Social et santé face à l’épidémie marchande

De quoi le management est-il le nom ?

paru dans lundimatin#162, le 23 octobre 2018

Dans ce texte, Sandra Leberthe, psychologue en addictologie et Jonathan Louli, sociologue, anthropologue et travailleur social, examinent le rapport entre soin, marchandisation et management.

« Une voix dans mon crâne s’égosille. Casser la culture du secret. Faire du bruit. Taper des mains sur la table et des pieds dans les portes. Briser la spirale du déni et de la culpabilité. RÉSISTER. »

Marin LEDUN, Carole Matthieu, les visages écrasés

« En multipliant la violence par l’entremise du marché, l’économie bourgeoise a tellement multiplié ses objets et ses forces que les bourgeois, comme les rois, ne parviennent plus à les gérer : la gestion a besoin de tout le monde »

Théodor ADORNO, Max HORKHEIMER, 1947, La dialectique de la raison

La fonction des secteurs de la santé et du travail social peut être ambiguë. Spécifiquement en ce qui concerne leur apport à l’émancipation individuelle et collective de personnes ou de groupes éloignés des sommets de la pyramide sociale. Une variété de dynamiques traverse ces champs professionnels et les rattache à la « totalité », c’est-à-dire à la société, à laquelle ils appartiennent [1]. Le propre de notre « totalité » actuelle étant d’être dominée par les logiques marchandes et capitalistes, le social et la santé sont de plus en plus traversés par de nouvelles dynamiques du capitalisme, de la marchandisation de l’État et des services publics.

Pour comprendre ces évolutions, il faut parvenir à en analyser les différents rouages. Ils vont des politiques publiques et réglementations jusqu’aux postures et interactions des différents acteurs, sans oublier tous les champs et domaines voisins qui ont une influence sur le social et la santé (la sécurité, l’économie, la culture…). Les nouvelles logiques managériales qui se développent dans ces deux secteurs sont à nos yeux l’un des rouages qui contribuent le plus aux oppressions des travailleuses, des travailleurs et des personnes bénéficiant de ce travail.

Nous avons tous deux observé ces phénomènes à travers différentes expériences professionnelles dans le travail social au sens large : de l’animation et du handicap à l’insertion par le logement, l’addictologie ou la prévention spécialisée, en passant par la formation, la recherche et les activités militantes. Ces expériences nous ont fourni l’occasion de recueillir différentes observations et échanges avec des acteurs, qui ont alimenté le travail d’analyse restitué dans les pages qui suivent. Nous ne prétendons pas à une vérité scientifique et académique, mais cherchons avant tout à partager une réflexion tirée de nos expériences, de nos observations, de témoignages recueillis, dans l’espoir d’aider à penser, à résister, d’autres personnes qui partageraient des expériences ou réflexions similaires.

Ce que nous appellerons les logiques managériales sont un ensemble de façons de penser, de faire, d’organiser le travail, tirées du système idéologique du management marchand, considéré comme un bras armé des logiques capitalistes. Jusque dans le dernier quart du XXe siècle, le management se présentait comme la « science de la gestion » du monde de l’entreprise. Avec pour unique fonction de défendre les intérêts et la pérennité de l’entreprise – donc de ceux qui y détiennent le pouvoir. Ce système de pensée, ou idéologie, s’est étendu en s’adaptant aux évolutions sociales et politiques de notre société, caractérisée par un développement des logiques marchandes. Ainsi, le management déborde du monde de l’entreprise, au fil des nouveaux marchés conquis, et s’immisce dans les domaines de la santé, du travail social, de la culture, de l’enseignement, de l’économie sociale et solidaire, des services publics au sens large…

En observant des tendances en cours dans les secteurs de la santé et du travail social, nous souhaitons montrer l’implication des logiques managériales marchandes dans la détérioration du sens et des conditions de travail subie par les acteurs de ces secteurs. Par-là, nous souhaitons montrer que ces évolutions dans l’organisation du travail ont des effets délétères sur des sphères professionnelles longtemps considérées comme totalement extérieures aux logiques marchandes et productivistes ; que, par conséquent, les personnes pouvant bénéficier de ces services (sociaux, sanitaires, éducatifs, etc.), subissent elles aussi les conséquences des réaménagements marchands. Cette invasion par les logiques managériales marchandes se présente comme un des assauts les plus révélateurs du capitalisme contre l’intérêt général.

