Toujours la rage

Sur la manifestation du 1er mai
Olivier Long

paru dans lundimatin#286, le 4 mai 2021

Depuis 2016 [1], les manifestations nassées du 1er mai sont une tradition que l’amoureux des boulevards ne manque jamais. L’impeccable ballet du nassage, du flanquement et des percussions policières sur les cortèges démontrent aux populations à quoi servent leurs impôts. Il y aura toujours des troufions confinés pour vous promettre un petit coup d’État de derrière les fagots, cela affolera forcément les médias, mais le spectacle d’une belle émeute vous redonne parfois cet irrésistible goût d’une réalité qu’on croit finie quand on est confinée.

Ce samedi 1er mai, mêlé à la foule compacte des premiers manifestants, un jeune perdreau de l’année, finement rasé et recouvert d’un uniforme repassé par maman, abhorre un fusil d’assaut face à la foule compacte. C’est la nouvelle « philosophie » policière : « -Aller au contact ! ». Et pourquoi pas jusqu’à trouer des peaux à bout portant ?

En ce début de manifestation, quelques gilets jaunes du premier rang crient un peu trop fort au goût de la préfecture de police. Réplique immédiate du poste de commandement : l’avant-garde du cortège est immédiatement nassée. Un cordon de pandores ne pense plus qu’à faire patienter la foule qui voulait s’élancer sur le boulevard. Certains s’impatientent et viennent aux nouvelles, ce qui a pour effet de densifier la cohue et de former un bouchon compact à l’avant du rassemblement.

C’est ce moment qu’attendaient les gendarmes. Car il s’agit d’empêcher par tous les moyens « la formation d’un black bloc » comme ils le répètent aux médias. Mais voilà que ce bloc, ils viennent justement de le mettre en place par leurs manœuvres. À ce moment précis personne n’a l’habit noir, mais peu importe la foule fait déjà bloc et c’est pour eux suffisant pour que la boucherie commence. On annonçait le matin même cinq mille manifestants dans toute la France (sans compter l’héroïque mobilisation de la CFDT sur Zoom), mais la plèbe est simplement venue beaucoup plus nombreuse que prévue. La troupe panique un peu parce que visiblement le dispositif semble sous-dimensionné pour quatre kilomètres de parcours. Il faut dire que ce samedi ça pète un peu partout en France, d’où une arithmétique de répartition des forces difficile à calculer. Il va donc falloir frapper très fort dès le début, que le bloc soit « black » ou pas « black ».

Aussi pour prévenir de manière plus étanche encore tout débordement, en plus du cordon de gendarmes qui empêche toute avancée de l’avant-garde jaune, le commencement de cette manifestation se voit immédiatement flanqué d’une triple rangée de gardes mobiles qui protègent en rangs serrés les murs du boulevard Voltaire. Histoire d’empêcher la foule de renverser les immeubles. C’est la fameuse technique du flanquement. «  Les seigneurs féodaux flanquaient leurs châteaux de remparts et de fossés » disent les historiens. La philosophie profonde du flanquage c’est d’exhiber l’écart qui se creuse entre dominants et dominés, elle permet de mesurer la profondeur d’un fossé autour d’un rempart de bastille, douve dont on ne sait plus maintenant quelle est la profondeur exacte.

Pour celleux qui n’auraient pas bien compris le dispositif, la préfecture a annoncé qu’elle allait faire œuvre de pédagogie. Pour l’occasion elle innove avec une toute nouvelle technique autour de laquelle les journaux ont fait grand bruit. Il s’agit d’envoyer des « informateurs de liaison » : « La manifestation est comme une casserole de lait bouillant. Notre objectif est de faire en sorte que le lait ne déborde jamais de la casserole. » explique sur France-Inter un de ces soldats de la guerre psychologique. Vous les immatures, vous les soupes au lait à sang chaud, vous qui ne suivez que la loi de votre désir, l’immédiateté de vos pulsions et de vos rêves, ces éducateurs vont vous expliquer les propriétés anticonvulsivantes du bromure sur vos humeurs. Une fois les récalcitrants reconfinés dans la nasse, ne reste plus qu’à les rééduquer avec doigté.

