Une journée particulière à Buenos Aires

De Mi Ley à Ni Ley
Carnet #6
Jérémy Rubenstein

paru dans lundimatin#415, le 12 février 2024

Étonnante semaine durant laquelle la fameuse loi « omnibus », qui déléguait notamment les pouvoirs du parlement au président, s’est écroulée dans un confus épisode parlementaire. De Mi Ley (« ma loi » se prononçant comme Milei), nous sommes passé à Ni Ley (qui pourrait se traduire par « pas même une loi »). Cette semaine nous a appris à ne pas faire le moindre pronostic sur l’avenir -même à très court terme- mais la bande à Milei semble se recroqueviller et s’isoler à l’intérieur de pouvoirs qui la dépassent. Sa fragilité l’oblige à fusionner avec le parti de droite plus traditionnelle. Est-ce à dire que ce parti s’extrême-droitise ou que la bande à Milei apprend les bonnes manières pour rester à la table des puissants ?

Lundi

On se réveille avec une bonne grosse dalle. L’idée n’est pas de manger les riches mais pas loin. Une ministre pour commencer. La UTEP [1] a décidé de prendre au mot les propos de Sandra Pettovello, qui avait annoncé qu’elle répondrait à toutes les personnes, individuellement, qui ont faim (voir carnet précédent). Il y a donc des milliers de personnes qui se présentent devant la porte du ministère du Capital Humain afin que la ministre annote leurs noms et numéros de carte d’identité, en réponse à sa mise en scène, un stylo à la main, quelques jours plus tôt.

Un petit groupe hilare chante « Con los huesos de Caputo, vamos hacer un puchero » [avec les os de Caputo, on va faire un ragoût], puis chaque chanteur improvise la strophe suivante avec une recette. Du simple asado de Caputo, on passe à des viandes en sauce plus élaborées. Je n’aurais jamais imaginé un ministre de l’Économie aussi appétissant.

Une sono arrive avec des cumbias et ça danse devant le ministère malgré la chaleur. Puis une petite procession porte la Vierge de Luján (sainte patronne de l’Argentine) qui avance jusqu’à la porte, tandis que la foule chante, non pas un chant religieux mais l’un des slogans en vogue en ce moment : « Unidad de los Trabajadores. Al que no le gusta, se jode, se jode ! » [Unité des travailleurs. Celui qui n’aime pas ça, qu’il fasse avec (ou qu’il aille se faire foutre) »]. Puis, une fois la Vierge en place devant la porte, la sono envoie les premières notes de l’hymne national. Et tous l’entonnent avec une grande solennité.

Pendant que la « file de la faim » (comme les journaux l’ont baptisé) s’allonge le long de dizaines de rue, des kilomètres, la ministre se rend dans une église évangéliste. Elle signe avec elle une distribution de nourriture. Son communiqué précise que cette distribution se fera ainsi « sans intermédiaire ». Autrement dit, l’église évangéliste n’est pas un intermédiaire. C’est quoi ? Les forces du ciel, sans doute.

Par ailleurs, elle peut signer avec toutes les églises qu’elle voudra, ça ne représenterait pas 10% de l’ensemble des cantines communautaires qui distribuent près de 10 millions de repas par jour.

Tout est ainsi, sans le moindre souci d’un début de cohérence. Elle a dit, jeudi, qu’elle recevrait, individuellement, toutes les personnes qui ont faim. Des milliers de personnes se présentent lundi, individuellement, en file, devant son ministère. Elle dit qu’elle n’a pas dit ce qu’elle a dit. Puis, c’est tout. Non, ce n’est pas tout : les organisations qui ont convoqué à répondre à son appel sont responsables de ce que les « gens soient sous le soleil », genre elle s’intéresse à leur santé.

J’allume une spirale (je ne sais plus si on les appelle ainsi en français, ces spirales anti-moustique en matière inflammable qui se cassent sans arrêt quand on les sépare l’une de l’autre). Et je me dis qu’il n’y a pas tant de moustiques, peut-être que je pourrais m’épargner l’odeur toxique que j’ai toujours soupçonné de tuer aussi les humains, au passage. Mais je l’allume tout de même, en pensant à l’épidémie de dengue. Et puis je me dis que celle-ci est peut-être passée. Quand en parlait-on ? La semaine dernière ? Il y a trois semaines ? Impossible de me souvenir. Le temps est si vertigineux depuis quelques semaines que des choses qui remontent à quelques jours nous semblent très anciennes. C’est comme si l’urgence et la catastrophe permanentes changeaient complètement la perception du temps.