Pour étayer ces analyses nous évoquerons dans un premier temps l’apparition et l’évolution de ce système idéologique managérial. On verra que d’après les idéologies dominantes, les « valeurs » de l’entreprise, ou plutôt ses injonctions à l’efficacité, à la performance et à la rentabilité, doivent se généraliser car elles seraient les plus rationnelles pour gérer une société. L’État gagnerait à fonctionner comme une entreprise, l’individu lui-même est incité à être « acteur » ou auto-entrepreneur de sa vie privée et professionnelle. Nous présenterons ensuite les principaux impacts de ces nouvelles façons de penser et de faire le travail que nous avons repérés dans les secteurs du social et de la santé.

Le mot « management  » vient de l’anglais « to manage » et désigne « celui qui s’occupe de quelque chose. », « qui conduit ». « To manage » au XVIe siècle est employé en anglais dans le domaine de l’équitation, et signifie « entrainer, dresser un cheval ». Ce mot en vient à évoquer le responsable d’une entreprise ou d’une institution, surtout dans le domaine des arts et du spectacle, au XIXe siècle, en Angleterre puis en France [2].

Rapidement, dans le monde anglo-saxon, avec le système de production fordiste, « manager » renvoie aux « cols blancs » qui pensent le découpage des tâches à effectuer par les travailleurs manuels ou subalternes. Les « managers » sont responsables de l’augmentation de la productivité, et contribuent à l’entrée dans des sociétés de consommation et de production de masse. Après la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis exportent leur savoir-faire managérial pour aider les économies européennes à se redresser. À une époque où il faut remettre sur pieds toute la production de biens de consommation courante et de logements notamment, le management montre toute son efficacité à organiser une production standardisée et industrielle. Les managers perfectionnent leurs méthodes et les organisent en une discipline à l’allure scientifique [3]. Pourtant le management marchand montre rapidement ses limites, notamment en termes de souffrance au travail, spécifiquement dans les secteurs industriels par lesquels il est arrivé.

Les sociologues P. Dardot et C. Laval remarquent en effet que si différents courants se succèdent dans le management de l’entreprise, tous visent à participer aux évolutions du capitalisme [4]. Les deux auteurs décrivent plus spécifiquement l’évolution du management au tournant des années 1970, dans une société française où l’État cesse peu à peu d’être « Providence », c’est-à-dire garant de droits sociaux sous la pression des nombreux travailleuses et travailleurs qui les défendent. Au contraire, lui-même conquis par l’idéologie néolibérale qui l’envisage comme une entreprise, l’État raisonne de plus en plus en fonction d’un calcul coûts / avantages, et gère les risques qu’il encourt.

Cet État néolibéral favorise le développement d’une logique managériale qui revêt les aspects d’une « science totale », comme en rêvait Von Mises, l’un des grands-pères du néolibéralisme. Ce courant de pensée dominant ne cherche donc pas exactement un recul de l’État, mais un État régi par les règles de l’efficacité, de la rentabilité, de la concurrence et de la sécurité, à l’image d’une entreprise privée. Pour les deux sociologues l’individu est enjoint à travailler pour l’entreprise comme si c’était pour lui-même. Cette dernière est donnée comme le lieu de toutes les innovations, comme un espace de compétition, d’adaptation aux constantes exigences du marché. Ce qui prime, c’est la recherche de la performance, de l’excellence, du « zéro défaut ». Le sujet est sollicité pour se conformer à cette image, intégrer les contraintes qui l’accompagnent, par un constant travail sur soi, il doit « s’investir dans son travail », « se motiver », « se dépasser ».