Hélas, contrairement aux annonces publicitaires, les « informateurs de liaison » semblent en vacances en début mai, et du coup le lait monte gravement dans la casserole. Pour y remédier les Brav, Bac, Bri, et je ne sais quelles autres milices dont le sigle justifie la « légitime » brutalité commencent leur intense travail de percussion du cortège. Il s’agit de frapper les corps et les esprits par des charges régulières, autant de bonds très agressifs afin d’attendrir la viande. Mais le problème c’est qu’il y a un os ce samedi, la carcasse sociale se rebiffe, ses nerfs résistent et renvoient chaque fois de manière réflexe mais dangereuse les coups qu’on lui porte plutôt que d’entrer tranquillement dans l’abattoir de la nasse.

Dès lors les pandores, fiers de leurs primes et de leurs états de service ont eu le loisir de crâner en début de manifestation, manière de dire : « -Les « islamo-gauchistes » vous n’êtes plus rien après le Covid, la fascisation est actée, la classe des prédateurs a gagné », mais toute cette maréchaussée qui aide les dominants à dominer sent obscurément que ce samedi, il se passe quand même un truc, on les sent nerveux, il y a quelque chose qui branle dans le manche.

Le harcèlement agressif sur une foule la soude parfois. En bordure d’asphyxie il s’agit souvent de rester vivant d’une vie partagée. Ceci aide à comprendre l’autre dans sa douleur. C’est alors que le sérum et le malox antilacrymogène circulent, une solidarité de réconfort se répand comme un gaz, quand de dangereuses poussées traversent la masse compactée des corps, et ce samedi chaque percussion policière donne lieu à des répliques de plus en plus efficaces des manifestant.es.

Est-ce parce que les radios avaient par avance répété sur les ondes la modestie des rassemblements de ce jour ? Tout le monde est venu pour venger la fausseté d’une telle annonce. Ielles sont donc toustes là : un Pink Block enjoyé, des féministes complètement non équipées mais magnifiques de courage dans les gaz, des militants CGT religieusement amassés autour d’un gros camion qui leur sert pour eux d’autel et pour les autres de bouclier, des anars en noirs qui portent le deuil de la Commune, des médics casqués de blanc à l’image du chevalier du même nom, des giletjaunés de tous bords, des autonomes masqués à cause de l’épidémie qui fait rage, des écolos végétariens-flexitariens parfois vegans, des militants sans gluten, des solidaires de tous âges, de mangeurs et mangeuses de brocoli très émacié.es, d’anciens vétéran.tes du Larzac, de Plogoff ou d’autres luttes plus récentes, des teuffers dansant sous les grenades etc...

Commence un jeu du chat et de la souris, mais là toute une bande de souris s’en donne à cœur joie pour poursuivre un chat qui perd le contrôle du jeu au cours de la partie. Le bond provoque le rebond, flux et refus, et ensuite tout se termine à sauts et à gambades. Pour les boulevardier.es, c’est un jeu que de lancer de grandes poubelles vertes sur le poulet pour jouer à chat. Le poursuivant se fait aussitôt poursuivi sous une pluie d’amabilités choisies. On peut voir un jeune damoiseau utiliser une grosse pierre pour essayer d’ouvrir un compte en passant par la vitrine de la Société Générale du boulevard Voltaire. Car selon leurs slogans c’est « La banque qui accompagne les jeunes », « Préparons l’avenir » disent-ils aussi. Les banques c’est 1000 % de frais bancaires en plus sur dix ans quand même et ça le « jeune » le sent, impossible de lui cacher l’arnaque.

