Image et politique II

Jérome Benarroch

paru dans lundimatin#259, le 19 octobre 2020

Le 8 septembre dernier Jérômes Benarroch nous faisait part de quelques considérations sur Image et politique. « Il y a des photographies d’arbres, uniquement d’arbres, dans des forêts, qui pourront être politiques, sans pour autant évoquer de près ou de loin une quelconque action de lutte, et inversement des photographies militantes, qui accompagnent donc des démarches à portée politique, mais qui ne sont que banalités et ennui, et n’auront par là même aucune valeur politique profonde. »
Pour étayer cette idée, le philosophe et talmudiste nous propose cette semaine quelques photographies.

Je présente ici deux grands photographes contemporains vivants. Ils sont reconnus mais pas tant que cela, pas suffisamment. C’est une chose étonnante parce que je les considère, en tant qu’ils sont de la génération de mon père, comme deux maîtres, comme mes deux maîtres. J’ai bien admiré les images d’autres photographes, bien sûr, mais ou bien ils étaient plus anciens, ou bien ils étaient de ma génération, ou bien l’admiration (ou quelque chose de plus précis) n’a pas été telle qu’elle me contraigne à les nommer « maîtres », ou bien encore le hasard a fait qu’il n’y avait pas de nécessité impérieuse à les nommer ainsi, peut-être simplement parce qu’ils auraient déjà été les maîtres de tous. Maîtres, c’est dire l’appréciation de grandeur dont je les affuble, c’est dire le sentiment de proximité excessive, une identification excessive avec leurs travaux. C’est les considérer comme des figures incontournables, indispensables, des références, dont il y aurait quelque déficience (de quel ordre ?) à ne pas les reconnaître pour tel. Ce qui est en jeu est donc aussi un jugement, une orientation, sur la photographie contemporaine, sur la pratique de l’art en général.

Ce qu’il m’est permis de saisir à travers ces deux maîtres, c’est une pensée de ce que la photographie, comme art, peut continuer à signifier. La photographie utilise l’appareil photo. L’appareil enregistre la lumière, en noir et blanc ou en couleur, de ce qui s’est trouvé devant l’objectif. Le résultat donne une image. Ce type d’image est très différent de l’image construite par une peinture par exemple. L’image peinte provient, par principe, de l’intérieur de soi, même si elle est nécessairement toujours une recomposition d’images de la réalité extérieure, ou même si elle cherche simplement à la reproduire. Comme le rêve. Son principe est l’image mentale, la construction extériorisée, même si celle-ci tend à se rapprocher le plus sincèrement d’une captation parfaite de l’extérieur. Le principe de la photographie est inverse. La réalité extérieure est donnée, par la lumière extérieure, et sa disposition doit rejoindre quelque chose de l’intériorité. Quoi ? Le désir, le sens, quelque chose d’inobjectivable, d’innommable peut-être, mais qu’on expérimente par le contentement esthétique.

Il semble que l’attachement à cette caractéristique matérielle de la photographie, à l’impression au donné (une sorte d’acquiescement toujours plus poussé), constitue plus qu’une dimension technique. On peut en faire une interprétation éthique. Ainsi, on verra que ces photographes envisagent les éléments extérieurs visibles dans une posture non pas naïve ou innocente, mais sobre, extrêmement, une sorte de posture de droiture, de face à face sans artifice, par lequel le rapport au monde n’est pas tourmenté a priori. Quelqu’un vit quelque part, il parcourt les rues, les routes, les lieux les plus accessibles et ordinaires, il marche, il se tient, il voit ce qui se donne à tous, les chemins, les habitations, les couleurs, les espaces. Son désir est, en quelque sorte, dépouillé a priori. Il n’est pas avide a priori de choses invraisemblables ou extravagantes, des situations improbables et exceptionnelles, d’angles alambiqués, de scènes, de paysages ou de visions spectaculaires. Il n’a rien d’excentrique ou de capricieux. Au principe, il est simple, presque absent, presque inexistant. Pour le dire de manière plus fondamentale encore (même si c’est plus obscur et énigmatique) on peut dire que son désir a été brûlé, que c’est un désir dépersonnalisé, étranger, au delà du sentiment. Tellement anéanti qu’il redevient simple, et redécouvre la réalité comme telle. Nous ne sommes donc pas au départ dans une photographie des effets stylisés ou grandioses, pas non plus dans une photographie des mises en scènes réfléchies et fantasmatiques, pas dans une photographie des grands élans sublimes. L’être photographe (comme le narrateur en littérature, pas l’individu photographe) se distingue en premier lieu par son ascétisme, un désir dépouillé, que l’on assimile à tord à du documentaire ou de l’objectivité, mais ici ce n’est pas l’enjeu. Ici il s’agit d’une sorte de nudité.