Ça fait moins de deux mois que l’autre taré est à la présidence ! Un siècle. Entre temps, il y a eu des inondations avec la tempête qui a provoqué la mort d’une bonne dizaine de personnes, ça c’était juste après l’investiture. On avait l’impression que les fameuses « forces du ciel » dont se prévalait le nouveau président s’acharnaient sur notre pauvre pays. Puis les déclarations de Caputo. Mais oui, souviens-toi, Caputo ! Chacune de ses phrases nous douchaient ; aussi techniques fussent-elles, elles effrayaient, cinglaient par ses promesses de souffrance. Mais non, auparavant il y avait eu le discours maladroit (toujours maladroit) de Bullrich déclarant la guerre aux mouvements sociaux, uniquement aux mouvements sociaux, sans même un mot pour ce qui est censé constituer la « sécurité » (narco, etc.). Puis, puis quoi ? Je ne sais plus. Ah oui, le DNU. Avant ou après ? Peu importe. Puis la ley omnibus. Avant ou après ? Je ne sais plus. Choc, choc, choc toujours. Au secours Naomi Klein, ça ne s’arrête jamais.

J’ai prévenu les amis de Lundi-Matin que je vais calmer le rythme. J’écris trop, j’envoie des papiers trop longs, des carnets qui s’allongent tous les jours ; même en coupant, les pages se noircissent. C’est illisible. Je sais qu’une note doit être ramassée, la plus courte possible, pour être lue. Pas moyen, j’écris. Seule manière que je connaisse pour avoir prise sur le bombardement quotidien (ou, du moins, la sensation d’avoir un minimum de prise). Je ne sais pas comment font les autres.

Aujourd’hui, j’ai bu un pot avec des journalistes, en fait pratiquement que des photographes. Ils et elles donnent l’impression de tenir sur le fil, avoir abandonné toute idée de perspective de temps. Il faut faire ce qu’il y a faire, maintenant. Prendre des photos. S’organiser pour réduire la nouvelle dangerosité policière. La perspective, c’est le lendemain.

L’une attend un paiement depuis trois mois ; s’il arrive, cet argent (pesos) ne vaudra que la moitié de ce qu’elle a vendu. L’autre, vingt-trois ans de métier, sans enfant, ne sait pas s’il pourra faire face à la hausse du loyer. L’autre se félicite d’une hausse de seulement 140% du loyer (comme moi), elle pourra rester chez elle.

La plupart ont vécu 2001 très jeunes, adolescents. Ils ont l’impression que les gens étaient mieux organisés à l’époque. L’un raconte une assemblée de son quartier où, justement, il y voit la transmission de 2001 se faire. Les plus jeunes écoutant les détails de ce temps où ils étaient à peine nés. Un autre est persuadé que les bases syndicales vont faire la différence, déborder les directions, les obliger à être combatives, à bloquer le pays jusqu’à… Jusqu’à quoi ? Une proposition de gouvernement qui ne plonge pas les trois quarts des habitants dans la pauvreté ? (c’est déjà près de la moitié, selon des chiffres officiels) Peut-être, j’en doute. Ces patrons syndicaux ont été « débordés » des dizaines de fois, ils sont toujours là. Ils ont toujours négocié au mieux de leurs intérêts.

Pour moi, la question est surtout de savoir jusqu’où Milei tient à son dogme. Je le tiens pour un universitaire qui veut mener son expérience jusqu’au bout. Je me trompe peut-être totalement, la plupart des analyses sérieuses considèrent qu’il lâche de partout afin de pouvoir gouverner avec les forces politiques désireuses de le suivre (jusqu’à un point qu’elles considèrent socialement acceptable ou pensent pouvoir en tirer un profit électoral). Je pense plutôt qu’il est sincère quand il dit ne renoncer à rien. Qu’il se joue de ces forces afin qu’elles lui offrent une légalité pour mener ses plans démesurés sinon déments. Il est malin et il n’y a pas besoin d’être très malin pour jouer de ces élus et partis habitués à toutes les roueries, et retournements, afin d’obtenir quelques miettes de ce qui se joue à court terme. En revanche, je rejoins toutes ces analyses pour considérer que Milei n’a aucune notion de la force politique des mouvements sociaux. La société n’existe pas pour lui. « There’s No Such Thing as Society » disait Thatcher. Bon élève, Milei la croit. Et il se trompe lourdement, derrière sa teacher.