Mais la prosternation devant les logiques marchandes, conçues comme l’horizon le plus sûr, implique de sacrifier toute une partie du travail humain. La gestion marchande doit en effet exclure au maximum l’imprévu, le singulier, l’incommensurable, l’indicible, au profit de normes, réglementations et procédures, visant à augmenter la productivité et la rentabilité, autant que la maîtrise du processus de travail. En conséquence, estime A. Reverchon [5], les salariés agissent au quotidien dans un cadre qui n’est pas pensé par eux-mêmes (ni véritablement pour eux-mêmes). Ce qui paraît naturel au travail résulte en fait de plus en plus d’une accumulation d’idées et de concepts élaborés par des managers, des technocrates et experts en sciences de la gestion, de l’entreprise, de la finance : de ce qu’est devenu le travail en contexte capitaliste. L’écart se creuse entre le « travail prescrit » par le mangement et le « travail réel » vécu par les travailleurs [6].

Pour C. Dejours, le « travail prescrit » correspond à l’ensemble des procédures dictées par les managers et inspirées par les experts. Il revêt l’apparence d’une rationalité, d’une logique supérieure qui s’impose aux travailleuses et aux travailleurs. Le « travail réel » se compose des situations de travail ordinaires et quotidiennes, parsemées d’évènements inattendus, de pannes et autres incidents. Travailler, selon le psychologue, serait donc « combler l’écart entre le prescrit et l’effectif : le réel se fait connaître au sujet par sa résistance aux procédures, aux savoir-faire » (p. 38).

Le travail humain est soumis à une rationalisation croissante, c’est-à-dire une façon de le penser, de l’organiser, de l’évaluer, puis de le faire. Cette rationalisation, cette transformation, échappe de plus en plus aux désirs, volontés et revendications des travailleurs : les hiérarchies se passent généralement de leur avis. En conséquence, l’écart se creuse entre, d’une part, la pensée managériale construite autour de méthodes imposées de façon non-démocratique, et, d’autre part, le travail vécu par les salariés, indéfectiblement lié à l’affect et à l’imprévu, porteur d’invention et de créativité. L’évaluation managériale ou gestionnaire du travail, les « démarches qualité », ne tiennent pas compte de ce qui relève finalement de la dimension « humaine » (qui devient une simple « ressource »), de même que les références aux savoir-faire et travail concret sont largement gommés, et l’art du métier passe après l’art de la guerre économique.

Celui qui veut vraiment comprendre et évaluer un travail doit tenir compte de cet écart entre travail prescrit et travail réel, et s’intéresser à la construction de ce que Dejours appelle les « règles de l’art » par les travailleurs et aux sens et enjeux que ces derniers confèrent à leurs activités. Cela nécessite de reconnaitre la capacité de création et d’invention des travailleurs subalternes, pour dépasser les problèmes rencontrés dans les situations réelles et quotidiennes de travail. Nous en sommes très loin actuellement : les références au concret et au réel des métiers sont remises en cause dans les normes et procédures conçues par la pensée managériale, dans la plupart des domaines professionnels où celle-ci a pris le pouvoir dans l’organisation du travail. Les situations des secteurs du social et de la santé sont à ce titre intéressantes à observer pour différentes raisons. On peut en effet y voir les logiques marchandes dans une forme naissante (mais bien engagée) et hybride.

Le management du social et de la santé

La logique marchande est jugée par les détenteurs de pouvoirs économiques et politiques comme la plus pertinente pour gérer la société tout en leur permettant de maintenir leurs positions dominantes. À ce titre, elle est introduite dans un nombre croissant de champs sociaux et professionnels qui lui échappaient jusqu’ici. Après les transports, l’énergie et la protection sociale, après les communications et la sécurité, c’est la santé et le travail social au sens large, qui sont offerts en pâture à la privatisation, aux entrepreneurs et aux financiers. La loi, procédant à la façon d’une hache, ouvre les secteurs de la solidarité et du soin à la concurrence  : triste paradoxe. Les marchés gagnent du terrain, et de nouveaux aspects de la vie humaine tendent à devenir des marchandises sous le règne du capitalisme. Pour le social et la santé, la « chalandisation » [7] s’accentue, comme dit le sociologue Michel Chauvière.

