniste. Elles tendent à remplacer le cours d’une « raison dans l’histoire » et l’ancien « travail du négatif » de l’époque des luttes de classes. C’est en effet ce qui permettait de se projeter du présent vers l’avenir, y compris à travers les ruses de l’histoire, quand on pense que des centaines de millions de travailleurs se sont projetés pendant plus de cinquante ans sur le modèle soviétique d’émancipation des travailleurs. Une fois la chute du Mur et la fin du « grand mensonge » (Anton Ciliga), cette projection devient impossible et pour ceux qui refusent d’accepter ce fait accompli, il peut y avoir la tentation de chercher un discours hors du discours du capital, qui devient inaudible parce qu’il est maintenant aussi fluidique que le capital est flexible. Il semble « faire système », non pas parce qu’il serait cadenassé, mais au contraire parce qu’il englobe tout et son contraire dans l’équivalence. C’est en cela qu’il semble avoir dépassé toutes ses contradictions. Le discours officiel du pouvoir, qu’il soit politique ou médiatique, accuse souvent les réseaux sociaux de produire des fake news, mais lui-même a adopté un relativisme d’origine structuraliste puis le déconstructivisme postmoderne, rendant obscur ce qui est complexe. En réaction, ce n’est pas la recherche de vérité qui vient en premier quand la crise menace ou que des antagonismes apparaissent, mais la « radicalisation » de pratiques velléitaires pour essayer d’éclaircir ce qui apparaît obscur. « Il n’y a pas de fumée sans feu » et « à qui profite le crime », au lieu de rester des paroles privées ou de café du commerce, deviennent des modes de raisonnement. Cela s’éclaire si on regarde le « non-mouvement » antivax en France, en Italie ou encore au Canada.
Chez les Gilets jaunes, ces tendances conspirationnistes étaient présentes sans être centrales, visant soit la toute-puissance des technocrates de la Commission européenne, soit la banque Rothschild. Mais il est à remarquer que cette cible précise n’a pas été expressément désignée comme juive, contrairement à certaines manifestations d’Occupy Wall Street aux États-Unis contre la « banque juive », mais principalement parce que Macron en a été un dirigeant. En France, il y eut aussi quelques allusions à la puissance de la franc-maçonnerie, mais l’imagerie des années 1930 sur les « cent familles » était absente. Néanmoins, toutes ces références ont fonctionné non pas comme le moteur d’un mouvement potentiellement fasciste ou nationaliste-révolutionnaire appuyé sur l’ordre en place ou un autre ordre supérieur revendiqué, mais comme des éléments résiduels marqués de non-contemporanéité et, de ce fait, elles passèrent rapidement au second plan ou furent abandonnées. À l’inverse, les références à la Révolution française et l’appel à une Constituante se sont avérés contemporains dans la mesure où ils tentaient de rétablir le rapport entre passé/présent et projection dans l’avenir. La dynamique interne à la lutte lui fit aussi découvrir, non pas la face obscure du pouvoir, base sur laquelle se développent la pensée du complot, mais sa force brute bien visible et en particulier ses capacités répressives, sans oublier le mépris écrasant qu’exprimèrent, contre le mouvement, toutes les élites politiques, médiatiques et syndicales.
L’État se trompe rarement de cible.
Jacques Wajnsztejn