Une dangereuse réactualisation du conte Le Petit Chaperon Rouge

ou Florence Au Bois Dormant a dormi 25 ans

paru dans lundimatin#412, le 28 janvier 2024

Mardi 21 novembre 2023, le théâtre de St Brieuc La Passerelle programme "Un Chaperon Rouge" écrit et mis en scène par Florence Lavaud. Le spectacle, créé il y a 24 ans, est accueilli sur la scène nationale briochine à l’initiative du festival Jeune Public « De Beaux Lendemains ». Il est présenté comme « un conte revisité, ayant perdu sa naïveté. Un chaperon rouge parle d’initiation, du passage à l’âge adulte et de cruauté. Il suggère sans mots et avec des images, une histoire d’émancipation féminine, belle, brutale et inoubliable. Ne devons-nous pas continuer à transmettre les contes qui nous font grandir ? » [1]

Le spectacle que nous avons vu ne ressemble en rien à une histoire d’émancipation féminine. Nous avons assisté à une proposition artistique dangereuse tant elle vient nourrir nos imaginaires de la culture du viol. [2] La programmation de cette pièce est incompréhensible, nous la dénonçons.

Nous sommes quatre femmes, professionnelles de l’artistique et/ou de l’éducation populaire, à partager cette expérience de spectacle. Nous entrons confiantes dans le théâtre, d’autant que la programmation est organisée pendant la semaine de lutte contre les violences faites aux femmes. Ce soir là, la salle est bien remplie, il y a beaucoup d’enfants.

Les premières scènes nous présentent un chaperon bien rouge qui incarne sans crainte de la caricature l’enfance féminine, la candeur sautillante, la naïveté tout en onomatopée et en petits cris d’excitation. Le loup, quand il est seul, nous dévoile sa nature rageuse, bestiale ; alors qu’au contact de la petite fille, pendant toute la première partie du spectacle, il devient miel, plein de tact et de stratégie. Il parsème la forêt de roses coupées pour attirer l’enfant, il essaie de lui faire quitter le chemin symbolisé par un ruban rouge qui serpente et qui danse sur scène. C’est beau !

Dans la forme, tout est impeccable, raffiné, évocateur, envoûtant, puissant... Les espaces scéniques sont clairement découpés par une lumière tranchante. Il y a l’ombre qui avale, la lumière qui met au jour et le rouge bien-sûr qui colle à la peau de notre petite héroïne.

Pourtant, le malaise s’installe rapidement sans que nous réussissions à comprendre immédiatement pourquoi. Serait-ce la maîtrise technique qui couvre et dissimule cette chose qui nous dérange ?

Dans la suite du spectacle, les deux protagonistes finissent par se rencontrer, toujours dans la forêt, à travers un long jeu de cache-cache et de séduction. La tension monte et le loup se dévoile dans un moment où il lâche un rugissement et va pour croquer le bras du Chaperon... qui s’enfuit effrayée. Dans la scène suivante, ils jouent pourtant à nouveau ensemble... comme si de rien n’était... 

Puis le loup abandonne le chaperon et court dévorer la grand-mère. Celle-ci est représentée par une marionnette inerte dans un fauteuil roulant, un ersatz de grand-mère qui n’a pas eu droit à l’incarnation. C’est une scène particulièrement désagréable pendant laquelle le loup agite le fauteuil de la vieille femme, devenue chiffe molle, méprisée et réduite au silence.

A ce stade du spectacle, nous cherchons désespérément l’émancipation féminine.

Après s’être cruellement amusé avec elle, le loup mange l’aïeule et récupère son scalp qu’il enfile pour se glisser au lit en attendant le chaperon rouge. La victime désignée arrive, se met au lit et, se rendant compte de l’imposture, essaie d’échapper à son agresseur en se cachant, se tordant, se roulant dans d’immenses draps rouges qui s’étalent et se gonflent majestueusement d’air sur scène. La scène est longue et esthétique, faite de noirs qui entrecoupent des postures fixes, sortes de flashs, pendant lesquels on observe le rapprochement progressif du loup vers sa victime. Il finit par la sortir de scène en la traînant, abandonnée, abasourdie dans le drap rouge.

Qui peut vraiment avoir perçu de cela autre chose que l’esthétisation d’un viol ? Les enfants peut-être. Mais ils n’ont pas pu échapper à l’ambiance angoissante ni à l’univers du drap de lit et de l’intimité forcée. 

