Lettre de Russie

À propos des manifestations du 23 Janvier 2021

paru dans lundimatin#272, le 26 janvier 2021

[Ce texte a été originellement publié sur le site américain Crimethinc, avec l’introduction suivante : ]
Nous avons reçu le communiqué suivant de la part d’anarchistes russes, qui reviennent sur la situation qu’a connu la Russie le 23 janvier 2021, jour durant lequel des dizaines de milliers de personnes dans le pays se sont rassemblées en réaction à l’arrestation du leader de l’opposition Aleksi Navalny, exprimant ainsi une colère qui dépasse de loin cette seule arrestation. Nous espérions que l’agitation qui a parcouru la Biélorussie il y a quelques mois se propage à la Russie – c’était certainement la meilleure chose que nous pouvions souhaiter aux rebelles biélorusses et des autres zones d’influence de la Russie, ainsi que pour tou.te.s celles/ceux qui souffrent sous le régime de Poutine. Nous publions cette lettre dans le but de favoriser les perspectives internationales de tou.te.s celles/ceux qui subissent les conséquences du capitalisme et du pouvoir d’État. Et puisse la révolte se renforcer et s’étendre.

Ce 23 janvier, une étincelle s’est allumée dans la Fédération de Russie. De Moscou à Ulan-Ude, des dizaines de milliers de personnes ont rejoint la rue pour protester contre Poutine, la corruption et la répression. À première vue, ces manifestations pourraient simplement être assimilées à n’importe quelle autre manifestation organisée par l’opposition politique lorsqu’un candidat important de l’opposition est arrêté. Mais sur le terrain, nous avons l’impression que quelque chose a réellement basculé.

L’attitude passive habituelle qui est typiquement celle de ce genre de manif a été abandonnée. Les gens rendent coup pour coup à la police. De même, ces rassemblements ne se sont pas déroulés dans les lieux habituels, et ils n’étaient pas composés des mêmes personnes politiquement actives de la classe supérieure. De la ville de Chita, nous avons entendu des personnes nous rapporter que les flics ont été mis en déroute. À Perm, la foule a applaudi après que des anarchistes ont pris la parole pour parler de rébellion, d’autonomie et de solidarité contre la répression. À Irkust, la manif a elle aussi chaleureusement accueilli les anarchistes et leurs prises de parole. Ailleurs, des personnes ont fait barrage à des camions de police tandis qu’à un autre, elles désarrêtaient des manifestant.e.s. Dans une rue, un homme a cogné un flic, tandis que dans une autre les gens chantaient « Liberté ! Liberté ! » alors qu’une femme arrachait une matraque de la main d’un policier. L’intérêt croissant pour les idées anarchistes est certainement plaisant, mais il y avait surtout un potentiel anarchique, encore plus excitant, dans la révolte qui a éclaté aujourd’hui, aussi modeste soit-il.

L’une des tactiques émergentes les plus intéressantes est l’attaque à coup de boules de neige contre la police, qui a renforcé la confiance et maintenu la tension tout en étant une « escalade » avec laquelle les gens étaient à l’aise. Si le but de ce genre de soulèvement est entre autre d’humilier les autorités et de motiver d’autres personnes de prendre part à l’action, les batailles de boules de neige sont une très bonne manière d’atteindre ce but. Dans une des vidéos qui a circulé sur Télégram, on peut même voir une bataille de boules de neige se transformer en une attaque contre un véhicule portant une plaque d’immatriculation officielle de l’État [un véhicule qui a été identifié comme appartenant à la FSB, la Service de sécurité fédérale russe]. Nous avons vu la possible révolte qui pourrait éclore de ces pratiques émergentes, mais, d’un autre côté, nous avons aussi vu la puissance de la répression.

