Il s’intéresse au parcours de cinq auteur [1].
e s algérien ne s qui ont écrit en français et aussi en arabe : Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve est son titre« Aucune langue n’est étrangère, à condition de pratiquer d’abord sa propre langue, écrivait Kateb Yacine en 1975 [2]. Je m’exprime aujourd’hui en arabe dialectal, dans la langue du peuple algérien. J’apprends aussi à balbutier en langue dite berbère, la langue des ancêtres. C’est un double saut périlleux. Il faut le faire ou se résigner à l’aliénation. » Kateb est le premier des auteur e s étudié e s par Kaoutar Harchi. La citation rapportée ici aborde au moins deux des problématiques abordées par les trois ouvrages : tout d’abord, et de façon implicite, le poète déclare « sienne » la langue française – dont il disait par ailleurs qu’elle était pour lui un « butin de guerre », la guerre contre le joug colonial s’entend. S’il a commencé dans la « carrière » (entre guillemets, car peu furent moins carriéristes que lui) des lettres en écrivant en français, c’est probablement parce qu’il n’y avait guère, alors, moyen de faire autrement. Mais comme on sait si on l’a un peu fréquenté, il écrivit ensuite beaucoup en arabe, lorsqu’il monta (après l’indépendance, bien sûr : en 1971) une troupe de théâtre itinérante (l’Action culturelle des travailleurs – ACT) afin de parcourir l’Algérie à la rencontre de ses compatriotes. Première problématique, donc, et qui concerne avant tout les cinq écrivain e s « à l’épreuve » de Je n’ai qu’une langue… : le rapport entre la langue du colonisateur – qui fut aussi longtemps (132 ans !) la seule langue officiellement enseignée dans les départements français d’Algérie, l’arabe étant considéré comme une langue « étrangère » – et la (les) langue(s) des colonisé e s. Deuxième problématique, justement, les rapports entre l’arabe du Coran, tel qu’il était (et qu’il est encore souvent, semble-t-il, selon les témoignages rapportés par Nabil Wakim et Nada Yafi) enseigné dans les écoles coraniques, et l’arabe dialectal, sans parler de la ou des langues berbères (en tout cas dans les pays du Maghreb).
« Il y a un arabe mort, et un arabe vivant, dit encore Kateb Yacine. L’arabe vivant, c’est l’arabe populaire, car le principal créateur de la langue, n’en déplaise à nos Ulémas [3], c’est le peuple entier, lui seul peut donner à la langue toute sa saveur. C’est ce qui s’est passé, par exemple, quand on est allé du latin au vieux français, qui a fait éclater les formes religieuses, liturgiques, précieuses, etc. Il a fallu, bien sûr, tout le travail de la Pléiade, des Encyclopédistes, qui préparèrent les esprits à la Révolution de 1789. Ce travail reste à faire chez nous… J’aime la langue arabe, c’est ma langue maternelle, c’est pourquoi j’en parle avec tant de passion. Je crois en la révolution de la langue arabe et je suis sûr qu’elle sera faite plus tôt qu’on ne le croit… de nos jours on n’arrête plus le mouvement du monde par une bulle du pape… ou du grand mufti [4]. »
Kateb parlait là de ce que Nada Yafi appelle l’« arabe dialectal ». Personnellement, j’ai toujours eu un peu de mal avec la notion de dialecte, trop souvent (voire systématiquement) considéré comme une sorte de « sous-langue », qui n’aurait pas la dignité des « vraies » langues nationales. Mais ce n’est pas le cas de l’auteure du Plaidoyer pour la langue arabe : « Nous ne reviendrons pas, dit-elle, sur la définition de ce qu’est une langue par rapport à un dialecte, question qui soulève des débats linguistiques, comme le souligne l’aphorisme popularisé par le linguiste spécialisé dans l’étude du yiddish Max Weinrich : “Une langue est un dialecte avec une armée et une flotte.” Partons simplement, poursuit Nada Yafi, d’une constatation sur laquelle s’accordent linguistes et pratiquants de la langue : la langue arabe présente un large spectre linguistique dont les deux pôles semblent à première vue distincts : l’arabe littéral dit fusha [5] et le dialecte, âmmiyyai ou dârija. »
Mais je vais essayer de présenter brièvement chaque livre l’un après l’autre, ce sera plus simple.