Puis, vient la dernière scène : les lumières du plateau se rallument pour éclairer une jeune femme toute de rouge vêtue, chaperon rouge devenue grande. La comédienne porte une robe de soirée et enfile des chaussures à talons haut. Elle s’adresse à un homme hors-plateau, reprenant les paroles de la comptine. Commence un dialogue de vieux couple « As-tu mis tes chaussette ? Ta chemise ? Y es-tu ? ». Et là, effarante surprise, revoilà notre homme-loup débarrassé de ses griffes... dans les bras duquel elle se jette ! Un petit tango sensuel démarre, nous laissant sur l’image du couple hétéro-classico-bon chic bon genre qui vient clore le spectacle de manière glaçante.

L’enchaînement des deux scènes laisse un goût de vomi dans la bouche et la colère au ventre.

Nous restons hébétées, puis rageuses. Nous ne sommes pas les seules : nous croisons plusieurs femmes révoltées à la sortie du spectacle.

Nous retournons toutes les quatre à l’intérieur du théâtre décidées à parler avec quelqu’un·e du sérail. La responsable de la soirée nous invite à participer à une discussion avec la metteuse en scène. Florence Lavaud est là, assise confortablement. Un verre de rouge posé sur la table basse, elle s’adresse à un groupe d’étudiant·es. Apparemment, nous venons de rater la discussion autour de cette fameuse dernière scène. Cela dit l’échange n’a pas été officiellement proposé à la fin du spectacle.

L’une de nous exprime à quel point cette scène de fin l’a choquée par dessus tout, et se risque à nommer ce que le spectacle nous a raconté à gros traits : le chaperon rouge, archétype de la petite fille naïve, finit par épouser son agresseur, et devient une femme mûre et comblée.

Un homme au côté de Florence Lavaud nous explique que le malaise potentiellement ressenti après le spectacle dépendrait de l’interprétation de cette dernière scène, que l’on pourrait percevoir de différentes manières. « Il ne faut pas voir la dernière scène sur le même plan : avant on est dans le conte, le fantasme, alors que là c’est tout à fait différent c’est la vie c’est le joyeux »… le réel ? Pardon mais ce sont les deux mêmes artistes au plateau, avec les mêmes codes couleur ; c’est à ce moment-là qu’est évoquée la célèbre comptine du conte... ! Et quand bien même il s’agirait de « fantasmes » dans la première partie, de quel « fantasme » parle-t-on, de quel « rite initiatique » ou « passage à l’âge adulte » pour une jeune fille ?

Bref, à entendre ces justifications nos mâchoires se décrochent et nos bouches s’ouvrent pour essayer d’exprimer le plus calmement possible notre désaccord. Tombe alors l’argument ultime : nous poserions sur ce spectacle un regard d’adulte. D’ailleurs si un·e enfant venait lui faire une analyse similaire de son travail, bien sûr la metteuse en scène se remettrait en question !

C’est tellement absurde d’être reléguées à cette peau d’adulte alors que justement nous nous questionnons sur le discours et la vision implicite contenue dans ce spectacle.

Nous connaissons cet argument du « regard adulte qui projette » : nous avons nous-même pu l’employer lorsque des accompagnant.es d’enfants sont trop prévenant.es et pensent que des émotions (comme la peur) ou des sujets plus difficiles (comme la mort, la violence ou la sexualité) ne sont pas adaptés aux enfants. Que l’on s’entende bien, nous ne pensons pas qu’il y ait de sujet ni d’émotions taboues, nous pensons en revanche que l’on peut envoyer des quantités de messages différents sur un même sujet. Et nous croyons que ce qui est raconté avec des médias aussi puissants que les contes ou les spectacles a de l’importance et participe à façonner les imaginaires.

Rappelons-nous du moment avec la grand-mère : quelle est la volonté de la mise en scène dans ce passage par exemple ? Nous n’y avons vu qu’une image de domination abjecte, de violence gratuite ; un contraste poussé à l’extrême entre une « masculinité » dangereuse et l’impuissance totale d’une femme âgée et handicapée. Serions-nous trop sensibles ou trop terre-à-terre de faire autant de liens entre les mondes symboliques et la vie matérielle ? Pourtant, quand on sait que près de 80% des femmes handicapées sont victimes de violences dans la vie réelle au cours de leur vie, quel imaginaire est proposé ici aux enfants ? Nous pensons qu’une telle proposition peut renforcer des schémas dangereux et ainsi participer à une reproduction sociale des violences à l’œuvre.

