S’il ne devait rester qu’un seul mur

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#389, le 27 juin 2023

Révolution sur nous-mêmes. Ces trois mots firent leur apparition la toute première fois au centre-ville de Beyrouth, les deux derniers mots, sur nous-mêmes, avaient été ajoutés au mot révolution, qui déjà s’inscrivait au pochoir un peu partout, sur plus d’un mur, dans plus d’un quartier, scandé de tout cœur certes, mais très vite fétichisé, figé dans son action même, empêché pour tout dire.

Ces deux mots ajoutés à l’aide d’une bombe aérosol noir tentaient de prolonger l’initial (de couleur bleu azur), de nous rappeler que le champ de la révolte était tout autant affaire personnelle, intime, ils tentaient d’ouvrir le champ au-delà et au-dedans de toute symbolique. Ils furent articulés peu de temps après par un jeune homme lors d’un rassemblement en ce même mois d’octobre 2019, sur la place Al-Nour (La Lumière, littéralement), au nord du Liban, à Tripoli. Révolution sur nous-mêmes, cette remise en cause pour commencer, d’abord et avant tout, aurait-il précisé, avant que quelqu’un d’autre ne prenne la parole, entonnant le fameux « le peuple veut la chute du régime ». Ai-je entendu ce jeune homme, une vidéo peut-être, ou m’a-t-on rapporté son propos ? L’ai-je imaginé ? Quelques murs de la capitale par contre en sont encore imprégnés. Une femme avait agi la toute première fois. Ce qui avait soudain survenu dans nos vies, avait immédiatement ou presque bouleversé ce qui est et ce qui en était de sa propre existence. Ce n’était assurément pas une leçon qu’elle voulait nous donner, c’était ce qui se passait en elle, pour elle, ici, maintenant. Ce qui se passait réellement, au présent. En prise. Plus d’une personne, des femmes surtout, ont sévi sur plus d’un mur, plus d’une façade, à même l’asphalte. Plus d’une phrase, plus d’un chant, plus d’une fêlure. À nos indécences ! insistions-nous.

Sur ce muret à la toute fin de la rue Hamra à Beyrouth, il y a un mot inscrit juste au-dessus, un rouge moins vif, la troisième lettre en partie effacée, d’une écriture moins ronde, et que l’on pourrait traduire par : permanent, perpétuellement. Perpétuelle révolution sur nous-même ? Ou, tout bonnement, s’agit-il des heures de stationnement, puisqu’il s’agit d’un mur d’un parking. Il y a aussi ces trois chiffres : 7­ 30, ce tiret entre. Une heure bien matinale pour le Grand Soir, à moins que ce ne soit au lendemain du grand renversement, la bouche encore pâteuse. Les déterminants lendemains. Et si plus sérieusement ces trois mots nous invitaient à enfin tourner le dos à toute tentative de prise de pouvoir, à inverser la notion même du pouvoir, la retournant contre elle-même. C’était le pari des Zapatistes au Chiapas, ce l’est encore. « On nous dit que cela ne peut pas être fait, que cela n’existe dans aucune théorie politique, qu’il est impossible de projeter une révolution politique sans vouloir la prise du pouvoir. », écrivait le sous-commandant Marcos. On lui ria au nez évidemment, le traita d’espiègle, de comique de service, d’imposteur même. On aurait pu tant qu’à faire lui rétorquer que cela est bien moins compliqué à réaliser dans une société homogène comme celle des indigènes qui vivent dans cette partie du Mexique. Il n’empêche, aussi complexes que soient nos modes d’existence moderne, il nous est impossible de continuer de constater que toutes les prises de pouvoir ont invariablement sonné la fin des révolutions politiques, qu’elles les ont même anéanties. Un enterrement maintes fois répété. Il est impensable de persévérer à emprunter cette même voie, considérant les échecs précédents comme des erreurs de stratégies, d’alliances, ou autre du genre. Il nous est tout autant inconcevable de ne pas constater que les rares contre-exemples, depuis (au moins) la sinistre révolution industrielle, sont ceux où une véritable horizontalité politique a été pratiquée, toutes responsabilités partagées, quelle qu’en soit l’échelle, mais que ces contre-exemples n’ont jamais pu se maintenir suffisamment longtemps pour proposer une viable alternative, à moins de vivre loin de toute « civilisation » et des insatiables appétences qui vont avec. Nos adversaires ont toujours été redoutables, aujourd’hui ils le sont que jamais, minant inlassablement tout terrain, démultipliant toutes sortes d’armes, des plus traditionnelles aux plus avancées, surveillant nos faits et gestes, décodant la moindre de nos tentations, la moindre de nos hésitations. Cependant, là où nos adversaires demeurent les plus redoutables c’est dans leur incessante aptitude à traquer, à la source, tout soupçon d’imprévu, d’imprévisible, partout où cela pourrait advenir, non pour l’éradiquer, mais pour le détourner et le recycler au plus vite dans les rouages de cette considérable machine qu’est la société du spectacle, une machine toujours aussi transversale à toutes les formes de régimes politiques, qui n’en finit plus de se renouveler technologiquement, se nourrissant de tout et son contraire, y compris de la plus acerbe, la plus radicale des critiques, sans parler du dernier-né : le « washing » politique tous azimuts. Et si le détournement s’avère impraticable, si l’imprévu s’obstine, devient résistance, la réaction sera tout simplement implacable,

