« Les joujoux sont des leurres, pour que nous ne dépecions point de grandes proies… »
Jarry
La ville de Laval, aux flancs de sa rivière (la Mayenne [1]), se targue de devenir très bientôt une ville de culture et, comme elle s’en prévaut dans la presse, candidate même en ce sens à un certain label. À cette fin, des édiles spéciaux chargés de la mission de candidature par la ville mettent soudain en avant des figures « culturelles » que les fichiers d’état civil, en mairie, attestent formellement y être nées un jour : Rousseau Henri, peintre et douanier, par exemple, un 21 mai ; ou Jarry Alfred, écrivain, un 8 septembre [2].
Nous avertissons la ville de Laval que l’écrivain en question, dont soudain on voudrait faire de la sorte un héros, était un être opiomane [3] ; plagiaire [4] ; incestueux [5] ; paroxyste [6] ; misogyne (à un rare degré [7]) ; adversaire farouche (pour de très explicites raisons) du suffrage universel [8] ; homophobe [9] ; antisémite [10] ; et aimant-les-enfants [11].
Si la ville de Laval par conséquent souhaite avoir quelque chance de succès dans la course au label qu’elle entreprend, nous ne saurions trop conseiller à ses édiles de laisser Jarry hors de la partie – de ne pas trop s’appesantir en leur communication sur la commémoration de ses 150 ans (lui qui n’en eut et n’en aura jamais plus de 34…) ; et de se focaliser sur les valeurs plus sûres, plus saines, de leur projet « culturel » [12]. On sait ce dont est capable, de nos jours, une levée de boucliers de bien-pensants sur les questions féministes, juives et antisémitiques, pédophiliques, hygiéniques et comportementales [13]. Et l’on a vu pour moins des images vitement ruinées.
Alors nous demandons à la ville de Laval – pour être un peu plus clairs en conclusion de notre petit mot qu’en son commencement – de ne pas toucher à Jarry de la sorte (c’est-à-dire pour sa communication) (c’est-à-dire pour sa politique). Et la menaçons simplement : que si elle voulait toucher Jarry de la sorte (c’est-à-dire avec volonté d’en faire de la cage à mouches) (du filet de gaze) (de la culture [14]), elle aurait à s’en ressouvenir [15]… Comme le disait (gentiment, encore) le brave Trochon, marchand de cycles sur le quai de la Mayenne, au poète : « nous vous engageons donc à l’amiable de ne pas nous obliger à vous causer des ennuis [16]... »
Car on ne sait pas bien à quoi on touche quand on touche à Jarry. Et Jarry lui-même, que sa solitude, sans doute, selon Rachilde l’amie, laissait sans défense contre lui-même, ne savait peut-être pas toujours très bien ce qui lui arrivait quand ça lui arrivait de jouer pour de bon ; et de mettre tout (tout ce qu’il voyait) en jeu [17].
(Les jeux ne sont pas faits, se dit Jarry. Personne en ce monde n’a encore joué pour de bon.)
Fin janvier 1907 il prend à Montparnasse un train pour Laval, avec la bénédiction de Valette qui confie à Léautaud : « Le mieux serait qu’il ne revienne jamais. Il est fichu [18]. » Rue Landelle puis rue de Bootz, avec Charlotte la sœur, Jarry fichu cherche à avancer La Dragonne, les yeux dans les yeux avec la mort…
Florent Murat,
pour Pontcerq –
Rennes, le 8 septembre 2023.
Illustration : Tapisserie des Crocs (2023)
[1] Comme la nomment les habitants de Laval, et par chance aussi, harmonieusement et comme d’un commun accord, tous ceux des autres villes et villages qui ailleurs la bordent, en aval comme en amont.