Une des fonctions du conte est, par la symbolique, de faire revivre des situations traumatiques afin de s’en libérer et de dompter les peurs, et/ou d’avertir de dangers sociétaux auxquels l’enfant devra être préparé. Le conte s’inscrit dans une tradition riche de différentes versions qui témoignent à chaque fois d’une vision différente du monde, et qui donne des clefs choisies. Plusieurs analyses s’accordent à décrypter le sens du chaperon rouge (au delà du rouge comme symbole de la menstruation) comme « les aventures [d’]une femme […] mise en garde contre le danger du sexe et la perte de la virginité ». Pour autant, il existe des fins bien différentes. Il y a par exemple celle où le chaperon rouge est sauvée par le « bon chasseur » (une fin aussi réactionnaire nous ferait sans doute tiquer également aujourd’hui) ou en encore celle où elle parvient à s’enfuir en détournant l’attention du loup. Ici elle est trainée au sol, violée, humiliée puis mariée. La version de la Cie F. Lavaud est bien une version revisitée du conte, c’est un véritable choix, une proposition et une certaine vision de « l’émancipation » qui nous paraît délétère.

D’ailleurs, s’il y a une dimension et une fonction symbolique indéniable au conte, n’oublions pas qu’il y a aussi un premier niveau de lecture qui servira de base de discussion avec les plus jeunes à la sortie du spectacle. Comme lorsque l’on raconte l’histoire aux enfants avant de dormir, c’est avant tout ce premier degré qui sera questionné, et ensuite nous irons voir ce qu’il y a derrière.

Alors « que dit-on aux enfants en leur faisant regarder cela ? » dira l’une d’entre nous.

Doit-on rapeler aux programmateur.rices de théâtre que non, le viol n’est pas un rite initiatique qui permet aux fillettes de devenir femmes, mais bien un crime qui crée un traumatisme à vie ? Doit-on rappeler que le viol n’a rien a voir avec la sexualité mais tout à voir avec la violence ? Que le fantasme du viol n’a rien de « charmant » ni de « romantique » lorsqu’il est construit socialement et participe à la soumission par un genre de tous les autres. Que le mythe de l’incontrôlable bestialité des « vrais hommes » participe à ce que tant d’enfants, de femmes, et de personnes perçues comme s’écartant du « vrai » masculin soient harcelées, agressées, violées au cours de leur vie ?

Comment, en 2023, la confusion est-elle encore possible ?

Comment en 2023 peut-on encore confondre émancipation et soumission à son agresseur ? Est-il encore possible aujourd’hui d’imaginer sans le questionner que le désir, la sexualité féminine se construisent sur le « fantasme » du viol, de la violence, de l’agression sexuelle... voire de l’inceste ? Est-il possible de participer aussi activement à ce qu’il se construise de la sorte ?

C’est justement l’implicite dans lequel baigne notre rapport à la sexualité et notre incapacité à parler de nos sexualités qui nous mène à cautionner de telles situations de domination de l’adulte sur l’enfant, des hommes sur les personnes femmes et LGBT+, qui nous empêche de réagir face à des situations d’agressions quotidiennes. Tout est mélangé... Domination ? Séduction ? Un tel spectacle destiné aux enfants se joue de la notion de consentement et va à l’encontre des réflexions pour une véritable éducation sexuelle de tous et de toutes.

C’est bien là que se loge le malaise du public captif sinon captivé face à cette version du chaperon.

Notre malaise se loge dans le fait d’être exposées, une fois de plus, à un imaginaire de soumission de la femme par l’homme qui renforce l’insupportable flou des contours de nos désirs, déjà pétris par ces représentations. Le fait que le monde culturel cautionne ce flou en employant pour parler de ce spectacle le terme « émancipation » cache une impossible compréhension, une proposition inaudible d’un retour en arrière.

Le sourire au coin des lèvres, Florence Lavaud admet qu’elle était vraiment curieuse de savoir ce que ce spectacle produirait aujourd’hui... On entend entre ces mots « dans cette époque où l’on ne peut plus rien dire, ni parler de rien ». Non, pour elle, ce n’est pas le récit d’une enfant qui finit par épouser son agresseur, c’est un conte et le conte est cruel et les enfants aiment cette cruauté dans le conte.