Il se trompe ? Oui. Peut-être qu’il n’y a pas « La Société » pour affronter ses divagations d’universitaire marginal mais il y a nombre de mouvements sociaux, composés de gens qui ont faim et d’autres qui voient leurs perspectives s’écrouler. Et nous n’allons pas disparaitre pour une virgule dans les calculs d’un économiste cinglé. Il peut dupliquer ses forces policières, nous serons toujours là. Sa virgule ne tiendra pas.

Mardi

Milei arrive en Israël, en annonçant le transfert de l’ambassade argentine à Jérusalem, puis va faire le clown au mur des lamentations.

Se montrer spectaculairement aligné sur Israël en pleine opération de nettoyage ethnique ou de génocide des Palestiniens n’est pas, pas du tout, la tradition diplomatique argentine. Celle-ci se caractérisée plutôt par la prudence. Ce ne sera pas le moindre de ses crimes que celui de rejoindre l’infamie occidentale.

Ceci-dit, des spécialistes remarquent que l’installation d’une ambassade à Tel Aviv avait été décidé non par la présidence mais par une loi de 1951. Si bien que, théoriquement, le transfert de son siège ne pourrait se faire sans une autre loi du Congrès.

Vers 17h. Le Parlement vote l’article qui délègue ses pouvoirs au président. Sur la chaîne Youtube du Congrès c’est un spectacle de suspense, avec un chronomètre qui tourne : dix, neuf, … une seconde : la délégation des pouvoirs est votée. C’est fini.

Quelques dizaines de minutes plus tard, de film de suspense avec la mort au tournant, on change de registre pour une comédie loufoque. Joyeuse farce, sans queue ni tête. Les députés continuent de voter les articles. Plusieurs incises sont rejetées. Puis, le chef du bloc libertarien jette l’éponge, devant des députés surpris et un public médusé. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris ce qu’il a dit. Il appelle à voter à ce que la loi reparte en commission. Autrement dit, ils abandonnent la loi.

Un peu plus tard, une chaîne-en-continue très de droite appelle le ministre de l’Intérieur (rien à voir avec la sécurité, il s’agit du ministre en charge des relations avec les provinces), Guillermo Francos. Celui-ci explique que les députés étaient embêtants, puisqu’ils avaient voté les principes de la loi mais, ensuite, refusaient de voter les articles qui la concrétisaient. Puis, il ajoute, « nous avons donc décidé de la renvoyer en commission afin de changer les articles ». Les journalistes informent le ministre que le règlement du Parlement prévoit que, dans ces cas, c’est l’ensemble de la loi qui doit être revue en commission, et non des articles. Le ministre se montre très surpris d’apprendre ce détail procédural, qui implique la caducité de tout ce qui a été voté. Peut-être que Milei n’était pas plus au courant, et qu’il a donné son ordre (depuis Israël) en méconnaissance de cause.

Magie du parlementarisme, on n’y comprend rien [2] mais on est content. Pour l’instant.

C’est la fête sur la place. Les flics restent tranquilles comme d’antan (un antan qui remonte à quelques semaines seulement). L’ambiance a viré joyeuse.

Je repense à ce qu’avait dit mon pote Edy quelques semaines plus tôt : « écoute, ces gens-là n’ont pas les épaules pour occuper ces postes. Ils peuvent avoir une petite entreprise médiatique qui fait du bruit mais je ne les vois pas tenir bien longtemps devant autant de paramètres à prendre en compte en même temps. Ça les dépasse. Avec tout le respect que je dois aux tireuses de tarot, j’y crois pas trop » (Karina Milei, la sœur et principale conseillère -outre ses chiens- du président, est experte en tarot).

Ce soir, l’admirateur de Thatcher fait penser à Lizz Truss.

Le troll et le président

La fête n’a pas plu à tout le monde. Après avoir pleuré devant le Mur des lamentations, Milei a enfourché le réseau-Musk. Il y a publié les noms, prénoms et photographies des députés qui l’ont « trahi ». Entre deux vociférations twittesques, il a « aimé » le post de l’un de ses followers traitant les députés radicaux (UCR, fondé en 1891) de « petites putes » du péronisme. Ce sont là ses alliés politiques, sans lesquels sa fameuse loi ne serait pas même entré dans l’hémicycle (le parti de Milei n’est que la seconde minorité, avec 38 députés sur 257). Les « traitres » sont les députés qui ont eu l’outrecuidance de rejeter une ou deux incises d’un article (parmi des centaines d’articles, donc des milliers d’incises) de la loi. Tout ou rien.