À partir de la période de reconstruction du pays après la Seconde guerre mondiale, s’est développé un « État-Providence » qui concevait notamment le travail social et la santé comme des interventions de la société sur ses propres dysfonctionnements. Au prix d’une mise en œuvre autoritaire et bureaucratique (en un mot : technocratique), l’État déployait sa générosité, et gérait ces secteurs selon des logiques de solidarité sociale, donc des logiques d’inconditionnalité et de gratuité. Ce qui témoigne désormais de l’infection, par les logiques marchandes et concurrentielles, du social et de la santé, ce n’est pas seulement les diminutions budgétaires qui les frappent. C’est également et surtout l’introduction de dispositifs managériaux et entrepreneuriaux qui deviennent les outils privilégiés et les symptômes de cette infection capitaliste. Se faisant, l’État réoriente les buts et fonctions du social et de la santé, engendrant de fait, un recul de la solidarité. Les intérêts marchands se confondent chaque jour un peu plus avec les intérêts de l’État, et nos secteurs professionnels sont à leur entière merci.

En effet, tant que l’État est leur principal financeur, le travail social et la santé procurent des bénéfices en termes d’image. La population rechigne moins à payer l’impôt, à voter et à respecter la loi et les représentants de l’État, car ce dernier a l’air de défendre l’intérêt général. Dès que les bénéfices politiques sont insuffisants ou que leurs coûts sont trop élevés, la défense des intérêts de l’État se traduit par des réductions budgétaires souvent destructrices, et par la quête de bénéfices économiques et matériels. Baisser les budgets du social et de la santé, c’est faire du profit à investir ailleurs pour l’État. Le travail social et la santé pouvaient jusqu’ici être vus comme des conquêtes populaires et sociales ; elles étaient financées et dirigées par l’État, mais en usant du prétexte de la « crise économique », celui-ci impose une quête de rentabilité politique et financière. Dès lors, on retrouve dans ces champs professionnels une logique entrepreneuriale de quête de profits, notamment à travers l’injonction à la maîtrise des coûts, qui est au final aussi courante en entreprise marchande que dans le travail social et la santé, sous la forme des réductions budgétaires.

Depuis les Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens (CPOM) ou les « appels à projet » que l’État signe directement avec les « opérateurs » (c’est-à-dire les associations et services de terrain), en passant par la diversité des réglementations et modes de pression des appareils d’État, les schémas départementaux, projets de territoire, projets d’établissement, chartes et autres gadgets administratifs, jusqu’aux projets de service et « démarches qualité », des objectifs sont fixés aux équipes et aux salariés, ainsi que les méthodes gestionnaires d’évaluation du travail qui portent majoritairement sur ces mêmes objectifs imposés d’en haut. Les salariés subissent une forme de contrôle de leur travail, qui s’exerce également par la pression budgétaire et le travail en « flux tendu », comme on dit à l’usine, ou « dans l’urgence », comme on dit dans le social et la santé. Plus fondamentalement, les critères utilisés par les « tarificateurs » et leurs experts pour lire l’action de terrain sont de plus en plus simples et limités, parfois statistiques et comptables seulement. Les objectifs fixés et les méthodes imposées pour évaluer l’activité sont en décalage avec le sens et la réalité du travail quotidien. Les professionnels de terrain qui veulent prendre du recul sur le travail, en rendre compte, en façonner le sens, sont finalement « bâillonnés » [8] par les indicateurs gestionnaires et les multiples pressions économiques et institutionnelles.

