Théories du fascisme allemand

« Que voient-ils dans ses flammes ? »
Walter Benjamin

paru dans lundimatin#412, le 28 janvier 2024

L’articulation de la technique, de la nature, de la nation et de la guerre - leur mystification réciproque où l’une devient l’expression de la grandeur des autres - n’a pas fini de rejouer le vieux piège bourgeois par lequel la Guerre doit s’entendre plutôt comme une initiation métaphysique et un art absurdiste où brûler toutes énergies récalcitrantes que comme l’enjeu même, dans sa définition, de l’antagonisme effectif : de quel antagonisme la guerre est-elle la déclaration ? La bellicosité sera-t-elle de celles qui jettent les fictions identitaires stato-nationales les unes contre les autres sous l’œil olympien demeuré intact d’un Capital indifférent ? Sera-t-elle, au contraire, de celles qui, par la magie du vieux « truc » marxiste, dévoilera pour nous sous « la-guerre » une guerre bien moins extatique, et bien plus sobre, la bonne vieille lutte des classes du quotidien, la guerre civile des formes de vie dressées contre l’économie et son désastre ? Il va sans dire que si la seconde n’est pas affirmée rapidement contre la première, la première risque de venir bientôt remplacer la seconde.
Quoi qu’il en soit, le vocabulaire omniprésent de la martialité (et du « réarmement »), qui hante le macronisme comme un mauvais désir, exige peut-être de nous des vigilances sémantiques que la désarmante rigueur de Walter Benjamin nous permet de réapprendre.

Nous rééditons, ce lundi, une traduction d’un texte de Walter Benjamin déjà paru en 1991 dans le numéro 13 de la revue Lignes. On trouvera ici la version originale accompagnée de l’introduction de Beck et Stiegler.

THÉORIES DU FASCISME ALLEMAND

(à propos du collectif Guerre et Guerriers édité par Ernst JÜNGER)

Léon Daudet, fils d’Alphonse, lui-même écrivain significatif, leader du Parti Royaliste de France, donna un jour dans son « Action Française » un compte rendu sur le Salon de l’Automobile, lequel compte rendu, même si ce n’était pas dans ces termes, finissait par l’équation : « L’automobile c’est la guerre ». Au fondement de cette surprenante association d’idées se trouvait la pensée d’une croissance des expédients techniques, des cadences, des sources d’énergie, etc. qui ne trouvent dans notre vie privée aucune utilisation sans reste, complète, adéquate, et qui tendent pourtant de manière pressante à trouver leur justification. Ils se justifient en tant qu’ils renoncent à un jeu d’ensemble harmonieux, et cela dans la guerre qui, avec ses destructions, fournit la preuve que la réalité sociale effective n’était pas mûre pour se faire de la technique un organe, et que la technique n’était pas assez forte pour dompter les énergies sociales élémentaires. Sans aucunement approcher de trop près la signification des causes de guerre économiques, on peut affirmer ceci : la guerre impérialiste est précisément déterminée, dans ce qu’elle a de plus dur et de plus fatal, par la contradiction béante entre les gigantesques moyens de la technique d’un côté, et son infime éclaircissement moral de l’autre. En effet, d’après sa nature économique, la société bourgeoise ne peut que séparer de façon étanche, autant qu’il est possible, tout ce qui est Technique de ce qu’on nomme le Spirituel, et ne peut rien faire d’autre qu’exclure du droit de cogestion dans l’ordre social, et de manière aussi décidée que possible, la pensée technique. Chaque guerre qui vient est en même temps un soulèvement-d’esclave de la Technique. Que toutes les questions relatives à la guerre reçoivent leur marque d’actualité de ces constatations mêmes et de constatations apparentées, que ce soient précisément des questions de la guerre impérialiste, on croit devoir le rappeler d’autant moins aux auteurs de l’écrit considéré, qu’ils ont été soldats de la guerre mondiale et, ce qu’on pourrait sinon toujours devoir aussi leur contester, qu’incontestablement ils sortent de l’expérience de la guerre mondiale. On s’étonne donc beaucoup de trouver dès la première page l’affirmation suivante : « Dans quel siècle, pour quelles idées et avec quelles armes on lutte, cela joue un rôle secondaire » [1], Et plus étonnant est qu’Ernst Jünger, avec cette affirmation, s’approprie une proposition fondamentale du pacifisme, entre toutes la plus attaquable et la plus abstraite. En effet, ce n’est pas seulement un modèle doctrinaire stéréotypé qui se trouve là-derrière, chez lui et chez ses amis, mais encore un mysticisme enraciné et, mesuré à toutes les échelles de la pensée virile, proprement dépravé. Mais son mysticisme de la guerre et l’idéal de paix, devenu cliché, du pacifisme, n’ont rien à se reprocher l’un à l’autre. Bien plutôt, pour le moment, le pacifisme le plus phtisique a devancé son frère écumant, épileptique, et il l’a devancé par certains points d’appuis dans l’Effectif, non, en dernier lieu, par quelques concepts de la prochaine guerre.