Beaucoup de commentaires ont remarqué que faire une liste noire depuis la présidence avait quelque chose de fasciste. La sagacité des commentaires journalistique impressionne.

Avec ce renversement, les interprétations conspiratives fleurissent, accompagnées de leurs incohérences et inconsistances habituelles. Ainsi, comme le remarque le journaliste-radio Alejandro Bergovich, le camp présidentiel n’a cessé de répéter qu’il ne négociait rien avec personne mais il se dit « trahit » par ses alliés d’opposition (oui, je sais, c’est un oxymore mais on ne sait plus comment appeler les partis d’opposition qui font le travail, en lieu et place des députés miléïstes apparemment complètement dépassés par le monde parlementaire). S’il y a une trahison, il faut bien qu’il y ait eu accord. La nature de cet accord ? Nul ne sait, pour l’instant.

Derrière ce premier complot, il y en a un autre, celui du Milei omniscient. Sur le réseau-Musk, un post affirme que Milei savait parfaitement que trahison il y aurait. Il s’agissait, en réalité, d’un plan magistral afin que les traitres sortent du bois, et ainsi montrer au peuple comment fonctionne la caste. Milei met son petit cœur de réseau-Musk à un tel post, indiquant que c’est bien cela.

Du Q-Trump dans le texte.

Si la tendance autoritaire du gouvernement s’est spectaculairement manifestée par les messages rageurs du président, elle s’est beaucoup plus calmement -mais fermement- affirmée par la voix du ministre de l’Économie. Luis Caputo a expliqué que le vote de la loi ne change rien au programme. Qu’ils la votent maintenant, demain ou jamais, lui appliquera son programme économique. C’est moins spectaculaire mais, dans le fond, bien plus autoritaire. Il dit, sans la moindre stridence, que son programme économique n’en a rien à foutre des gesticulations parlementaires.

En somme, il résume de manière très claire ce qu’est un programme économique dans à peu près n’importe quel pays capitaliste depuis une quarantaine d’années. Des décisions prises dans de petits cénacles. Si, ensuite, elles ne sont pas acceptées par la voie parlementaire, elle passe par l’administrative et, sinon, par n’importe quel autre moyen.

Même son de cloche chez Patricia Bullrich, qui a aussi dit qu’elle s’en foutait que la loi soit votée ou pas. Plus encore, face au DNU qui est aussi remis en question, cette fois par un juge, elle menace le juge en question. Elle a d’autres moyens d’appliquer son projet policier, dit-elle. Ce qui n’est probablement pas faux.

Il est certain que les deux ministres surjouent l’indifférence pour ne pas admettre la raclée qu’ils ont pris. Mais leur discours dit quelque chose d’assez juste, à la fois sur leur manière de concevoir le pouvoir (« on n’en a rien à foutre de vos lois, y compris de la nôtre ») et du fonctionnement de l’État dans des secteurs stratégiques (économie et sécurité, en l’occurrence). Loi ou pas loi, l’exécutif a les moyens de nous faire du mal.

Une députée du parti de Milei présente un projet de loi pour abroger le droit à l’avortement. « Ils ne savent plus quoi faire pour cacher leur déroute d’hier ». C’est le seul commentaire qu’en a fait Verónica Gago. Il n’y a, en effet, pas grand-chose d’autre à en dire. Et, à l’instar de Gago, aucune féministe n’a de temps à perdre avec cette provocation sans la moindre chance d’aboutir. Seule l’historienne Cora Gamarnik remercie l’initiative milléïste pour susciter un 8 mars qui promet d’être très vert.

Photo : Anita Pouchard

Jeudi

Depuis deux jours, je tourne en rond, comme si la baisse d’intensité, suite à l’hystérie parlementaire-médiatique, avait un effet déprimant ou dépressif. Entre se rendre à la place et se gaver d’info-en-continue et d’interprétations contradictoires, une addiction s’installe. Sûrement les effets, ou contrecoups, d’une forme de « mobilisation » très passive, spectatrice.