Le travail consiste globalement à respecter les directives hiérarchiques, les critères et règlementations promulgués par les différents services et strates de l’État. Il n’est pas nécessaire que ces réglementations et évaluations aient le moindre rapport avec une réalité de terrain, il faut simplement respecter les normes et alimenter les indicateurs de manière rationnelle. Alors, pour ne pas devenir des « imposteurs » [9] sidérés par les cyclones de normes opérationnelles qui balaient le sens du travail, beaucoup de collègues du social et de la santé doivent apprendre à mener continuellement de front deux métiers : d’un côté, travailler en respectant toutes les réglementations et prescriptions des appareils d’État tout en rendant compte du travail selon les langages gestionnaires de ces derniers ; d’un autre côté, s’occuper réellement des personnes, familles ou groupes qui sollicitent une aide. D’un côté, travailler pour l’État, de l’autre, pour le bien des congénères. La tension entre ces deux activités produit une souffrance au travail. Mais beaucoup de collègues ne perçoivent pas la distinction entre ces deux travaux : les appareils d’État finançant le social et la santé sont encore vaguement perçus comme une puissance tentant d’agir dans l’intérêt général. Il en découle souvent des confusions et incertitudes sur le sens du travail.

De plus en plus pèse sur les professionnels l’injonction à être avant tout des exécutants des réglementations et des politiques publiques, tandis que les hiérarchies de terrain deviennent des courroies de transmission de celles-ci. Certaines directions prônent donc l’adaptation aux nouvelles normes gestionnaires, ou prêchent une forme de pragmatisme désenchanté et calculateur pour tenter d’assurer la survie de leur établissement. L’adaptation doit se réaliser, quitte à faire taire les « lanceurs d’alerte » ou les militants. L’exercice de beaucoup de managers et équipes de direction est au service de ce réalisme comptable qui asphyxie les valeurs et l’éthique du travail social et la déontologie des personnels soignants.

La gestion entrepreneuriale importée par le néo-management dans le social et la santé peut ainsi générer des retournements du sens et des effets du travail : à l’hôpital et dans le médico-social, elle peut mettre en danger physique et psychique les soignants. Le personnel est sous pression, et doit également affronter la transformation de l’hôpital en structure quasi-entrepreneuriale, avec parfois un sentiment de « travail à la chaîne ». Dans certains hôpitaux, l’administration demande aux aides-soignantes de chronométrer le temps qu’elles passent à effectuer une toilette. Dans le social cette logique peut amener à exclure des dispositifs les bénéficiaires qui n’entrent pas dans les cases. On observe de manière flagrante ce phénomène dans le domaine de l’insertion, qui est le « cheval de Troie » par lequel les politiques libérales se sont introduites dans les secteurs du travail social historiquement les moins concernés par les logiques marchandes [10]. À la Mission Locale ou à Pôle Emploi, les conseillers et conseillères sont indirectement incités à concentrer leurs efforts sur les bénéficiaires dont la situation peut le plus facilement être réglée – ceux qui ont le moins de problèmes – de sorte à pouvoir améliorer les statistiques de réussite. Il en résulte que les personnes qui auraient le plus besoin de ces dispositifs en sont écartées puisqu’elles risquent d’en pourrir les résultats.

Au fur et à mesure que progresse dans le social et la santé, la logique de défense des seuls intérêts de l’État et de la compétitivité économique, les rares réglementations imposées par les luttes sociales pour protéger les salariés et les qualifications professionnelles apparaissent trop rigides, trop coûteuses. Dans la quête de fluidité et de profit des logiques entrepreneuriales, les métiers pensés pour réaliser ces activités sociales, sanitaires, humaines, deviennent bien trop encombrants avec leur éthique, leurs approches artisanales et cliniques, leur quête de sens. Ils deviennent des morceaux d’une culture obsolète.

