Si la révolution

Jérome Benarroch

paru dans lundimatin#234, le 21 mars 2020

Si l’engagement dans le processus révolutionnaire ne renaît pas, ce n’est pas tant parce que les conditions matérielles de l’injustice sociale feraient défaut, ni que les formes de vie inconsistantes que le capitalisme engendre, dans sa médiocrité intellectuelle et désirante,

ne provoquent en dernière instance de l’aversion, c’est que la perspective imaginaire de ce que la décision révolutionnaire charrie est obstruée. Le ratio risque/perte reste défavorable. Il n’y a là aucun sentiment d’obligation. Nous sommes pourtant susceptibles d’entendre par révolution quelque chose de désirable, au-delà de la nécessité : l’audace, l’aventure, l’ivresse de l’invention collective, la fortune. Ce que tous les enjeux de vie peuvent avoir de providentiels et d’heureux, pas seulement de gérable, passe impérativement par cette mesure de création. C’est l’évidence en ce qui concerne la vie amoureuse, c’est le cas encore en ce qui concerne la vie collective.

Cette obstruction imaginaire est sans doute malheureusement le fait du spectre de la Révolution russe. Soldée par le désastre de la dictature Soviétique, la décision révolutionnaire n’était déjà pas aisée, elle est maintenant bien étroite. Quel profit à la destruction, s’il faut craindre que son issue attendue ne soit que pire ? Puis le fascisme guette toujours, opportuniste, tapi à la porte de tout chaos. Et même la bienheureuse Révolution française n’a-t-elle pas dû pâtir de la Terreur ? La révolution, l’idée même, a de nos jours des raisons de faire froid. La loi étatique, malgré son noyautage de longue date par la cupidité individualiste du capitalisme, peut encore faire mine de rassurer. La lutte, lorsqu’elle doit faire un jour ou l’autre face au réel de son opération, par la déposition du cadre sacro-saint de la légalité hésite, bute, devant sa propre image, essence, grimaçante. Elle encaisse les coups devant les limites du « respect », espère indéfiniment qu’il soit toujours encore possible de réformer, de corriger le monde depuis l’intérieur des règles, cherche à s’identifier au droit, à l’image de la légitimité, à son spectacle, constate que le vice l’a verrouillé, puis repousse un peu encore la décision de la rupture. Si la justice emprunte la voie de la révolution, la voie hors-la-loi, c’est, ou bien que l’intelligence du devoir a atteint quelque chose comme une maturité partageable, ou bien que la souffrance a dépassé les limites de l’acceptable. Mais ces limites sont encore une décision. Les voies étatiquement balisées par le droit se révélant sans recours, le spectre de la révolution va faire retour. L’investissement subjectif et matériel que l’effort de la révolution exige risque toujours de paraître exorbitant. La classe moyenne s’en tient encore au démocratisme, au discours citoyen, à l’idéal de la non-violence et du droit, quitte à perdre quelques parts nouvelles du gâteau des jouissances de ce monde. L’humanité vaincue attendra de n’avoir plus rien à perdre. Même à bout de force, exsangue, le courage de faire imploser l’inconsistance de ce monde débile peut-il devenir intelligent ? Les échecs du passé pèsent. Quel espoir est recevable ? Quel devoir même ? Il n’y a que l’issue de l’effectuation du bonheur réel ici et maintenant. Le messianisme est maintenant. Quel bonheur maintenant ?

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