L’État a reconnu que 3000 arrestations ont été effectuées ce jour-là. Les vidéos montrant des policiers brutalement tabasser des manifestant.e.s ne manquent pas. Les milices para-étatiques sont venues en masse. Les stations de métro ont été fermées. Et nous ne doutons pas que la répression continue par la suite, l’État russe ayant de très grandes ressources en la matière. Cependant, comme dans tout autre État, le maintien du pouvoir Russe nécessite une certaine complaisance avec son peuple pour que celui-ci accepte qu’elle réprime violemment les foules dans la rue – et plus généralement tous mouvements sociaux. Les flics ont pu accomplir leur routine habituelle consistant à frapper et à arrêter les gens à plusieurs reprises, mais les manifestant.e.s ont répondu à ces actions, portant secours à leurs camarades, et chassant même parfois la police.

« Les gens ne sont pas des moutons »

Beaucoup de monde ici semble voir ce qu’il s’est passé en Biélorussie comme un exemple où la répression et les violences policières ne suffisent plus pour faire reculer les gens. Les chants et les messages de solidarité avec les autres luttes ont pu être entendus dans la plupart des rassemblements d’aujourd’hui. Cela nous remplit d’espoir – pas dans le sens où deux formes de nationalisme se saluent l’une l’autre, mais dans celui où deux luttes dépassent les frontières nationales pour se rejoindre. Chaque plage que forment les vagues de l’insurrection est différente, car elles ont chacunes des contextes différents, mais nous pouvons tout de même y retrouver des causes, des résonances et des aspirations communes. Nous pouvons trouver des résonances avec ce qu’il s’est passé en Biélorussie quand celle-ci s’est soulevée contre un oligarque dont l’emprise est peut-être en train de s’effriter, avec celles et ceux qui se défendent contre la police, et plus important encore, avec celles et ceux qui, à temps, ont réussi à surpasser les politiciens dont l’expérience de la répression a été parmi les premiers catalyseurs des soulèvements.

Nous devrions peut-être mentionner que nous n’avons aucun éloge à faire à Navalny, le leader politique dont l’arrestation a déclenché cette vague de protestations. Navalny est un opportuniste ultra-nationaliste qui prend la forme d’un populiste utilisant un discours anti-corruption politique qui ne ferait que soutenir un autre lot d’oligarques et perpétuer les attitudes oppressives de manière certainement plus pernicieuse encore. Il n’est même pas le plus populaire des leaders du parti d’opposition, pas plus que son parti est le plus populaire de l’opposition non plus. C’est assez marrant, car le parti le plus populaire en Russie est le Parti communiste russe dont les rangs étaient aussi dans la rue aujourd’hui. Mais nous divaguons.

Aujourd’hui, nous avons vu des tactiques et un déterminisme à se battre se répandre presque instantanément, au delà des divergences d’opinion et de communauté. Près de 100.000 personnes ont pris goût à cette expérience collective. Nous espérons que les revendications de ces manifs vont se généraliser, tout comme les manifs elles-mêmes. La période qui va suivre est cruciale. Comment allons-nous agir de manière cohérente, efficace et décisive sans organisation de type militaire, et sans laisser le FBK (Fondation anti-corruption) prendre la tête de ce mouvement ? Comment pouvons-nous opérer sans mettre nos organisations et nos groupes affinitaires dans le viseur de la répression de l’État ? Nous nous posons encore beaucoup de question, mais nous nous rendons compte que tant de choses dont nous avions besoin sont là maintenant.

Nous avons écrit cette lettre dans l’espoir quelle touche des ami.e.s américain.e.s dont l’été passé à se battre contre la police a été d’une grande inspiration pour nous tou.te.s. En Russie, nous avons un proverbe qui dit que « les chèvres mangent les loups », que les Américain.e.s traduisent par « les porcs peuvent voler ». En Russie, les flics véreux sont appelés « loups-garous », tandis qu’on a compris qu’aux États-Unis et ailleurs, les flics sont des porcs. Donc, dans cet esprit de solidarité internationale, nous pourrions dire « puissent les chèvres manger les loups et puissent les porcs avoir des ailes ».

Où il y a de la misère, il y aura de la résistance.

Courage et ruse ! Pour le peuple et non pour Navalny !

PS. : des pensées rebelles à ceux/celles qui se battent dans les rues tunisiennes ! À bas l’État policier !

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