De nombreux indicateurs suggèrent les conséquences de l’entrée des logiques managériales et entrepreneuriales dans les champs du social et de la santé, comme le suggèrent nos observations :

  • Du côté des salariés, c’est clairement la dégradation des conditions de travail : des arrêts de travail plus nombreux, des arrêts longs avec prolongations, de l’absentéisme, un « turn over » important, des abandons de poste, des avertissements pour « insuffisances professionnelles » parce qu’on ne remplit pas les documents de la démarche qualité, des inaptitudes « pour raisons non professionnelles » (c’est-à-dire la possibilité d’exercer son métier, mais ailleurs que chez l’employeur considéré), des licenciements pour « motif personnel » (quand par exemple la direction reproche à un salarié des « désaccords pédagogiques » trop fréquents et remettant en cause sa place dans l’association), un désenchantement qui pousse à ne plus voir le lieu de travail comme un espace démocratique, comme en témoignent les faibles taux de participation aux élections professionnelles notamment… Ce désenchantement est renforcé par des attitudes autoritaires des managers et équipes de direction, qui peuvent imposer leur vision du travail et lancer aux équipes : « si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à changer de travail ».
  • Du côté des directions, la volonté est à l’extension des associations, et certaines qui grossissent beaucoup ne sont plus adaptées au travail sur le lien social et la santé. Les Conseils d’administration de nombreuses associations ou hôpitaux deviennent aussi inaccessibles et muets à l’égard des salariés que les Conseils d’administration des entreprises. De ce fait, la communication y circule mal, les enjeux de hiérarchie et de concurrence brouillent le sens du travail au profit du respect des procédures, et entravent la répartition et le contenu des informations, provoquant parfois des rumeurs et des manipulations. Cette mise en cause des finalités et des conditions des métiers génère une insécurité supplémentaire pour les acteurs. Dans les établissements sous tension se développent des stratégies hiérarchiques de « diviser pour mieux régner », qui renforcent le développement des logiques de concurrence entre salariés.

La direction peut encenser le travail de certains services, et se désintéresser d’autres ou les critiquer ouvertement. Certains salariés ont les faveurs de la direction, ils sont écoutés, c’est auprès d’eux que celle-ci prend ses informations au sujet des échanges entre salariés et de ce qui se passe dans certains services, c’est eux que la direction peut parfois acheter avec des financements de formations (typiquement, de chef de service), ou différents autres arrangements, comme étouffer des scandales en échange d’un soutien : en d’autres temps on appellerait cela des courtisans. Après que l’ancien patron d’une association de prévention spécialisée ait proféré des injures et menaces à caractère sexistes à l’encontre des déléguées du personnel lors d’une réunion, plusieurs de ses courtisans ont reproché aux syndicalistes et à leurs alliés d’avoir alerté des acteurs extérieurs : « le linge sale se lave en famille », nous disait l’un de ces courtisans.Faire du collectif ne va pas de soi, dans le social surtout. La place des délégués du personnel (DP) est particulièrement exposée : des directions font régner un climat de suspicion à leur endroit, en se servant des courtisans et de leurs coteries. Les syndicats et leurs militants peuvent être véritablement diabolisés. Les motivations des DP sont souvent mises sur le compte d’une vindicte personnelle contre la direction. Ils sont accusés de fomenter juste pour « foutre du bordel », ou même parfois de vouloir simplement « faire fermer la boîte ».

Conclusion

La mainmise de l’État et des logiques marchandes génèrent dans les mondes professionnels du social et de la santé une structuration pyramidale et une dépossession des travailleurs et travailleuses de terrain du sens de leur activité tel qu’ils veulent le concevoir. En effet cette structuration pyramidale fait des directions et managers associatifs de simples relais des directives des « tarificateurs », et engendre de fait un autoritarisme managérial et patronal, puisque les salariés sont peu ou pas consultés. La tranquillité et la pérennité de l’activité des directions associatives et des hiérarchies dépendent de leur capacité à appliquer le cadre imaginé par les autorités, qu’il s’agisse du cadre budgétaire ou du cadre normatif : c’est-à-dire que les services étatiques n’attendent pas seulement l’équilibre voire le profit financier, ils attendent également que les « opérateurs » défendent certaines façons de penser et de faire le travail. Les valeurs républicaines et sécuritaires, et la délation et la sanction des déviants et des fraudeurs, l’efficience dans l’utilisation des fonds publics et l’intégrisme comptable qui en découle, la « qualité », le « droit de l’usager », et tout le fanatisme marchand et marketing qui s’ensuit…