Volontiers et avec insistance, les auteurs parlent de la « première guerre mondiale ». Mais combien leur expérience a peu réussi, de s’emparer des réalités de cette guerre, réalités dont ils ont soin de parler, avec les gradations les plus étranges, comme de l’« Effectif-Mondain », c’est ce que prouve la manière émoussée avec laquelle ils fixent le concept des guerres qui viennent, sans lui attacher de représentations. Pour un peu, ces pionniers de la Force Armée (Wehrmacht) pourraient donner à penser que l’uniforme leur est un but supérieur, désiré ardemment avec toutes les fibres de leur cœur, un but devant lequel les circonstances qui plus tard feront prendre à l’uniforme de la valeur, reculent de beaucoup. Cette attitude devient plus compréhensible, si l’on aperçoit clairement combien l’idéologie de la guerre ici défendue, mesurée à l’état des armements européens, est désormais déjà vieillie. À aucun endroit les auteurs ne se sont dit que la bataille de matériel, en laquelle quelques-uns d’entre eux voient la plus haute manifestation de l’existence, ont retiré de la circulation les misérables emblèmes de l’héroïsme qui, après-guerre, perdurèrent ici ou là. Le combat au gaz, pour lequel les collaborateurs de ce livre ont, c’est frappant, peu d’intérêt, promet de donner à la guerre du futur un visage qui met définitivement à la retraite les catégories martiales au profit des catégories sportives, prend aux actions tout ce qu’il y a de militaire en elles et les rassemble en leur donnant le visage du record. Car sa propriété stratégique la plus tranchante consiste à être une pure guerre d’agression, et la plus radicale. Contre l’agression aérienne par le gaz il n’y a pas, comme on sait, de parade suffisante. Même les règles de mesure de protection privée, les masques à gaz, sont défaillantes devant le gaz moutarde et la léwisite. De ci, de là on apprend quelque chose d’« apaisant », comme l’invention d’un récepteur sensible qui enregistre à de grandes distances le vrombissement des hélices. Et quelques mois plus tard arrive l’invention d’un avion qui ne fait pas de bruit. La guerre des gaz reposera sur des records d’anéantissement et sera liée à une activité hasardeuse croissant jusqu’à l’absurde. Savoir si son déclenchement s’effectuerait à l’intérieur des normes du droit international après la précédente déclaration de guerre est une question : la fin de cette guerre n’aura plus à compter avec les mêmes bornes. Avec la distinction entre population civile et population combattante, distinction que dépasse, on le sait, la guerre des gaz, s’effondre la base la plus importante du droit international, du droit des peuples. La désorganisation que la guerre impérialiste entraîne avec soi menace-t-elle — et comment — de rendre cette guerre inarrêtable ; cela a déjà été montré par la dernière guerre.

