Un régime de fou

Terreur, tissu et aveuglement
Olivier Bordaçarre

paru dans lundimatin#394, le 11 septembre 2023

Du port de tel ou tel vêtement, un foulard, une tunique traditionnelle, une robe de bain, le pouvoir actuel a fabriqué une question (comment défendre la laïcité menacée ?), une analyse profonde (un foulard : pas bien ; pas de foulard : bien), un doute (peut-être qu’en tout musulman se cache un terroriste), une certitude diffusée à grand renfort d’échos journalistiques (l’immigration est un problème) et en a déduit une mesure. « La mesure » pour la protection et la sauvegarde de notre civilisation. Question écran, ça se pose là.

Un pouvoir, qui fait de la démocratie véritable sa pire ennemie, de l’égalité sa cible à abattre, qui assoit son autorité, par le biais de la répression ou de la libéralisation, interdictions et autorisations, en posant comme fondamentale cette question de l’habillement - habitude, coutume, expression d’une croyance, d’une identité, signe ostensible d’un désir de présence, de visibilité ou de camouflage à l’intérieur d’une société qui appelle au conformisme, au rejet de la différence culturelle, physique, philosophique, à l’uniformisation, à l’assimilation -, un pouvoir, représentatif, donc, qui fait d’un mode vestimentaire le centre des attentions, occultant toute autre pensée, tout autre intérêt, remisant dans un second plan recouvert de mépris tous désirs de justice, d’égalité, de tolérance, et de fraternité même, ainsi que toute pensée critique, au niveau de ce qu’il baptise, avec élégance, « terrorisme intellectuel » (action d’empêcher de dé-penser en rond), ce pouvoir-là, poursuivant par cet acte délictueux son action d’abêtissement généralisé, donne au divertissement ses plus belles lettres de noblesse.
Mais, comme s’il n’y en avait pas assez dans la gamelle, qu’un président élu – par qui et pour quoi ? –, promoteur somme toute naturel du tryptique républicain, ajoute, pour enfoncer le clou, à l’attention des trois jeunes filles portant abaya, et à celle des ardents défenseurs d’une France blanche, que : « On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu l’assassinat de Samuel Paty dans notre pays », et c’est le pouvoir tout entier qui, hormis la nausée générée par une telle déjection, dévoile sa métamorphose en machine de guerre sociale (guerre des dominés entre eux). Dévoile, si besoin était, sa vraie nature, qui n’est pas d’hier. Son objectif de conflits civils graves n’est plus à démontrer. Pour remporter les prochaines confrontations électorales contre les ligues brunes en compétition, il va falloir faire pire que le programme de ces dernières.

Les désirs de révolte, d’insoumission, de changements radicaux, de disqualification d’un régime criminel, ainsi que toute atteinte aux libertés fondamentales, ainsi que toute domination oligarchique, policière, financière - la liste est longue des forfaits étatiques -, seront poussés sous le paillasson représenté par le vêtement désigné comme absolu danger civilisationnel. Il n’y a plus que ça et sans ça, le monde serait parfait.

Par ses propos déraisonnables, le chef de l’Etat vient de toucher le fond d’un marigot où pataugent les pulsions louches d’un pouvoir désormais abonné à la pensée porcine. Car le message peut se résumer à la sentence suivante, que s’appropriera tout quidam aliéné par la propagande : « Y en a marre des Arabes. » Aussi, l’ennemi du système n’est plus seulement la démocratie ou l’égalité, par ailleurs reléguées au rang de songes creux et dépassés, mais le parasite, le virus, la possible contamination des fondations mêmes de la république française par les hordes basanées et qui prend corps dans ces corps adolescents osant défier le pouvoir sur son terrain de prédilection : la fabrication d’une société aplanie, apaisée, sans aspérité, homogène, soporifique, où le moindre décalage par rapport à l’uniforme admis sera considéré comme déclaration d’hostilités. Les responsables de cette considération nimbée de la plus éclatante démagogie ne croient pas une seconde aux dangers de cette expression vestimentaire qui, encore une fois, peut se comprendre comme tentative de singularisation, tentative d’exister dans une société gangrénée par le racisme d’Etat, ou, plus simplement, souhait de ne pas sortir nu dans l’espace public ; ils savent bien ce qu’ils font, ces responsables de la désorganisation en cours et du chaos comme horizon : le morceau de tissu arrive à point nommé pour étouffer leurs exactions, leurs ambitions, leurs méthodiques destructions, leurs bas de laine et leurs évasions, leurs gesticulations marionnettiques. Et ils justifieront leur ordure, en dernier recours, par l’argumentaire féministe, sophisme d’une tripotée de mecs conservateurs d’un système phallocratique propre à faire descendre les féministes dans les rues.