Kaoutar Harchi analyse donc les trajectoires de cinq écrivain [6]. » Outre Kateb Yacine, il s’agit d’Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal. Je ne citerai ici qu’un seul passage concernant leur rapport à la langue française (le livre parle en détail de leurs positionnements politico-littéraires entre métropole et colonie, puis, après l’indépendance, dans la situation postcoloniale, et il est passionnant en ce qu’il montre, à travers l’« épreuve » subie, quelle est la nature des rapports entre France et Algérie ; mais je ne veux pas en rendre compte trop longuement ici). « La relation de l’écrivain algérien à “la langue de l’autre” est douloureusement ambivalente. La notion de dépendance qui la traverse plus ou moins fortement est liée au fait que l’accession de l’Algérie à l’autonomie politique n’a pas favorisé l’accession à l’autonomie linguistique. En ce sens, l’écrivain algérien, privé de la possibilité d’énoncer les lois spécifiques de sa pratique d’écriture – et d’en forger librement l’outil –, est contraint d’adopter la loi de l’ancienne puissance coloniale qui consacre la langue française comme seule langue de la littérature [7]. »
e s algérien ne s dans ce que Pascale Casanova avait appelé la « république mondiale des lettresL’approche de Nabil Wakim est bien différente. Elle est d’abord autobiographique : « Je suis né à Beyrouth, au Liban, en 1981, pendant la guerre [8], puis j’ai déménagé en France à l’âge de quatre ans. Je suis devenu journaliste au Monde, j’écris et je parle un français châtié. Par contre, je suis nul en arabe. Pourtant, j’ai grandi avec. Plus encore : l’arabe est ma langue maternelle. Celle que m’a parlée ma mère à la naissance, celle de mes premiers jeux d’enfant, celle de mes plats préférés. Quelque part entre mes quatre ans et mes quarante ans, j’ai perdu l’arabe en cours de route. Sans vraiment y faire attention, sans vraiment savoir pourquoi. » Dès lors, le livre raconte, souvent avec une bonne dose d’humour et d’autodérision, mais aussi avec une colère que l’on sent monter au fil des chapitres contre la politique linguistique de la France, la quête son auteur en recherche de compréhension : comment peut-on oublier sa langue maternelle ?
Il va d’abord voir d’autres personnes qui ont suivi un parcours similaire au sien : entre autres, deux anciennes ministres, Najat Vallaud-Belkacem et Myriam El-Khomry. Et constate qu’elles non plus ne parlent plus arabe. Il comprend petit à petit que ses parents n’ont pas trouvé important qu’il ne perde pas l’arabe. Pourquoi ? Parce que cela ne lui aurait pas servi dans son parcours scolaire d’abord, professionnel ensuite, selon son père. « Il y avait d’autres priorités. » Il découvre ensuite que « cette dynamique à l’œuvre dans certaines familles immigrées » ressemble à « ce qui s’est passé pour les langues régionales en France. L’historienne Mona Ozouf raconte ainsi qu’elle a été élevée par sa grand-mère, qui parlait un breton parfait mais l’interdisait à la maison : “Pour elle, comme pour les ruraux, le français est la langue de l’ascension sociale, celle avec ‘les enfants auront moins de mal’ [9].” Longtemps, pousser ses enfants à apprendre le breton ne semblait pas la meilleure manière de leur donner une chance de réussir dans la vie. Je me souviens avoir vu les panneaux “Interdit de parler breton et de cracher par terre” dans mes manuels d’histoire, qui racontaient avec des décennies de retard comment la France avait écrabouillé les langues régionales pour donner toute la place au français, la langue commune [10]. On ne trouve nulle part de panneau “Interdit de parler arabe”, mais l’avertissement existe dans la tête de beaucoup de parents immigrés qui veulent que leurs enfants réussissent. »
Nabil Wakim poursuit en allant voir des scientifiques spécialistes du fonctionnement cérébral qui lui expliquent pourquoi il ne faut pas s’étonner d’avoir oublié une langue que l’on a cessé de pratiquer quotidiennement. Puis il s’intéresse au contexte politique hexagonal, qui empêche que l’arabe soit vraiment enseigné comme il devrait l’être par l’Éducation nationale : le nombre d’enseignants, de classes et d’élèves est dérisoire par rapport à ceux des autres langues étrangères, et il est inversement proportionnel au nombre d’élèves qui viennent de familles arabophones [11]. Et il raconte comment, pour tout arranger, de fausses informations ont été sciemment fabriquées et diffusées en 2014 par des militants d’extrême droite d’abord, puis par la droite dite « classique » et les réseaux laïcards (qui débordent largement à gauche), prétendant que la ministre de l’Éducation d’alors, Najat Vallaud-Belkacem, s’apprêtait à imposer l’enseignement obligatoire de l’arabe dès l’école primaire…Un bobard repris ensuite pendant des années par tout un tas de soi-disant « responsables » de la droite, tel l’inénarrable Ciotti Éric (en 2018), bobard dont l’efficacité ravageuse repose sur l’équivalence implicite aussi grossière que généralement admise : arabe = langue du Coran = développement de l’islamisme = terrorisme. L’ancienne ministre en a gardé « un souvenir amer », dit Nabil Wakim, et ce d’autant plus qu’elle s’était retrouvée très isolée alors face à la déferlante de messages haineux sur les réseaux sociaux [12]. Sur d’autres sujets polémiques [13], dit-elle, elle avait trouvé des soutiens, y compris venus du camp d’en face, « mais pas sur la langue arabe : non seulement vous avez un matraquage idéologique d’une certaine presse, mais y compris dans votre propre formation politique [le PS], les gens prennent un milliard de précautions avant de manifester le moindre soutien, c’est ça qui est dingue ! ». Eh oui… Plus c’est gros plus ça passe, disait déjà Gœbbels.