Qu’un écrit de 1930 ayant affaire avec « guerre et guerriers », passe à côté de tout cela, c’est plus qu’une curiosité, c’est un symptôme. Symptôme de la même exaltation puérile qui débouche dans un culte, une apothéose de la guerre, dont von Schramm et Günther, surtout, se présentent ici comme les annonciateurs. Cette nouvelle théorie de la guerre, qui porte inscrite sur son front sa provenance de la décadence la plus enragée, n’est rien d’autre que le transfert effréné des thèses de « L’Art pour l’Art » sur la guerre. Mais si cette doctrine est déjà encline, sur son sol originaire, à devenir dans la bouche d’adeptes médiocres un objet de risée, alors ses perspectives, dans cette nouvelle phase, sont humiliantes. Qui aimerait se représenter un combattant de la bataille de la Marne ou l’un de ceux qui se tenaient devant Verdun lisant des phrases telles que celles qui vont suivre ? « Nous avons fait la guerre d’après des principes très impurs. » « Avoir combattu effectivement d’homme à homme et troupe contre troupe, devenait toujours plus rare. » « Les officiers du front, bien entendu, ont souvent fait de la guerre une guerre sans style. » « En effet, par le biais de l’intégration des masses, du sang le plus vil, de l’état d’esprit pratique bourgeois, bref de l’homme commun, surtout dans le corps des officiers et dans celui des sous-officiers, de plus en plus les éléments éternellement aristocratiques du métier de soldat ont été anéantis. » On ne peut prendre tons plus faux, mettre sur le papier pensées plus maladroites, prononcer paroles plus dénuées de tact. Mais que cela dût, ici même, tourner mal aussi radicalement pour les auteurs, la faute en est — en dépit de tous leurs discours sut l’Éternel, l’Originel — la hâte sans élégance, de part en part journalistique, avec laquelle ceux-ci cherchent à s’emparer de l’actuel, sans avoir saisi ce qui a été. Des éléments cultuels de la guerre — oui, il y en a eu. Des communautés composées de façon théocratique, ils connaissaient. Et aussi tête brûlée que soit le projet de vouloir faire remonter ces éléments engloutis en les tirant par le bout de la guerre, autant il pourrait être pénible à ces guerriers que fuient les idées d’apprendre jusqu’où un philosophe juif, Erich Unger [2], est allé dans cette direction manquée par eux ; jusqu’où vont les contestations qu’il fait en ayant en main des dates concrètes tirées de l’histoire juive, certes pour partie avec un bon droit problématique, mais qui font fuir dans le néant les sanglants fantômes convoqués ici. Or, clarifier quelque chose, nommer effectivement les choses par leurs noms, à cela les auteurs sont insuffisants. La guerre « se soustrait à cette économie que l’entendement met en œuvre ; dans la raison de la guerre se trouve quelque chose d’inhumain, de démesuré, de gigantesque, et quelque chose qui rappelle un processus volcanique, une éruption élémentaire.…, une vague monstrueuse de la vie, dirigée par une force douloureusement profonde, contraignante, douée d’unité, conduite sur les champs de bataille qui, aujourd’hui déjà, deviennent mythiques, employée pour des tâches qui outrepassent de loin le rayon de ce qui est présentement concevable ». Un galant qui embrasse mal est aussi discoureur. Et en discoureur. Et en effet, ils embrassent mal la pensée. On doit, en répétant le geste plusieurs fois, amener la pensée jusqu’à eux, et c’est ce que nous faisons ici.

Voici ce que c’est que la pensée : supposons que la guerre — la guerre « éternelle », dont il est tant parlé ici, aussi bien que la dernière guerre — soit l’expression la plus haute de la Nation allemande. Que derrière la guerre éternelle se dissimule la pensée de la guerre cultuelle, et derrière la dernière guerre celle de la guerre technique, et combien les auteurs ont peu réussi à apurer les rapports entre elles, tout cela a dû apparaître distinctement. Mais, avec cette dernière guerre, cela prend encore une tournure particulière. Ce n’est pas seulement la guerre des batailles de matériel, mais aussi la guerre perdue. Et par là, assurément, en un sens tout à fait particulier, la guerre allemande. Avoir fait la guerre, du plus intime de soi, d’autres peuples aussi pourraient l’affirmer à leurs propos. L’avoir perdue du plus intime, non. Le particulier dans la dernière phase présente de cette explication avec la guerre perdue, qui secoue si gravement l’Allemagne depuis 1919, est maintenant que sa perte, précisément, en fait appel à la germanité. La « dernière phase », on peut l’appeler ainsi, parce que ces tentatives pour surmonter la perte de la guerre montrent un dispositif clair et distinct. Elles commencèrent avec l’entreprise qui consista à pervertir la défaite en une victoire intérieure, à travers une reconnaissance de culpabilité hystériquement croissante jusqu’à pénétrer le commun. Cette politique, qui donna ses manifestes en viatique à l’Occident déclinant, était le contre-reflet fidèle de la « Révolution » allemande faite par l’Avant-garde expressionniste. Puis vint la tentative pour oublier la guerre perdue. La bourgeoisie se mit à dormir sur l’autre oreille en ronflant, et à, quel coussin était plus moelleux que le roman ? Les horreurs des années vécues devenaient une plénitude de duvet où chaque bonnet de nuit pouvait aisément laisser son empreinte. Ce qui sépare la dernière entreprise, à laquelle nous avons affaire ici, de celles qui précèdent, c’est l’inclination à prendre au sérieux, plus que cette guerre même, la perte de la guerre. Gagner ou perdre une guerre, cela veut dire quoi ? Combien est frappant le double sens qui existe dans les deux mots. Le premier sens, manifeste, signifie assurément la fin de la guerre, mais le second sens, qui crée en ces mots la cavité et la table d’harmonie propres, la signifie totalement, et marque comment cette fin de la guerre, pour nous, altère aussi sa substance pour nous. Il dit : le vainqueur remporte la guerre, pour celui qui est battu elle se perd ; il dit : le vainqueur la fait sienne, fait d’elle son bien, celui qui est battu ne la possède plus, il doit vivre sans elle. Et non seulement la guerre, si radicalement et en général, mais la moindre de ces vicissitudes, le plus subtil de ses coups joués comme aux échecs, la plus lointaine de ses actions. Gagner ou perdre une guerre, cela — si nous suivons le langage — intervient si loin dans l’agencement de notre existence, que nous en sommes devenus par-là, de notre vivant, plus riches ou plus pauvres en marques, en images, en trouvailles. Et comme nous avons perdu une guerre, l’une des plus grandes guerres de l’histoire mondiale, une guerre dans laquelle fut jointe toute la substance spirituelle et matérielle du peuple, on peut alors mesurer ce que cette perte signifie.