Que fait la police ? Au tiers de la manifestation, bien avant Nation, elle a déserté le trottoir et ne flanque plus grand chose. Tout le monde se demande où est passée leur célèbre technique de bonds et de rebonds, de bordage et d’abordage, toute cette piraterie si spectaculaire. Quelques gendarmes ne font plus dès lors qu’acte de présence sur le boulevard. Leur seule activité consiste à barrer de temps à autre la rue sur seulement trois mètres de large afin donner le change. Les boucliers et les carapaces des robocops sont trop lourds à porter, on sent la fatigue sous les casques et une furieuse envie de rentrer à la maison. Les bleus ne se donnent même plus la contenance d’avancer à reculons pour faire face à la foule. On ne voit plus que des dos tournés face à l’adversaire. Évidemment qu’il faudrait les équiper de tenues en kevlar pense l’amoureux de l’ordre, mais tout cela a un prix qu’il lui faudra aussi payer. Les riches peuvent gagner la guerre sociale mais ils ne mesurent pas encore combien va leur coûter la paix civile, car tout a un prix dans leur monde de disettes. Aussi calculateur soit-on, on ne va jamais faire ses courses plus loin que chez l’épicier du coin.

La préfecture sait que les journalistes ne viennent qu’en début de manifestation et c’est la raison pour laquelle elle a organisé ce show d’un retour à l’ordre ce 1er mai dès la sortie de la place de la République ce 1er mai. Paris, ville-boulevard, est une urbanisation calculée pour mettre en scène les charges de police, comme la machinerie de l’opéra crache ses danseuses devant le bourgeois épaté. C’est là l’accomplissement de l’œuvre napoléonienne. Napoléon disait « -ni droite, ni gauche. La révolution est terminée ». C’est la raison pour laquelle on peut interroger ce programme sous le règne d’un néo-Napoléon d’opérette.

L’épisode de ce samedi a de quoi faire réfléchir sur le dogme d’une disparition annoncée de toute contestation au pays du césarisme. La montée en puissance des réactionnaires, le nouveau hold-up dans les urnes avec choix obligatoire de cocher la case Macron ou Marine Lepen, les rêves de gloire militaire de certain généraux putschistes sur fond de gâtisme néocolonial, l’arrivée imminente d’une bourgeoisie hallucinée de pouvoir, d’argent et d’ordre façon Rastignac, l’ambiance vieille France qui se dégage d’un Blanquer ou d’un Darmanin, toute cette fantasmagorie pré-électorale, du point de vue du ressenti de cette manifestation de 1er mai ressemble à un cortège de fantômes. Car une fois au pouvoir, il est fort probable que rien ne se passe comme prévu.

Les prédateurs ont gagné, les nantis veulent le pouvoir et l’intégralité du gâteau ? Qu’ils le prennent et qu’ils se bâfrent, mais attention aux lendemains d’orgies réactionnaires. La vague qui monte descend. Faire confiance au césarisme a déjà ravivé les cendres d’une Révolution dont les convulsions n’ont pas de fin. Le destin de la Révolution française comme celui de la Commune de Paris, c’est de ne se terminer qu’en éternels retours. Toute une clique de fantômes répète donc une histoire avec laquelle ils jouent comme avec le feu, mais la pièce a été mille fois rejouée. Faisons leur confiance pour allumer le brasier qui les brûlera à nouveau.

La bêtise d’une bourgeoisie bien-pensante et inégalitaire active toute révolte depuis plusieurs siècles en France. Depuis très longtemps, la rue, le pavé qui se défait, la confrontation avec la maréchaussée, les yeux crevés, les courses éperdues sur les boulevards, la fraternisation de tous ceux qui sont à la ramasse, cette odeur de poivre, de fumée, de grenade, et de lacrymo mêlés accompagne l’extase de l’émeute. Toute cette incandescence et cette désespérance au goût de tabac froid, ces vies grillées, détruites et perdues mais rédimées par les coups rendus, toute cette foule qui déborde de nulle part, qui rend l’avenir plus imprévisible qu’un tsunami, c’est à cette bourgeoisie étriquée que nous devons ce sublime vertige. C’est pourquoi : brûlons toutes nos espérances. Ce qui restera, c’est la chaleur d’une immense passion qui dévore tout, qui s’y frotte s’aveugle et s’y brûle pour renaître Dionysos crucifié. C’est l’éternel cycle qui recommence quand refait surface le muguet de chaque printemps.

Olivier Long

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