Dans ce contexte, on a bien besoin d’une contre-propagande, ou plutôt d’une contre-information intelligente. C’est ce à quoi s’est attachée Nada Yafi avec son Plaidoyer pour la langue arabe.
L’intérêt de ce petit bouquin, c’est qu’il nous dit à peu près tout ce que nous devrions savoir sur le sujet. Il ne s’agit pas d’une encyclopédie, non, mais d’une synthèse vraiment très utile. De plus, ce qui ne gâte rien, son auteure est vraiment engagée, au bon sens du terme : comme il a été dit en introduction de cette note, elle peut se prévaloir d’une solide expérience et… elle aime l’arabe, tout simplement. Elle nous apporte des éléments historiques, sociologiques, politiques… et linguistiques, bien sûr, de compréhension des enjeux de la présence de cette langue en France. Il est parfois difficile de se convaincre de l’urgence qu’il y a à mieux s’informer d’un sujet qui est quelque peu escamoté dans le débat public hors quelques moments de crise politico-médiatique comme celle évoquée plus haut autour de l’enseignement obligatoire de l’arabe. Si tel est votre cas, lisez d’abord les chapitres X et XI du livre, respectivement : « L’impensé algérien » et « Le retour du refoulé ». « Si la langue arabe est vue sous un jour guerrier, si elle est si souvent le prétexte de violentes polémiques en France, c’est, j’en suis désormais convaincue, en raison d’un imaginaire collectif qui demeure hanté par la question algérienne. » Et de citer Kaoutar Harchi, elle-même citant Jules Ferry : « Nous ne voulons leur [les enfants d’« indigènes »] apprendre ni beaucoup d’histoire, ni beaucoup de géographie, mais seulement le français, le français avant tout, le français et rien d’autre [14]. » La sociologue poursuivait en rappelant le résultat de cette politique : « le taux de scolarisation des enfants algériens atteignait péniblement 5% en 1912 ».
« En désignant autrefois systématiquement les Algériens par le terme de “musulmans” selon un critère racial-religieux qui les séparait des citoyens français des migrants européens et de leurs compatriotes juifs, poursuit Nada Yafi, la France coloniale aura sans doute davantage ancré dans la mémoire collective le lien supposément indissoluble entre langue et religion que ne l’ont fait quelques attentats perpétrés par des individus désaxés se réclamant de l’islam, alors même qu’ils se révèlent ignorants de son histoire et de ses valeurs. » Parce qu’ils ont crié Allah Akbar, ces agresseurs représenteraient l’essence de l’islam, religion violente s’il en est. Nada Yafi fait litière de ces accusations en rappelant que cette expression, qui n’existe pas dans le Coran, est « à rapprocher d’une expression usuelle dans les prières chrétiennes : “Notre Père qui êtes aux cieux.” La formule, ajoute-t-elle, a également acquis un sens profane en passant dans l’usage populaire sous forme d’interjection visant à exprimer l’émerveillement, l’admiration, voire, par extension, l’ironie. » Et de conclure : « Le détournement abusif d’une expression linguistique en arrive pourtant à justifier pour certains le rejet d’une langue. » Autrement dit : à justifier l’ignorance crasse des Blancs sûrs de leur supériorité et de leur vocation à dominer le reste du monde [15]…
Nada Yafi cite à plusieurs reprises les deux autres livres dont j’ai brièvement traité ici, et bien sûr beaucoup d’autres références très utiles. C’est pourquoi je conseillerai à celles et ceux qui voudraient d’en tenir à un seul ouvrage, ou alors savoir par lequel commencer, de lire d’abord son Plaidoyer. Et ce même si j’ai quant à moi vraiment apprécié aussi les deux autres.
Ce 30 janvier 2022, franz himmelbauer, pour Antiopées.