Certes, on ne peut reprocher à ceux qui entourent Jünger de ne l’avoir pas mesuré. Mais comment s’opposèrent-ils au monstrueux ? Ils n’ont pas cessé de se battre. Ils ont encore célébré le culte de la guerre, là où ne se tenait plus aucun ennemi effectif. Ils étaient accommodants à la convoitise de la bourgeoisie, qui aspirait au déclin de l’Occident comme un élève espère une tache à la place d’un devoir de calcul mal fait, propageant le déclin, prêchant le déclin, où ils allaient. Vouloir maintenir présent auprès de soi, rien qu’un moment, le Vaincu — au lieu de vouloir se l’attacher, contenu fermement —, cela ne leur fut pas donné. Ils se sont toujours d’emblée, et toujours avec la plus grande amertume, dressés contre le recueillement. Ils ont raté la grande chance des vaincus, la chance russe de déplacer le combat dans une autre sphère, jusqu’à ce que le moment fût passé et qu’en Europe les peuples se fussent à nouveau engloutis dans l’état de partenaires de traités commerciaux. « La guerre sera gérée, et non plus faite », annonce l’un des auteurs, déposant sa plainte. Cela devait être corrigé par l’après-guerre allemande. Celle-ci fut dans la même mesure une protestation contre la guerre passée et une protestation contre le civil, dont on repérait le sceau sur cette guerre. Surtout, l’élément rationnel haï devait être enlevé à la guerre. Et assurément, cette équipe baigna dans les vapeurs qui s’exhalaient de la gorge du loup Fenris. Mais ils ne pouvaient soutenir la comparaison avec les gaz des obus croisés jaunes. Sur l’arrière-fond du service militaire dans les casernes, et des familles appauvries dans des casernes de rapport, ce sortilège-du-destin originairement germanique reçut une lueur corrompue. Et sans analyser cette lueur de façon matérialiste, le sentiment non gâté d’un esprit libre, savant, vraiment dialectique, comme le fut celui de Florens Christian Rang, dont le cours de la vie marque plus de germanité que toute la bande armée de ces désespérés, pouvait à la même époque s’opposer à eux en des phrases qui restent. « La démonie de la croyance au destin qui ferait que la vertu-des-hommes est en vain, — la nuit la plus épaisse d’une obstination qui fait flamber la victoire des puissances de la lumière dans le feu du monde des dieux... l’apparente majesté du Vouloir de cette croyance en la mort sur les champs de bataille, une croyance qui sans respect jette la vie pour l’idée —, cette nuit grosse de nuages, qui nous surplombe depuis déjà des millénaires et qui, au lieu d’étoiles, ne donne que des éclairs pour nous indiquer le chemin, assourdissants, plongeant dans le désarroi, après lesquels la nuit nous étouffe, simplement plus noire encore : cette atroce vision du monde, du monde-de-la-mort au lieu du monde-de-la-vie, qui, dans la philosophie allemande de l’idéalisme, allège pour soi l’atroce avec la pensée que, derrière les nuages, se trouverait en effet un ciel étoilé, cette fondamentale-direction-de-l’Esprit allemande est trop profondément dénuée de volonté, ne pense pas ce qu’elle dit, c’est une manière de se terrer, une lâcheté, un ne-pas-vouloir-savoir, un ne-pas-vivre mais aussi un-ne-pas-vouloir-mourir… Car telle est la position intermédiaire allemande à l’égard de la vie : eh, oui : pouvoir la jeter, quand cela ne coûte rien, dans un moment d’ivresse, quand ceux qu’on laisse derrière sont approvisionnés, et que ce sacrifice à la vie brève rayonne alentour dans une éternelle gloriole. » Mais quand on dit alors, dans le même contexte : « Deux cents officiers prêts à mourir auraient été suffisants pour écraser la Révolution à Berlin — cela vaut pour tous les lieux —, mais il ne s’en trouva pas un pour cela. À proprement parler, beaucoup auraient certes volontiers sauvé Berlin, mais pour dire la vérité improprement, c’est-à-dire effectivement, aucun ne le voulut si fort qu’il s’érigeât en guide, ou qu’il prît les devants tout seul. Ils préférèrent laisser les épaulettes se faire arracher dans la rue » ; ainsi écrit, ce langage sonnera peut-être familier à l’entourage de Jünger [3]. Ce qui est sûr, c’est que celui qui a écrit cela connaît par une expérience plus propre l’attitude et la tradition de ceux qui se sont réunis ici. Et peut-être partagea-t-il leur inimitié envers le matérialisme, jusqu’au moment où cette inimitié se créa le langage de la bataille du matériel.