L’une de nous tente une dernière fois...’ et que pensez-vous de la réaction d’un petit garçon que j’ai entendu à la sortie du spectacle : « moi je suis le loup » ? ’ En effet, une fois de plus la figure masculine ressort valorisée d’une telle histoire où les femmes sont victimes soumises, sous emprise, nous l’avons toutes ressenti aussi. Le personnage du loup est plus incarné, plus complexe dans sa personnalité, que celui du chaperon qui, bien que personnage principal de cette histoire, est finalement essentialisé.

Nous avons parlé de la haute qualité formelle du spectacle. Elle nous conduit à trouver beaux des faits qui sont laids, et participe ainsi à la confusion dans laquelle sont notamment engluées les victimes de violence. Rendre fascinantes des scènes insoutenables est un mécanisme auquel nous sommes régulièrement confronté·es dans notre société ultra-médiatisée tant dans les domaines politiques, publicitaires qu’artistiques.

En plus de la violence systémique qui se cache - parce qu’elle est sublimée - dans ce spectacle, nous avons bien repéré les stéréotypes de genre qui enferment, qui réduisent et qui ont largement été mis au travail ces dernières années. Florence Lavaud et celleux qui la programment sortent-ielles d’un long sommeil ? En 25 ans la société a avancé et continue de le faire sur ces questions : déconstruire nos propres représentations pour se libérer, se redéfinir. Pour cela il est nécessaire de nommer, d’expliciter. Il faut avancer !

Forte du soutien de son auditoire, Florence Lavaud ne répond pas vraiment, sans cesser de sourire complaisamment… mais se justifie tout de même : elle est elle-même féministe ! Nous décidons de quitter l’assemblée, cet espace d’ « échange » où aucune discussion n’est possible pour quiconque pense différemment. La metteuse en scène a besoin de régner sur son auditoire, nous les laissons dans leur jeu de dupes.

En sortant du théâtre, nous allons nous déposer sur les bancs d’un petit restaurant qui accepte de nous servir à cette heure tardive. Dans un échange, le serveur nous confie ’ le théâtre, j’y suis allé une fois et j’y retournerai plus ! ’

Malgré notre amour des formes spectaculaires, nous n’avons rien trouvé à lui répondre… abasourdies d’imaginer ces formidables lieux d’expression que sont les théâtres se faire les portes voix des dominant·es.

En quoi ce spectacle est-il adapté à un Jeune Public ? Qui a pu légitimer et consacrer une telle proposition en lui attribuant le molière du jeune public en 2006 ? En quoi est-il assez intéressant pour être imposé aujourd’hui encore à des enfants par le milieu scolaire et à des parents par une communication culturelle mensongère ?

Cette culture là ne doit plus être la nôtre. Passons de la culture du viol à la culture du consentement, enfin.

Pour nous l’art est avant tout un outil de transformation et d’émancipation sociale.

Marine, Lucie et Marlène de L’OuvRageuse


Vous détestez le lundi matin mais vous adorez lundimatin ? Vous nous lisez chaque semaine ou de temps en temps mais vous trouvez que sans nous, la vie serait un long dimanche ? Soutenez-nous en participant à notre campagne de dons par ici.

[1Extrait du programme du théâtre de la Passerelle

[2La culture du viol fait référence aux attitudes et aux comportements qui banalisent, normalisent ou tolèrent l’agression sexuelle et toute forme de violence sexuelle. Ce phénomène se manifeste dans toutes les sphères de la société : dans la famille, au travail ou à l’école, dans la communauté, dans les médias, et même dans le système judiciaire ou le monde politique.

Une quantité de mythes vont dans la lignée de la culture du viol, comme le mythe de la parfaite victime, que des femmes portent plainte sans raison ou que les hommes veulent toujours du sexe.
Ces mythes, ajoutés aux normes sociales propices à la violence sexuelle et aux rapports inégaux entre différents groupes de la population, sont des conditions favorisant la violence sexuelle.

  • La culture du viol, c’est entretenir le mythe de la parfaite victime.
  • La culture du viol, c’est dire que “les hommes sont comme ça” …
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :