Imaginer autre chose avec l’autisme

« Il est urgent de penser un monde qui prenne en compte la diversité des existences. »

paru dans lundimatin#141, le 9 avril 2018

Le 5 avril dernier, le gouvernement annonçait le financement et les mesures du quatrième plan autisme. Les associations de familles d’autistes ont unanimement dénoncé un « matraquage de communication » et déplorent « une montagne qui a accouché d’une souris ». Il faut cependant concéder au macronisme qu’il ne cache rien de son idéologie ni de ses fins.

Lors de sa présentation de ce quatrième plan, le Premier ministre a su trouver les mots pour justifier un tel investissement : il s’agit de « libérer le potentiel professionnel et créatif des autistes » qui « ont une valeur ajoutée dont on aurait tort de se priver » et « doivent être acceptés dans leur différence et reconnus dans leurs compétences ». Sur France Inter, la secrétaire d’État aux personnes handicapées Sophie Cluzel affiche toute l’ambition du gouvernement vis-à-vis des autistes : il s’agira désormais de les « accompagner dans la vie sociale, dans l’autonomie de la personne, de les faire monter en qualification. On se prive de ressources colossales dans notre pays, d’inclusion dans l’entreprise de personnes autistes. »

Si l’on pourrait s’émouvoir d’entendre le langage du management appliqué aux enfants autistes, cela révèle surtout une vérité bien plus fondamentale quant à la perception que nous avons du handicap. Ce n’est pas une singularité physique ou psychique qui fait l’handicapé mais son incapacité relative à devenir un agent économique productif, autonome et performant. C’est donc l’ordre économique qui produit le handicap, classe les capacités et évalue la normalité.

Pour étayer ce propos, nous publions ici, le texte qu’une lectrice nous a confié.

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Mon frère est autiste. Il a 22 ans. Quand j’étais petite, je ne savais pas décrire ce qu’il avait à mes amis. J’étais en primaire, ou au collège, et je disais qu’il avait une « maladie mentale », ou, dans le meilleur des cas, je n’en parlais pas. J’imagine que c’est souvent le cas dans les familles où il y a un ou une enfant autiste : sa présence est structurante au sein de la famille, tant elle occupe les conversations et les interrogations. En revanche, à l’extérieur, on se dérobe, on contourne le sujet, on évite.

À l’époque où j’étais adolescente, je rechignais à sortir en public avec lui. Mon petit frère avait une démarche jugée étrange, accentuée par son poids – dû aux médicaments – et il pouvait faire des crises. J’avais honte de devoir sévir devant les passants pour qu’il cesse d’ouvrir tous les produits du supermarché, ou de se déshabiller aux yeux de tous. Essuyer ne serait-ce qu’une remarque, ou des regards – « pourquoi vous le laissez dehors », « tenez cet enfant » – me paraissait insurmontable.

Maintenant, mon petit frère est grand. Après avoir passé des années dans un hôpital de jour, où il rentrait à la maison tous les soirs, il est désormais dans un institut spécialisé et ne rentre que le week-end. J’avais déjà entamé mes études, alors c’est seulement au bout de quelques mois que je suis passée le voir là-bas. Je me souviens m’être effondrée. Dans un grand bâtiment en béton, mêlé parmi d’autres personnes handicapées, qui souffraient de maux de natures différentes, et qui avaient parfois le double de son âge. Mon petit frère traînait dehors, effritait des feuilles, livré à lui-même. Parfois, il rentrait le week-end avec des bleus. À la maison, il était turbulent, déchirait ses vêtements, réclamait de sortir en voiture pendant des heures – son passe-temps favori. Lorsque mes parents abordaient le sujet dans le centre, on répondait qu’il s’était blessé tout seul. C’est aussi ça l’autisme : avoir un enfant silencieux. Ne jamais savoir ce qu’il s’est passé, et se laisser dire qu’au fond, on n’a pas à contester car on a réussi à lui trouver une place.

Les rares fois où j’évoquais l’autisme, on me disait, sûrement pour me rassurer, que les autistes étaient « des surdoués ». Qu’ils ont souvent un don, qu’ils sont plus intelligents que la moyenne. Mon petit frère ne sait pas lire, ni compter, et il ne communique pas. J’ai toujours trouvé dans ces réponses une volonté fallacieuse d’essayer de trouver, en dernière instance, une utilité à sa différence. Comme si un autiste ne pouvait pas exister pour ce qu’il est, qu’il devait servir à quelque chose, ou avoir quelque chose à faire valoir.
C’est précisément cette grille de lecture qui hante les parents des enfants autistes, donc, les miens : à quel avenir mon enfant est destiné ? Le schéma classique – faire des études, rentrer dans le marché du travail – imprègne si profondément et si tristement le sens que nous donnons à nos vies, qu’il atteint une violence extrême dès lors que nous pensons à quelqu’un pour qui il ne peut s’appliquer.

Pourtant, en creux, les enfants autistes remettent en question nos modes de vie. Plutôt que souffrir de ces injonctions, regardons cela en face : qu’est-ce que serait une société qui saurait les accueillir, sans les regarder avec mépris, sans les exclure systématiquement dans des centres à la périphérie des villes, sans leur administrer des médicaments pour les rendre inactifs, défoncés, silencieux, amorphes ? Pourquoi notre société leur signifie à ce point qu’ils ne seront jamais libres ?

C’est grâce à mon petit frère que j’ai commencé, très tôt, à m’imaginer qu’autre chose était possible. Je suivais le schéma que j’évoquais précédemment et me disait : « pour mon petit frère, tout cela n’a aucun sens ». Il m’a rappelée à l’arbitraire du monde. Il m’a rappelée que ce monde est sévère avec la fragilité des êtres, et qu’il ne pardonne pas les fautes de conventions sociales. Qu’il sanctionne avec vigueur ceux qui ne se plient pas à la trajectoire qui nous est imposée.

Je dis que tant que nous n’imaginons pas d’alternative, nous faisons d’eux une génération sacrifiée – à l’industrie pharmaceutique, à l’isolement, à l’exclusion sociale. L’autisme nous pose à tous une question philosophique. Il est urgent de penser un monde dans lequel les personnes inadaptées au nôtre ne soient pas parquées dans des instituts absurdes, dénués de moyens financiers et humains, condamnées et même punies de n’avoir pas eu la décence de s’intégrer au marché du travail. Il est urgent de ne plus considérer les personnes handicapées comme des « poids », pour lesquelles il s’agirait de « faire des efforts », comme si ils étaient les retardataires d’un progrès indigent.
Il est urgent de penser un monde qui prenne en compte la diversité des existences.

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