Si, au commencement de la guerre, l’idéalisme fut délivré par des voies étatiques et gouvernementales, plus cela allait, plus la troupe devenait dépendante de la réquisition. Leur héroïsme devenait toujours plus noir, épais, mortel, gris acier, la sphère d’où gloire et idéal faisaient encore des signes devenait toujours plus lointaine et nébuleuse, l’attitude, la tenue de ceux qui se sentaient moins troupes de la guerre mondiale qu’exécuteurs de l’après-guerre, devenait toujours plus raide. « Tenue » [4] — cela revient tous les trois mots dans leurs discours. Qui nierait que la tenue martiale en est une. Or, le langage est la pierre de touche de chaque attitude ou tenue, et non seulement, comme on l’admet volontiers, de celle de l’écrivant. Chez ceux qui se sont conjurés ici, le langage ne soutient pas l’épreuve. Que Jünger puisse répéter la parole des nobles dilettantes du seizième siècle, selon laquelle la langue allemande serait une langue originaire — l’appendice révèle la manière dont cela est conçu : c’est qu’une telle langue originaire inspirait à la civilisation, au monde de la morale civilisée, une insurmontable défiance. Mais comment leur défiance peut-elle se mesurer à celle des compatriotes de Jünger, quand on leur représente la guerre comme un « puissant réviseur », qui « sent Le pouls » du temps, qui leur défend d’« évacuer » une « conclusion éprouvée », qui exige d’eux qu’ils aiguisent leur regard sur les « ruines » « derrière le vernis brillant ». Or, il y a plus humiliant que de telles infractions : il s’agit — dans ces constructions de pensées conçues de façon cyclopéenne — d’un certain poli de l’enchaînement qui ornerait chacun des éditoriaux, et plus pénible que le poli de l’enchaînement est là médiocrité de la substance. « Ceux qui sont tombés », nous raconte-t-on, « se rendaient, tandis qu’ils tombaient, d’une réalité imparfaite dans une réalité parfaite, de l’Allemagne de l’apparence temporelle dans l’Allemagne éternelle. » L’Allemagne de l’apparence temporelle est certes notoire, mais l’Allemagne éternelle serait dans une mauvaise posture, si, pour en avoir l’image, nous étions dépendants du témoignage de ceux qui déposent en ayant la langue bien pendue. Comme ils ont acquis à bon marché le « ferme sentiment de l’immortalité », la certitude qu’on aurait fait croître e les laideurs de la guerre jusqu’à l’effroyable », la symbolique du « sang qui bout à l’intérieur ». Ils ont, dans le meilleur des cas, battu la guerre qu’ils fêtent ici. Mais nous ne laisserons pas valoir quelqu’un qui parle de la guerre et ne connaît que la guerre. Nous demanderons, radicalement — à notre manière : D’où venez-vous ? Et que savez-vous de la paix ? Êtes-vous frappés par la paix dans un enfant, un arbre, un animal comme vous l’êtes sur le champ de bataille par un avant-poste ? Et, sans attendre leur réponse : Non ! ce n’est pas que vous seriez incapable de fêter la guerre, avec éventuellement plus de passion que vous ne le faites. Mais la fêter comme vous le faites, vous n’en seriez pas capable. Comment Fortinbras aurait-il témoigné en faveur de la guerre ? On peut parvenir à une conclusion à partir de la technique de Shakespeare. De même qu’il dévoile l’amour de Roméo pour Juliette dans l’éclat du feu de leur passion, en présentant Roméo amoureux auparavant, amoureux de Rosalinde, ainsi Fortinbras aurait commencé avec un éloge de la paix, un éloge tendre de manière si séduisante et langoureuse que, lorsqu’à la fin il élèverait la voix en faveur de la guerre, chacun devrait se dire en frémissant : De quelle sorte sont ces forces violentes, sans nom, qui le font se vouer corps et âme à la guerre, lui, si rempli du bonheur de la paix ? — Rien de cela ici. Les pirates de métier ont la parole. Leur horizon est enflammé, mais très restreint.