Et je crois que je suis un peu vexé de m’être trompé. Certes, la surprise était assez générale mais cette fameuse loi s’est écroulée pour une raison qui n’avait pas échappé à quelques bons connaisseurs de la scène parlementaire. Dans sa chronique hebdomadaire du dimanche [3], Horacio Verbitsky expliquait qu’une majorité de députés avait voté les principes de la loi (vendredi 2 février) mais que sur les détails (à partir de mardi 6) ils ne pouraient se mettre d’accord. Chaque bloque défendant une partie différente de cette loi multiple, ils devaient nécessairement entrer en contradiction dans le détail de la loi. Verbitsky connaît et décrit les pouvoirs argentins depuis les années 60. Ce qui me semblait essentiel, à savoir les principes de la loi et la maîtrise du calendrier parlementaire en fonction des négociations plus ou moins secrètes, était un détail. Les nombreuses irrégularités n’avaient guère d’incidence sur les intérêts particuliers de chacun. C’est sur ces intérêts que Verbitsky était attentif, à raison.

Mon petit orgueil d’intellectuel qui n’a rien capter à la dynamique de la séquence remis à sa place, je me dis qu’il faut surtout s’arrêter un temps. Cure de cette folie. Mais le prix du bus s’est multiplié par cinq aujourd’hui. Ça ne s’arrête jamais.

Vendredi. Mohamed Saïd al-Sahhaf for ever

L’interprétation Q-trumpiste de la déroute miléïste est passée du réseau-Musk à version officielle. Le porte-parole de la présidence l’expose :

« Je crois que le gouvernement sort plus fort parce que nous avons montré ce que nous voulons faire. Les gens ont voté effectivement le changement proposé par la loi. Une partie de la politique ne l’a pas accompagné. Et ceux qui n’ont pas accompagné se sont exposés. Ça ne nous nuit pas, ça nous renforce. »

Le porte-parole Manuel Adorni confirme ainsi que Mohamed Saïd al-Sahhaf fut le grand prophète de notre temps et le modèle pour toute parole officielle. Partout à travers le monde, nous devrions ériger des statues du visionnaire ministre de l’information de Saddam Hussein, qui décrivait en avril 2003 les troupes étatsuniennes à l’agonie face la fière armée irakienne. Al-Sahhaf annonçait que le discours gouvernemental ne serait plus seulement un discours trompeur comme il était d’usage, mais totalement invraisemblable, absolument déconnecté des faits. La soldatesque étatsunienne n’est jamais entrée dans Bagdad, elle fut écrasée à ses portes. Par désespoir devant la fermeté de l’armée irakienne, les officiers yankees se suicidèrent par centaines. Et les morceaux de tôle rouillée que ces chiens impérialistes osaient appeler des tanks brulèrent par milliers.

Milei sort renforcé de cette semaine, Adorni al-Sahhaf a dit.

Samedi. La bande à Milei dans les bras de Macri

Dans la réalité non-alternative (celle où les Yankees envahissent l’Irak provoquant des catastrophes sans fin), la séquence qui s’est terminée mardi par le rocambolesque épisode parlementaire change un peu la configuration du gouvernement et des partis. La bande à Milei sort affaiblie et discréditée de ces deux mois de gouvernement à la hussarde.

L’opération d’intimidation contre les mouvements sociaux n’a pas fonctionné. Même si Milei ne le veut pas, nous on est là. Les syndicats et leurs directions ne sont pas affaiblis mais renforcés comme rempart, du fait de leur capacité de mobilisation dont ils ont, à nouveau, fait la preuve (le 24 janvier, notamment). Ce qui ne présage rien quant à l’attitude de leurs directions dans l’avenir mais fixe le fait que le gouvernement ne pourra pas les contourner.

Au Parlement, la méthode de la douche écossaise avec les partis collaboratifs, alternant insultes publiques et négociations en sous-main, s’est soldée par une farce dont on ne sait plus très bien qui est le dindon. En tout cas, la loi devant refonder le pays est morte. Et ce, avant même que le Sénat ne soit entré dans la danse. Il n’est d’ailleurs pas impossible que celui-ci enterre, quant à lui, le fameux DNU (Décret National et d’Urgence) qui est l’autre moteur légal de la tronçonneuse à Milei [4]. Légal pour l’instant car probablement inconstitutionnel. De cela, en décidera sûrement, à un moment ou un autre, la Cour suprême (dont les juges prennent, généralement, leurs décisions en fonction de leurs intérêts, c’est-à-dire du panorama politique, voir carnet n#2). Autrement dit, juges et/ou sénateurs peuvent encore liquider le DNU. Il ne resterait alors plus rien de l’armature légale de la « refondation » de l’Argentine.

Entre temps, Milei est entré en conflit ouvert avec les gouverneurs des provinces, ce qui n’est pas une mince affaire dans un système fédéral. Cela explique en partie son échec au Parlement, comme retour de bâton (à travers les députés répondant aux gouverneurs de leurs provinces). Ce conflit peut vite tourner à l’aigre. Il est difficile de distinguer les coups de menton des uns et des autres de véritables empoignades. Mais Milei a déjà asséché les finances de nombreux programmes provinciaux (financés ou cofinancés par l’État central), avec des effets désastreux sur les écoles et les transports publics notamment. En retour, nous en sommes déjà à des rumeurs (peu susceptibles de se concrétiser mais significatives sur l’intensité du conflit) d’une sorte de sécession de plusieurs riches provinces exportatrices de grain à travers le contournement de l’impôt à l’État central [5].

Bref, la bande à Milei a réussi à se mettre à dos tous les pouvoirs institués et une bonne partie de la rue. Certes, cela peut renforcer son discours anti-caste sur le registre « vous le voyez bien, nous touchons aux privilèges de la caste ». Mais, dans la réalité non-alternative, cette situation de faiblesse oblige la bande à Milei a changé la nature de son accord avec le parti de la droite néolibérale classique (le Pro de l’ancien président Mauricio Macri) qui, lui, dispose d’influence et de personnes à l’intérieur de chacun des pouvoirs institués. Or, cette alliance, en voie de fusion, décrédibilise totalement le discours anti-caste de Milei. Cela ne veut pas dire qu’il perdra, du jour au lendemain, ses suiveurs (fanatiques ou followers) mais ceux-ci auront plus de mal à ne pas dessiller et encore plus de mal à convaincre de nouveaux adeptes de la réalité d’al-Sahhaf.

Reste à savoir si le Pro va se miléïser, tel un parti Républicain presque entièrement trumpisé par paliers successifs ou si, à l’inverse, la bande à Milei va se dissoudre dans le Pro. Ou peut-être n’est-ce pas la bonne question. Celle-ci serait probablement plus à chercher sur ce qui fait que des droites bien élevées se retrouvent si à l’aise au côté d’aboyeurs brandissant des tronçonneuses. Ne serait-ce pas qu’ils disent et pensent la même chose, dans le fond ?

Jérémy Rubenstein

[1Union des Travailleurs et Travailleuses de l’Économie Populaire, voir carnets précédents.

[2Un vieux briscard du Parlement, Miguel Pichetto, a construit un petit bloc hétéroclite d’élus, groupe qui est devenu pivot pour la majorité. Il a ainsi joué un rôle central dans le passage de la loi la semaine passée. Aujourd’hui, il s’est agacé de ne pas obtenir du parti de Milei ce qu’il souhaitait (je n’ai pas la moindre idée de ce dont il s’agit, tout est envisageable), se plaignant de son manque de flexibilité. Après quoi, nombre d’incises d’article en ont été rejeté.

Côté Milei, on accuse les gouverneurs qui auraient appelé « leurs » députés à voter contre. Pas plus que pour Pichetto, je ne sais exactement ce qu’ils exigeaient. Le plus curieux de ces négociations en lousedé c’est que, énervés, les cadres de Milei parlent de parole trahie. Autrement dit, « on avait un accord en sous-main et ils ont décidé de ne pas le respecter », tout juste s’ils ne lèvent pas les mains au ciel en ajoutant « mais, enfin, on ne rompt pas un pacte mafieux. C’est un déshonneur. »

[4Pour l’instant, la vice-présidente (qui préside le Sénat) Victoria Villaruel empêche l’institution de statuer sur le DNU.

[5Les gouverneurs de Santa Fé et Cordoba auraient proposé à Axel Kicillof (gouverneur de la puissante province de Buenos Aires) d’exporter leurs grains à travers les ports de sa province qui dispose d’une banque automne du système financier national. C’est-à-dire que, théoriquement, l’essentiel des grain exportés pourraient payer les impôts à l’exportation non pas à l’État fédéral mais à la Province de Buenos Aires qui le redistribuerait entre les trois provinces.

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