« Une bonne guerre » est l’expression qui préside à toute mesure gouvernementale lors d’un état de crise, d’une période de fragilité des règles et principes capitalistiques, d’un temps de conscientisation politique qui génère colère, émeutes, insurrections. Une bonne guerre ou une bonne dictature, ceci procédant du même penchant pour l’autoritarisme qui caractérise l’art de gouverner. La production de monstres commence dans l’isoloir (sans vouloir ruser avec Saint-Just dont les propos étaient ceux-ci : « Tous les arts ont produit des merveilles : l’art de gouverner n’a produit que des monstres. »).
La désignation de tel ou tel groupe humain en raison de ses habitudes et coutumes, de ses croyances ou positionnements politiques, disons le rapport raciste à l’autre érigé en morale officielle et en pratique salutaire (« Il ne faut pas avoir peur d’être traité d’islamophobe », affirme Le Pen), résonne sombrement dans les mémoires collectives, apporte un frisson de dégoût. L’histoire lève le doigt, du fond des gradins, pour se rappeler à notre bon souvenir, gradins depuis lesquels cette histoire impuissante et dédaignée observe les redites, une larme de consternation sur la joue.

Ils ont tout brisé : l’école émancipatrice, l’hôpital attentionné, le service publique comme bien commun à partager, la société en tant que collectif potentiellement décisionnaire, la solidarité et l’entraide comme chevilles ou charnières propres à faire tenir debout la multitude, la puissance de vie et la pensée.
Résultat : résignation aveugle ; désir de conformité ; rêve d’intégration totale – fusion individuelle – au système consumériste qui souhaite dominer un agglomérat de clones travailleurs, patriotes, familialistes et moribonds ; appétit pour le néant télévisuel, l’information continuelle et dirigée, pour l’affligeant spectacle sportif des addicts à la performance ; neutralité politique érigée en rempart contre l’extrémisme… Autant d’états ayant remplacé la vitalité critique, la distinction, l’utopie et les passions de joie.
Un peuple nourrit au biberon de la scolarité disciplinaire et du salariat saura s’adapter à la plus vile des hiérarchies et regardera les révoltes, de loin, comme un spectacle de plus, une rêverie d’enfant, un truc inutile. Si l’on ajoute à ces armes de l’aliénation l’argument de l’absence d’alternative, l’on obtient une sorte de désespoir, qui n’empêche cependant pas d’aller aux urnes. La boucle est bouclée : le processus électoral (et son spectacle) est l’expression la plus pure de la démocratie.
Ils ont tout foulé aux pieds. Que leur reste-t-il à détruire ? Le retour de l’Autre ?

Les immondices, dont nous sommes les témoins abasourdis, qu’elles soient les fruits blets du cerveau amoché d’un ministre de l’intérieur ou ceux de la non-moins amochée cervelle d’un vieil enfant élevé au rang de chef d’Etat – enfant roi auquel rien ne peut être opposé -, ne sont que continuités et préludes.
Nous vivons, à grande échelle, une période préfasciste. Tous les ingrédients sont réunis : polices et milices assumant jusqu’à l’obscène, et avec le soutien du ministère de la justice, leur projet d’éradication du danger arabe, leur « bougnoulisation » des comportements vestimentaires, leur contrôle des ghettos, leur suspicion envers toute peau non conforme, méthodes agrémentées d’indignes amalgames et de recréations infinies du bouc-émissaire, d’encouragements, à peine voilés, à la haine, à la vengeance, au désir d’épuration ; médias relais ; répressions policières ; justice expéditive ; corruptions et mensonges…
Cette période préfasciste, pré-dictatoriale, perdurera le temps nécessaire à l’abaissement des consciences, à leur noyade. Au besoin, on passera à l’étape suivante. L’objectif à atteindre étant la discipline chinoise mélangée au chaos social américain, la déprime mondialisée.

Le 17 octobre 1961 et son pogrom anti-Algérien orchestré par le préfet de la république Papon répand encore ses puanteurs nazies ; mais il y a encore des Arabes au pays de Voltaire et d’Hugo, et sous le pont Mirabeau coulent toujours les eaux de la Seine.
Charrieront-elles bientôt des tissus diaboliques

Olivier Bordaçarre

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