Que voient-ils dans ses flammes ? Ils voient — ici, nous pouvons nous fier à F.-G. Jünger [5] — un changement. « Des lignes d’une décision psychique (seelische) traversent la guerre ; au changement du combat correspond le changement de ceux qui combattent. Ce changement devient visible, si l’on compare les visages rebondis, sans pesanteur, enthousiastes, des soldats d’août 1914 avec les visages mortellement harassés, secs, impitoyablement tendus des combattants de la guerre de matériel de 1918. Derrière l’arc de ce combat qui, de plus en plus fortement tendu, se brise enfin, apparaît de manière inoubliable leur visage, formé et mis en mouvement par un violent ébranlement spirituel, d’étape en étape sur un chemin de douleur, de bataille en bataille, dont chacune est le signe hiéroglyphique d’un travail d’anéantissement poursuivi avec effort. Ici apparaît ce Type du soldat, que formèrent de part en part les batailles de matériel, lesquelles se déroulaient durement, sobrement, de manière sanglante, sans interruption. Caractérise ce type, la dure résistance nerveuse du combattant-né, qui est encore caractérisé par l’expression d’une responsabilité plus solitaire, de l’isolement moral (seelische Verlassenbeit). Dans cette lutte torturante, qui se poursuivit dans une couche toujours plus profonde, se confirmait son rang. Le chemin qu’il suivait était étroit, dangereux, mais c’était un chemin qui conduit dans l’avenir. » Dans ces feuillets, là où l’on tombe chaque fois sur des formulations exactes, sur des accents authentiques, sur des explications plausibles, c’est la réalité effective qui est atteinte ; Ernst Jünger l’aborde en tant qu’elle est totalement mobilisée, (Ernst von Salomon [6]) la saisit comme le paysage du front. Un publiciste libéral qui chercha, il n’y a pas longtemps, à avoir prise sur ce nouveau nationalisme sous le mot d’ordre « héroïsme par temps d’ennui » (« Heroismus aus langer Weile »), a eu, c’est ce que nous voyons ici, la main un peu courte. Ce type de soldats est la réalité effective, c’est un témoin survivant de la guerre mondiale, et son vrai pays (Heimat) qui fut défendu dans l’après-guerre, ce fut proprement le paysage du front. Ce paysage contraint à y séjourner un temps.

On doit l’articuler avec toute l’amertume possible : face au paysage totalement mobilisé, le sentiment de la nature allemand a pris un essor dont on n’avait pas idée. Les génies de la paix, qui le colonisent si sensiblement, ont été évacués, et aussi loin qu’on pouvait voir au-dessus du rebord de la tranchée, tout ce qui se trouvait alentour était devenu le terrain de l’idéalisme allemand lui-même, chaque trou d’obus un problème, chaque réseau de barbelés une antinomie, chaque pointe une définition, chaque explosion une thèse, et le ciel là-dessus était de jour l’intérieur cosmique du casque d’acier, de nuit la Loi morale au-dessus de vous. Avec des bandes de feu et des tranchées, la Technique a voulu reformer les traits héroïques sur le visage de l’idéalisme allemand. Elle a commis une erreur. Car ce qu’elle tenait pour les traits héroïques étaient les traits hippocratiques, les traits de la mort. Alors, la Technique marqua, profondément pénétrée de sa dépravation à elle, le visage apocalyptique de la Nature, la rendit muette, et constituait pourtant la force qui aurait pu lui donner la parole. La guerre dans la forme de l’abstraction métaphysique en laquelle le nouveau nationalisme se reconnaît, n’est rien d’autre que la tentative pour résoudre mystiquement et immédiatement dans la Technique le mystère d’une nature comprise en mode idéaliste, au lieu de l’utiliser et de l’élucider par un moyen détourné à travers la mise en ordre des choses humaines. « Destin » et « héros » se tiennent dans ces têtes comme Gog et Magog [7], leurs sacrifices ne sont pas seulement les enfants des hommes, mais aussi les enfants de la pensée. Tout le sobre, l’intègre, le naïf conçus à propos de l’amélioration de la vie en commun des hommes chemine dans le gosier usé des idoles à gueule ouverte, qui y répondent par le rot du mortier-42 cm. Parfois, l’entrelacement de l’héroïsme et de la bataille de matériel coûte un peu aux auteurs. Mais absolument rien ni personne n’est plus compromettant que les digressions larmoyantes, par lesquelles la déception se fait ici entendre sur la « forme de la guerre », la « guerre de matériel, mécanique d’une façon dépourvue de sens », dont les nobles « s’étaient manifestement fatigué ». Mais là où des isolés tentent de regarder les choses dans les yeux, il apparaît le plus distinctement combien le concept de l’héroïque s’est transformé en sous-nain pour eux, combien les vertus de la dureté, de la réserve, de l’impitoyable fermeté, qu’ils célèbrent, sont en vérité moins celles du soldat que celles des combattants confirmés de la lutte des classes. Ce qui ici se formait d’abord sous le masque du volontaire durant la guerre mondiale, puis, dans l’après-guerre, sous celui des mercenaires, c’est en vérité le combattant fasciste et dévoué de la guerre des classes ; et ce que les auteurs comprennent ici sous la Nation, c’est une classe de dominants, fondée sur cet état qui, ne devant rendre de comptes à personne et le moins à soi-même, trônant sur une hauteur escarpée, porte les traits de Sphinx du producteur, lequel promet très tôt d’être le seul et unique consommateur de ses marchandises. Avec ce visage de sphinx, la nation des fascistes se situe, comme nouveau mystère économique de la nature, aux côtés de l’ancien qui, bien loin de s’élucider dans la technique de cette nation, montre ses propres traits les plus menaçants. Dans le parallélogramme des forces que les deux — Nature et Nation — forment ici, la diagonale est la guerre.

Il est compréhensible que surgisse, pour l’essai le meilleur et le plus pensé de ce volume, la question du « domptage de la guerre par l’État ». Car l’État, dans cette théorie mystique de la guerre, ne joue pas, dès l’origine, le rôle le moins important. On ne comprendra pas un instant le rôle de dompteur en un sens pacifiste. Il sera plutôt exigé ici de l’État que, déjà dans sa structure et dans sa tenue, il s’adapte à et se montre digne des forces magiques qu’il doit mobiliser pour soi au cours de la guerre. Autrement, il ne réussirait pas à rendre la guerre apte à ses fins. La défaillance du pouvoir d’État au regard de la guerre est au commencement de la pensée autonome de ceux qui se sont réunis ici. Les formations qui, à la fin de la guerre, se tenaient de façon bâtarde entre des camaraderies constituant des espèces d’Ordres et des représentations régulières du pouvoir d’État, se consolidèrent au plus tôt comme bandes de lansquenets sans État et indépendantes, et les capitaines d’industrie de l’inflation, pour qui l’État, considéré comme garant de leurs biens, commençait à devenir douteux, ont su apprécier l’offre que leur faisaient des bandes de cette sorte : celles-ci, disponibles à toute heure comme du riz ou du chou-navet, pouvaient être acheminées, par l’intermédiaire des places privées ou du Reichswehr. Encore, l’écrit considéré ici ressemble au prospectus publicitaire, avec son phrasé idéologique, vantant un nouveau type de soldats ou mieux un nouveau type de condottières. Un de ses auteurs explique sincèrement : « Le courageux soldat de la Guerre de Trente Ans se vendit... corps et vie, et cela est encore plus noble que lorsqu’on vend seulement état d’esprit et talent. » S’il continue alors en disant que le lansquenet de l’après-guerre allemande ne s’est pas vendu, mais s’est offert, cela est à comprendre d’après la remarque du même auteur sur le fait que la solde de cette escouade est comparativement importante. Une solde qui marquait la tête de ces nouveaux guerriers aussi durement que les nécessités techniques du métier : ingénieurs de guerre de la classe des dominants, ils forment le pendant des employés-dirigeants en réduction de personnel. Dieu sait que leur geste de guide est à prendre au sérieux. Dieu sait que leur menace n’est pas risible. Dans le conducteur d’un seul avion portant des bombes à gaz s’unissent toutes les perfections du pouvoir de couper le bourgeois de la lumière, de l’air et de la vie, lesquelles en temps de paix sont partagées entre mille chefs de bureaux. Le simple jeteur de bombes qui, dans la solitude des hauteurs, est seul avec soi-même et avec son dieu, a une procuration de son chef supérieur gravement malade, l’État, et là où celui-ci appose sa signature, là l’herbe ne pousse plus — tel est le guide « impérial » que nos auteurs se représentent.

Avant d’avoir fait sauter l’enchaînement médusant des traits qui s’avancent ici, l’Allemagne ne pourra espérer aucun avenir. Fait sauter — mieux peut-être : desserré. Cela ne doit pas signifier : avec des encouragements bienveillants ou avec amour, lesquels n’ont pas leur place ici ; cela ne doit pas non plus préparer le chemin à l’argumentation, au débat excité par la persuasion. Mais on doit bien diriger toute la lumière que la langue et la raison donnent toujours encore, vers ce « vécu originaire » (« Urerlebnis ») qui possède une sourde obscurité, dont cette mystique de la mort des mondes sort en rampant avec ses mille petits pieds conceptuels chétifs. La guerre qui se dévoile dans cette lumière, est aussi peu la guerre « éternelle » que prient ces nouveaux Allemands, que la « dernière » guerre, pour laquelle s’enthousiasment follement les pacifistes. En réalité, elle n’est que ceci : l’unique, l’effrayante et dernière chance de corriger l’inaptitude des peuples à ordonner leurs rapports entre eux conformément à ce qu’ils ont comme Nature à travers leur technique. Que tourne mal l’épreuve de correction, et ce sont alors des millions de corps humain qui sont mis en pièces par le gaz et le fer et sont rongés — ils le sont incontournablement — mais même les habitués des terribles puissances chtoniennes, qui portent leur Klages [8] dans leur sac, n’apprendront pas un dixième de ce que la Nature promet à ses enfants moins curieux, plus sobres, qui possèdent en la Technique, non un fétiche du déclin, mais une clé du bonheur. De cette sobriété qui est la leur, ils donneront la preuve au moment où ils se refuseront à reconnaître la prochaine guerre comme une césure magique, mais découvriront plutôt en elle l’image du quotidien, et avec cette découverte accompliront son changement en guerre civile au cours de l’exécution du truc marxiste, qui seul est à la hauteur de ce sombre sortilège runique.

Traduction Philippe Beck, Bernd Stiegler

 


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[1La phrase se trouve au début de La Mobilisation totale.

[2Benjamin fait ici référence à l’ouvrage publié à Berlin, en 1922, par Erich Unger, Sur la formation non-étatique d’un peuple juif. Dans une lettre de janvier 1921 à Scholem, Benjamin écrit : « A propos, je viens Juste de prendre connaissance d’un livre qui me semble aujourd’hui le plus significatif sur la politique le livre de Erich Unger, Politik und Metaphysik. L’auteur fait partie de ce mouvement des Néo-pathétiques (...) que (...) j’ai connu sous son aspect le plus déconsidéré et réellement (suite note 3) pernicieux 2 l’époque du « mouvement de jeunesse, dans la figure de Monsieur Simon Guttman ».

Sur les rapports entre Benjamin et Unger (1887-1952), voir la lettre, malheureusement amputée, du 4 octobre 1921 à Scholem (Briefe, I, Suhrkamp, pp.273-275 ; trad. française, Aubier, Correspondance, pp. 251-253 ; cf également la lettre du 15 août 1930 à Scholem).

[3Florens Christian Rang, Chantier allemand, 1924, Benjamin confirme l’importance de son ami (1864-1924) dans sa lettre à Scholem, datée du 5 novembre 1924. Cf la riche notice biographique et la bibliographie incluses dans le volume Psychologie historique du carnaval, traduit par F. Rey aux éditions « Ombres », 1990.

[4L’allemand Haltung signifie à la fois « tenue », « attitude », « maintien », « posture », « contenance ».

[5Le frère cadet d’Ernst Jünger. CFEJ., Rivarol et autres essais. Théoricien politique et poète, F.G. fut, notamment, l’ami de Heidegger. Entre 1926 et 1936, il donne des contributions aux revues de Niekish et EJ. (articles sur le nationalisme, la volonté, etc.). Après la guerre, il fait paraître Sur la perfection de la technique, Orient et Occident, entre autres.

[6E. von Salomon (1902-1972) se considérait comme le dernier hobereau prussien ; il participa à l’assassinat de W. Rathenau en 1922, après quoi il passa cinq années en prison, puis eut un rôle d’e agitateur » dans la révolte paysanne des années 1928-1929 (La Välle, 1932). Il articulera trois haines : celles de la persécution de l’Allemagne, de la démagogie hitlérienne et de la démocratie.

[7Dans Ézéchiel, XXXVIII-XXXIX, Gog est prince de la « région d’extrême nord » appelée Magog ; dans la prophétie, l’Éternel envoit Gog contre le peuple d’Israël pour le punir ; la guerre effroyable de part et d’autre voit la défaite et la mort de Gog, afin que toutes les nations connaissent l’Eternel et son peuple d’Israël ; la guerre est aussi « un grand sacrifice » ; en XXXIX, 19, il est appelé « festin de victimes », auquel les bêtes sont conviées et invitées à manger « la chair des héros » et à boire « le sang des princes de la terre : jusqu’à s’enivrer. L’Apocalypse, XX, 7, 8, parlera de « Gog et Magog » pour désigner les nations rassemblées par Satan pour la guerre, révoltées, innombrables (« leur nombre est comme le sable de mer »), et punies jusqu’à la fin des temps, après la réduction de Satan.

[8Ludwig Klages (1872-1956). Philosophe et psychologue, il affirme, notamment dans l’Esprit comme adversaire de l’âme, que l’activité parasitaire de l’esprit (l’intelligence, le pouvoir technique) a rompu le rythme naturel de la vie de l’âme et rendu l’homme étranger au cosmos. On taxe parfois son œuvre de néo-romantisme pessimiste, puisque sa « défense » de l’âme a pour corollaire le constat d’un certain « déclin de l’Occident ».

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