Évacuation de la « jungle » de Calais : de la politique de dispersion

paru dans lundimatin#77, le 25 octobre 2016

Le démantèlement de l’immense campement de migrants de Calais, finalement repoussé par le Gouvernement au lundi 24 octobre 2016, s’apparente plus dans ses objectifs à une dispersion qu’à une simple évacuation. Car, de même que les flics peuvent, à la fin d’une manifestation, en décréter la dispersion, c’est à dire l’éparpillement des manifestants sur un territoire bien trop étendu pour qu’ils puissent encore exister en tant que tels, de même le Gouvernement s’apprête-t-il, ainsi qu’il l’a annoncé, à disperser les habitants de ce bidonville, à les éparpiller sur l’ensemble du territoire qu’il contrôle, avec pour objectif d’atténuer la dimension conflictuelle, c’est à dire politique, de leur présence.

Cette pratique, on pourra donc tenter de la qualifier en tant que politique de la dispersion, par analogie avec celle qui lui est à la fois ancêtre et antinomique, la politique concentrationnaire.

 

Dispersion : vers la domination déconcentrée

Lors des périodes précédentes de constitution du capitalisme industriel contemporain, les moyens de circulation et de communication, largement défaillants du fait de l’état d’avancement technologique, avaient en effet conduit le pouvoir à instaurer la concentration comme moyen privilégié de contrôle des individus, moyen qui n’était au fond que le reflet de sa propre concentration monopolistique au sein des institutions étatiques. Parmi ses nombreux avantages, cette technique de domination permettait notamment de faire coexister au sein d’une société fragmentée des entités spécifiques, concentrées, distinctes des autres, et donc séparées, à la merci des vagues successives de répression et inaccessibles aux solidarités du reste de la population. Il est toutefois aisé de voir la faiblesse inhérente à cette pratique de gouvernement : elle ne pouvait manquer, en même temps qu’elle les séparait, de réunir ces individus qu’elle concentrait et donc de produire par là même de la solidarité et des résistances, là où n’auraient dû subsister que passivité et obéissance.

 Mais, du fait des avancées technologiques de la deuxième moitié du XXe siècle, il est devenu possible pour le pouvoir de tenter de dépasser cette contradiction en neutralisant une grande partie des formes classiques de la contestation, en substituant donc la dispersion à la concentration comme méthode de domination.

Là encore reflet de la dissolution du pouvoir, où décentralisation, déconcentration, européanisation, ou encore mondialisation des institutions politiques les rendent toujours plus inaccessibles du fait de la multiplication des lieux de décision et de l’illisible intrication de leurs prérogatives respectives, la dispersion donc, rendue possible par la circulation massive, accélérée et fluidifiée des hommes et des informations les concernant, est la forme cybernétique de la séparation des individus, désormais sans cesse plus éparpillés, désorganisés et surveillés dans les divers aspects de leurs vies. De ce fait même, cette dispersion peut également être pensée comme dissimulation des individus, réfugiés derrière la vitrine spectaculaire dont ils sont les propres managers, confinés dans le voyeurisme coupable du spectateur de la vie de leurs semblables, et dont la présence médiatique ne doit plus déborder du seul chapitre qui leur est réservé, celui des « fais divers ».

Trois exemples, évidemment non exhaustifs, afin d’illustrer cette évolution des méthodes de domination : l’aménagement urbain, la politique pénale et l’organisation du travail.

 Rénovation urbaine : du quartier à l’individu « sensibles »

Des corons aux grands ensemble, du XIXe siècle aux années 1970, la vision paternaliste et policière du pouvoir avait conduit à envisager l’aménagement urbain sous l’angle exclusif de la concentration des habitants. L’objectif, largement assumé par les pouvoirs successifs, visait principalement, sous couvert de fournir un logement à une population, pauvre dans sa très grande majorité, à garantir les conditions de son contrôle permanent, dès lors qu’elle était localisable aisément.

Une telle orientation, de par sa nature concentrationnaire, ne pouvait toutefois manquer d’aboutir au développement de solidarités de territoire, d’identités locales, qui furent autant de terreaux pour de futures résistances. Des canuts lyonnais aux émeutes de banlieues qui se développèrent dès la fin des années 1970, en passant par les communards de Belleville et la formation de supposées « zones de non-droit », les exemples, parfois à la limite de la caricature, ne manquent pas pour montrer le prix à payer par le pouvoir pour avoir institué une domination concentrationnaire en matière d’habitat.

 Face à la persistance de cette menace, et après avoir tenté vainement de régler le problème en repoussant ces populations de plus en plus loin des centre-villes, les aménageurs contemporains ont répondu depuis les années 1970 par la notion de « dédensification », l’accélération de l’étalement urbain et la destruction des grands ensembles dans le cadre de la rénovation urbaine, conditions sine qua non à l’avènement de la « mixité sociale », véritable martingale des apprentis pacificateurs en tous genres. Or, pour le dire autrement, ce projet n’est autre que celui de la dispersion des pauvres sur l’ensemble du territoire urbain, de leur dilution au sein du gloubi-boulga atomisé, individualiste et proto-fasciste auquel a été donné le nom générique de « classe moyenne ». Ainsi coupés de leurs semblables, voilà les anciens habitants des « quartiers sensibles » bien en peine de donner une forme spectaculaire à leur révolte, le dispositif judiciaire se chargeant par ailleurs de limiter les contacts entre les plus indomptables d’entre eux. 

Contrôles judiciaires : organiser la solitude du déviant

De la même manière qu’en matière d’aménagement urbain, la technique concentrationnaire constituait encore il y a moins de trente ans l’alpha et l’omega de toute politique pénale. Cette technique s’incarnait, et s’incarne encore, plus que partout ailleurs, dans l’institution carcérale, ses murs, ses cellules, ses miradors. La prison, c’est ce lieu où s’est matérialisé le souhait de fixer sur un même territoire, extrêmement restreint, les personnes jugées indésirables par le pouvoir, et de les y regrouper, afin de parvenir à les enserrer dans le contrôle le plus strict, et ce pour le minimum de moyens.

Le revers de cette concentration, c’est, inévitablement là encore, la fraternisation des indésirables, la constitution d’une communauté entre les prisonniers. Ainsi, ce que le prisonnier apprend à l’intérieur de la prison, au-delà de la haine de ceux qui l’ont placé là, c’est avant tout à nouer des alliances avec ceux qui partagent le même sort que lui. Révoltes de prisonniers, projets d’évasions communs, constitution de réseaux pour l’avenir et de projets de larcins à accomplir dès la sortie... Autant d’événements qui viennent matérialiser ces rencontres, et ce jusqu’à la fameuse « radicalisation » des détenus, qui ne s’explique jamais mieux que comme une forme de fraternisation religieuse.

Confrontés à de tels échecs, les fabricateurs de la politique pénale ont su trouver leur solution dans le développement des « peines alternatives », réalisées à domicile, qui permettront d’éviter une fois pour toute de fournir à la grande majorité des condamnés une occasion de se rencontrer. La première étape, ça a été le développement du contrôle judiciaire, de la « liberté surveillée », dispositif qui vient restreindre effectivement le territoire auquel peut accéder le condamné, en fonction du rythme horaire auquel le pointage doit être effectué : accélérer ce rythme, c’est réduire les points du territoire qui lui sont accessibles entre-temps. Plus de bâtiment, plus de rencontres, l’isolement dans le trajet domicile-commissariat. Et puis, deuxième étape, voici le bracelet électronique, la matrice des fameux « objets connectés ». Plus de trajets, même plus nécessaire de pointer. Ce bracelet, c’est le boulet aux pieds qui permet la géolocalisation permanente des condamnés, le panoptique à domicile, qui a réussi escamoter la nécessité du point de vue. Ces dispositifs, ces « peines alternatives », ne sont donc que les moyens de la dispersion des anciens prisonniers au sein du reste de la population. Plus de réseaux d’anciens prisonniers, plus de résistance collective au contrôle, plus de partage d’expérience : voilà maintenant les condamnés placés à l’isolement au beau milieu de la « normalité » de leurs voisins, redevenus des individus, juste un peu plus surveillés que la moyenne et avec, quand même, la liberté d’aller gratter quelques courses pour Uber. 

Uberisation du travail : disperser le droit de grève

Prisons, grands ensembles : cette logique concentrationnaire ne pouvait s’exprimer dans le champ urbanistique et pénal sans avoir son pendant dans celui, central pour nos sociétés industrielles, de la production. Et c’est en effet en ce sens que se sont constituées dès la fin du XVIIIe siècle les fabriques et les usines, sur les cendres de la paysannerie, institutions concentrées regroupant parfois jusqu’à plusieurs milliers d’ouvriers sur un même site, lieux de rationalisation et de contrôle des producteurs et de leur production, nécessaires à l’accroissement de la productivité comme à la standardisation des produits.

Mais, comme ce fut le cas pour les prisons et les quartiers concentrationnaires, le regroupement d’autant d’individus, partageant l’expérience commune d’un quotidien de misère, ne pouvait que susciter le développement de solidarités subversives. Développement de nouvelles formes d’organisation, mises en commun des ressources, grèves, occupations d’usines ou encore séquestrations de dirigeants : l’inventivité à la fois pratique et théorique de cette foule concentrée, remuante, a paru plus d’une fois sur le point de faire échouer ce projet de confiscation de vies anonymes, malgré, il faut le dire, les trop nombreuses trahisons syndicales.

En réponse à cette agitation incessante, managers, ingénieurs et autres « économistes » se sont donc évertués, dès les années 1970, à défaire ce qu’ils avaient pourtant si patiemment tenté de mettre en place pendant plus de 150 ans. Comme s’il ne fallait qu’il ne reste, de ce qui fut ce champ de bataille si central, qu’un champ de ruines. Détruire tout à la fois les lieux de travail et le salariat qu’ils avaient eux même inventés, afin de rétablir leur contrôle sans partage sur les producteurs. Ainsi, dans un premier temps, la fragmentation des unités productives et l’externalisation sont venues rendre obsolète l’usine, mettant en œuvre la dispersion des lieux de production, qui signifiait également la dispersion des travailleurs en groupes de plus en plus restreints. Et puis le développement du travail intérimaire est venu consacrer la dispersion du travailleur isolé entre les lieux de production, avant que ce que l’on appelle aujourd’hui « l’uberisation », comme un immense coup de pub à l’entreprise en question, ne vienne s’attaquer au salariat, entériner la dispersion des travailleurs eux-mêmes, voire même enfin disperser le temps de travail au milieu de celui des loisirs pour mieux faire croire à sa disparition.

Calais : de la dispersion à la disparition des voyageurs

 Ainsi donc, ce qui se joue à Calais, c’est une fois encore la mise en œuvre de cette politique de la dispersion.

 Si l’expérience concentrationnaire a bien été tentée à proximité de Calais, sous la forme du centre d’accueil de Sangatte (1999-2002), elle a fait long feu. Il était donc évident, notamment au vu du peu d’entrain du gouvernement à la mettre en œuvre, que la récente tentative de ficher et de parquer les arrivants dans des conteneurs à sécurité biométrique ne constituait pas son objectif final. Car, comme le lui avait montré l’expérience de Sangatte, la concentration s’accompagne irrémédiablement de sa visibilisation, de la cristallisation des forces en présences : oppositions, solidarités internes et externes, formes de résistance s’agrègent et prolifèrent, et ce point du territoire devient peu à peu producteur d’images vers lesquelles convergent à présent tous les regards.

Dès lors, la politique mise en œuvre par le pouvoir face à la concentration « spontanée » (car non planifiée en amont) que représente l’actuel campement sera nécessairement celle de la dispersion. Dans la continuité de celle appliquée depuis la fermeture du centre de Sangatte, ainsi qu’il en est allé de la première destruction de la « jungle » de Calais en septembre 2009, alors habitée par quelque 700 personnes et rasée à coup de bulldozers, sous le regard satisfait d’Eric Besson. Car, en actant la dispersion des habitants du campement dans des territoires éloignés, ce que vise le gouvernement c’est tout à la fois leur dissimulation, la dispersion de toutes les formes de solidarité qui pouvaient s’être nouées entre eux, au gré des échanges comme des actes de résistance, et la dispersion de leurs soutiens. Avec, à la clé, l’espoir de pouvoir procéder prochainement à leur expulsion dans le plus grand silence, puisqu’en vertu des accords du Touquet, il ne saurait y avoir d’aide à la traversée de la manche, et qu’en 2015, moins d’un quart des demandes d’asile déposées en France ont été accueillies favorablement. La dispersion comme prélude à la disparition.

Ainsi, résister à cette politique de la dispersion, se donner la capacité de soutenir les dispersés de Calais au moment de leur expulsion, de faire émerger les formes de solidarité adéquates, implique qu’il devienne possible d’intervenir tout à la fois partout, et en même temps. La question posée ici, c’est donc en définitive celle de la capacité à produire une cristallisation qui ne repose pas sur la seule concentration, de la capacité, donc, des groupes et des individus à produire, au-delà de leur seule localisation géographique, de l’organisation.

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