[2] « [La ville de Laval] a fait reposer sa candidature sur deux piliers : les grandes personnalités qui ont fait Laval (Paré, Rousseau, Jarry, Gerbault) et les arts numériques. » (Ouest-France, 30 mars 2021). Le label en question est celui de « Capitale française de la culture » nouvellement créé. L’initiative est soutenue par le maire dre Laval Florian Bercault, et son adjoint « en charge de la culture pour tous », Bruno Fléchard. (https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/ laval-53000/laval-premiere-capitale-francaise-de-la-culture-le-ministere-donne-la-reponse-ce-mardi-f34538ae-9125-11eb-b651-13d6a91b11d1)
[3] Cf. Noël Arnaud, Alfred Jarry, d’Ubu roi au Docteur Faustroll, La Table ronde, 1974, p. 354. (« il n’y a que des hallucinations et la vie est continue. »)
[4] Cf. Ubu Roi, passim. / Cf. S.-Chr. David, Alfred Jarry, le secret des origines, PUF, 2003, passim.
[5] Cf. Noël Arnaud, Alfred Jarry, d’Ubu roi au Docteur Faustroll, op. cit., p. 301.
[6] Cf. Rachilde, Alfred Jarry, le surmâle de lettres, Arléa, 2007, p. 157.
[7] OC, passim. En part. La Revue Blanche, 15 novembre 1902.
[8] Cf. Jarry, in Le Canard sauvage, 16-22 mai 1903 (« La rentrée de la Chambre »).
[9] Voir le jeune homosexuel (qui est Chr. B***, dit-on) très-méchamment ridiculisé dans le Faustroll en singe papion ne sachant de parole que Ha Ha.
[10] Cf. Patrick Besnier, Alfred Jarry, Fayard, 2005, p. 629-630. / Cf. OC III, p. 859 (propos rapportés par Henry de Bruchard).
[11] Voir le petit « Bougrelas » de Montmartre, 13 ans en 1896, que Jarry voulut pour la première d’Ubu ; et que Lugné-Poe déclina. « … j’en connais un à Montmartre qui est très beau, avec des yeux étonnants et des cheveux bruns bouclés jusqu’aux reins. » (Jarry, cité in N. Arnaud, Alfred Jarry, d’Ubu roi au Docteur Faustroll, op. cit., p. 222-223)
[12] Et par exemple sur le second « pilier » dudit projet : les « arts numériques ». Cf. supra, note 2.
[13] Voir les référentiels de compétences citoyennes et comportementales appliqués aux petits enfants des écoles.
[14] « on sait qu’ “arrestation” et “statue” ont la même racine, laquelle exprime que l’un et l’autre procédé, policier ou artistique, appliqués à un individu, tendent à une commune fin : le faire tenir tranquille. » (Jarry, in La Renaissance latine, 15 novembre 1902)
[15] Pontcerq a ses palotins, qu’elle dépêche volontiers dans les milieux dits « culturels ». Voir par exemple ici.
[16] Lettre datant de 1907, citée in : Henri Bordillon, Gestes et opinions d’Alfred Jarry, écrivain, Laval, Éditions Siloë, coll. Biographies, 1986, p. 171.
[17] « Il est devenu l’Exterminateur, et chacun de ses gestes prend un sens démesuré. » (P. Besnier, Jarry, op. cit., p. 522) / « Un bon jeune homme, pas plus intelligent qu’il ne convient, se dira, s’il réfléchit : “Me voilà grand, un homme. C’est fini de jouer.” Un autre comprendra : “Maintenant seulement tout est en jeu. Ce que les grandes personnes appellent jeu, ce sont les occupations autres que les leurs, qui ne dérangent point les leurs ; les jeux autres que leurs jeux, et les seuls qu’elles permettent, pour cette raison. Les joujoux sont des leurres, pour que nous ne dépecions point de grandes proies… Et on nous donne un filet à papillons en gaze verte et des cages à mouches toutes petites, pour que nous n’attrapions que de toutes petites bêtes. Mais nous allons jouer pour de bon.” » (Jarry, in La Plume, 15 juillet 1903)
[18] Cité par P. Besnier, op. cit., p. 646.