Ce système de normes et de pratiques, ce cadre normatif, rend les métiers et cultures professionnelles obsolètes, il suffit d’appliquer les directives et respecter les normes. Les conséquences les plus visibles de ces évolutions parmi les professionnels du social et de la santé sont une augmentation des situations de souffrance et d’usure [11]. Les techniciens du pouvoir tentent alors de plus en plus d’incorporer de l’éthique dans leurs manies managériales : on voit apparaître un « management éthique ». Il est notamment encouragé par les recommandations de l’ancienne Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), désormais disparue et incorporée dans la Haute Autorité de Santé (HAS). L’éthique affichée dans ces méthodes de management n’est qu’une éthiquette, un label, qui participe à l’uniformisation généralisée.

Face à ces tentatives de récupérations managériales du sens du travail, nous considérons que ce dernier doit être réfléchi, travaillé, par les acteurs de terrain et les observateurs indépendants. « Le travailleur social est à la fois porteur de normes, mais aussi émancipateur », écrit M. Autès [12]. Pour veiller au sens des normes transmises et conserver la dimension émancipatrice du travail social et du soin, on ne peut se contenter d’exécuter des actes standards ou une activité strictement quantifiable. Redonner du sens aux métiers implique une réflexion de fond sur les significations du travail social et du soin et les pratiques favorisant l’émancipation. Nous considérons que ces significations s’enracinent dans des valeurs de solidarité et d’autonomie, et que débattre de ces valeurs revient à avoir un débat politique. Pourtant, les conditions d’une prise de position collective des professionnels sur ces valeurs et sur le sens du travail ne semblent pas encore entièrement réunies. Les dimensions politiques du travail social et du soin sont en effet un vaste sujet… que nous étudierons dans la suite de ce texte.

[1Lefebvre, Henri, 1955, « La notion de totalité dans les sciences sociales », Cahiers Internationaux de sociologie, Vol. XVIII, p.55-77.

[2Alain Rey, 2006, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, articles « manager », et « management », p. 1330

[3Luc Boltanksi, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999

[4Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009

[5Reverchon, A., 2016, « Le management en quête de sens », Le Monde, accessible en ligne : http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/09/08/le-management-en-quete-de-sens_4994586_3232.html

[6Dejours, C., 2003, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, INRA.

[7Chauvière, M., 2011, Trop de gestion tue le social, Paris, La Découverte. Pour une présentation plus synthétique de ce concept, voir Chauvière, M., 2009, « Qu’est-ce que la « chalandisation » ? », Informations sociales, n°152, pp. 128-134, en ligne : https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2009-2-p-128.htm

[8Jonathan Louli, « Critique des baillônements », dans Les Cahiers de la PRAF, n°3, janvier 2014, p. 19 – 22, consultable à l’adresse suivante : https://pagesrougesetnoires.wordpress.com/2017/03/25/critique-des-baillonements/

[9Gori, Roland, 2013, La fabrique des imposteurs, Paris, Éditions Les Liens Qui Libèrent

[10Autès Michel, 1999, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, p. 157 et suivantes.

[11Ravon, Bertrand. « Repenser l’usure professionnelle des travailleurs sociaux », Informations sociales, vol. 152, n° 2, 2009, pp. 60-68.

[12Autès, Michel, 1996, « Le travail social indéfini » in Revue des politiques sociales et familiales, n°44, p. 1-10.

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