Révolution sur nous-même, sinon à échouer encore et encore contre les mêmes récifs, à encore et encore compter nos morts, à encore et encore ravaler nos larmes, nos ressentiments. Et il ne suffit malheureusement pas d’opposer horizontalité à verticalité. Sans ligne politique forte, claire, continuellement ouverte néanmoins, aussi paradoxale que cela puisse l’être, l’embourbement menace. Nous n’avons de cesse de l’éprouver, ici comme partout ailleurs, et en même temps : toute ligne politique forte à cette fâcheuse tendance à vite nous faire franchir le seuil entre l’autorité, qui s’avance « naturellement » au début, pense-t-on, permettant de prendre les bonnes décisions, et l’autoritarisme. La tyrannie, nous le savons que trop, n’est jamais bien loin, à l’affut, dans les situations d’urgence d’autant plus. Tout va si vite alors, que nous avons à peine le temps de nous rendre compte du désastreux franchissement.

L’hétérogénéité des groupes de la rébellion en cette fameuse fin d’année 2019 aurait pu (se) proposer une véritable remise en question, bousculer et bouleverser toute certitude. Sûrement qu’ici aussi le temps arraché ne fut pas suffisant, qu’en plus des adversaires de tout acabit qui sévissent à tous les niveaux, la pandémie de Covid-19 a sèchement freiné l’élan. Sûrement que la terrible explosion du 4 aout 2020 et le chant de cygne que fut la vaste manifestation du 8 aout, ont fini de nous enfoncer. La simple vérité est que nous n’avons pas réussi à transformer une révolte pour le moins viscérale en un projet politique (sinon, au « centre », à réclamer le sempiternel État de Droit, comme si ces deux mots, supposés faire Un, étaient un sésame, qu’ils n’étaient pas interprétables et pliables à souhait), en un vivre autrement, ensemble pour commencer. Très vite la déplorable question du pouvoir a pris le dessus, limitant tout débat.

Révolution sur nous-mêmes, trois mots sur lesquels plus personne ne s’attarde désormais, ne s’est vraiment attardé à dire vrai, mais qui persistent, malgré tout, suspendus. Il suffirait d’un mur, pourrait-on se dire. Pure consolation ?

En ces temps sans précédent de dévastation du vivant, je ne peux que revenir sur l’ouvrage majeur de Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution, publié en 1902, réfutant le pseudo darwinisme social et la soi-disant « lutte pour l’existence » : Ce n’est pas l’amour de mon voisin - que souvent je ne connais pas du tout - qui me pousse à saisir un seau d’eau et à m’élancer vers sa demeure en flammes ; c’est un sentiment bien plus large, quoique plus vague : un instinct de solidarité humaine. il en est de même pour les animaux. Ce n’est pas l’amour, ni même la sympathie (au sens strict du mot) qui pousse une troupe de ruminants ou de chevaux à former un cercle pour résister à une attaque de loups : ni l’amour qui pousse les loups à se mettre en bande pour chasser ; ni l’amour qui pousse les petits chats ou les agneaux à jouer ensemble, ou une douzaine d’espèces de jeunes oiseaux à vivre ensemble en automne ; et ce n’est ni l’amour, ni la sympathie personnelle qui pousse des milliers de chevreuils, disséminés sur un territoire aussi grand que la France, à constituer des ensembles de troupeaux, marchant tous vers le même endroit afin de traverser une rivière en un point donné.C’est un sentiment infiniment plus large que l’amour ou la sympathie personnelle, un instinct qui c’est peu à peu développé parmi les animaux et les hommes au cours d’un évolution extrêmement lente, et qui a appris aux animaux comme aux hommes la force qu’ils pouvaient trouver dans la pratique de l’entraide et du soutien mutuel, ainsi que les plaisirs que pouvait leur donner la vie sociale.

Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
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