C’est la raison pour laquelle ce qui est montré dans l’image apparaît comme quelconque, élémentaire, presque indifférent : des rues, des enseignes, des maisons, des bordures, des murs, des lieux intermédiaires et délaissés, des non-lieux, des choses insignifiantes qui constitue une matière première, la présence d’un désir à la fois vide et pur dans le monde. Les représentations esthétiques convenues et propres à l’époque, qui vont des jolies jeunes filles aux grands espaces naturels, aux réalisations humaines médiatisées, les combats communs sociaux, disparaissent. Tout cela ne correspond pas à la violence de l’étrangeté. Le beau ne pourra pas avoir comme support le normalement et idéologiquement connu. Il faut pourtant distinguer ce dépouillement critique, cette ascèse, d’une simple banalité représentative, de la banalité du regard tout court. C’est la raison pour laquelle, à partir de ce retrait, ce retour à une droiture de plus en primordiale, devra se construire quelque chose comme une réalité insue, recouverte par les institutions et les adaptations bourgeoises de toutes sortes. Une réalité non domestiquée, adéquate à l’intensité muette d’un désir et d’une sensibilité beaucoup plus exacerbée qu’ailleurs.

Le premier temps est donc celui-ci : le dépouillement de l’objet, signe d’une subjectivité non tortueuse et critique, à la fois droite et étrangère aux représentations acceptées et capricieuses, embourgeoisées et à la mode.

Dans un second temps, ce qui est en jeu dans l’image photographique a trait à la question de l’Image en général. C’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait rencontre entre ce qui est représenté et le sujet du regard. Le sujet regardant ne peut se complaire dans une situation de soumission ou d’inexistence pure et simple devant ce qui est donné à voir. Bien que non capricieux et retors, le désir d’un sujet doit apparaître, au même titre que le donné. Une conjonction doit avoir lieu, et pas simplement l’enregistrement passif d’un objet.

Là intervient ce qu’on peut appeler la forme. On peut dire la forme, on peut dire la composition, on peut dire la structuration. La difficulté est que toute structuration artificielle n’est pas adéquate. Il ne s’agit pas de faire artificiellement du graphisme de l’image (cela reconduirait un désir tordu). Il s’agit d’une rencontre qui doit, comme les rencontres amoureuses, avoir lieu comme un hasard nécessaire, comme l’évidence d’une nécessité. Une nécessité naturelle peut-être. La structuration concerne la position (le point de vue) et le découpage.

Chez Wilhelm Schürmann, la réalité subjective apparaîtra par l’extrême rigueur, précision, délicatesse, de la découpe, puis par la complexification des lignes. C’est l’enchevêtrement des lignes, qui ne relève pas de l’objet, mais des rapports entre les espaces, qui résonnera avec, à la fois, la complexité du désir, mais aussi avec l’humour que peut avoir le ridicule de cette complexité, que le sujet émergera.

Chez Jean Louis Garnell, la réalité saisie par un point de vue à différentes strates engendre une structuration d’un raffinement à la fois discret et illimité, sans aucun sentimentalisme ou maniérisme.

Wilhelm Schürmann (né en 1946, Allemagne) :

Herve, 1978.

Rien n’est regardé tel que chaque chose cherche à apparaître, et pourtant, tout est vu dans une simplicité sans égal. Ce qui surgit alors, ce sont ces blocs de formes qui par leur disposition deviennent Image de la pensée. Des dos, des parties, des renvois de choses et de ton. L’abstraction des lignes construit une Image pour la subjectivité. La réalité extérieure devient une fondamentale absence, absence de spectacle, absence de séduction, absence de représentation. Complexité de la forme abstraite nouée à un minimalisme de la représentation. Le tour de force vient de là, de la tension oxymorique : oxymore entre l’envers, l’insu le plus humble des choses de la réalité, et la richesse d’une complexité abstraite construite par le regard. Comme si le juste consistait en une relève, relève du plus prosaïque, du plus dépouillé, en une disposition sublime.

Liège, 1978.

La richesse des lignes, leurs directions imprévisibles, le rapport à ce qui ne se donne pas a apriori pour la représentation commune, sont enrichis aussi d’un autre trait : la découpe. Sa précision, sa nécessité. Une découpe qui n’évite pas l’incongru, le hasard, le bruit, ce qui dérangerait une unité thématique, ce qui ne s’accorde pas avec la naïveté de l’idéal. Ce qui arrive comme un élément réel est accueilli dans l’Image. Il peut lui-même être coupé. Ici l’avant bmw. Intégration de l’aléatoire, intégration de l’Autre, intégration de la réalité, dès lors que l’opération de structuration abstraite a eu lieu pour le sublime.

Kohlscheid, 1978.

La composition d’une Image est dissymétrique, inéluctablement. Quelque chose de la symétrie est envisagé, conçu, mais l’Image montre que la vérité est paradoxale, dynamique, est un décalage, une Création, un rapport masculin/féminin, est un équilibre instable. Loin de rechercher une harmonie convenable, c’est un rapport intraitable à la dissymétrie qui est nécessaire. La composition inclut le clinamen, l’événement de quelque chose plutôt que rien. Ce n’est pourtant pas le bazar, le chaos, l’informe. C’est un rapport inimaginable, équilibre instable de la rencontre.

Genk, 1978.

La dissymétrie dans la construction certaine et riche de sa radicale simplicité.

Kohlscheid, 1978.

Quelconque, insignifiance, désincarnation de la représentation. Richesse, intelligence, complexité et esprit du réel par le regard.

Berlin, 2018.
Berlin, 2018.

La complexité peut être poussée dans ses retranchements, peut investir l’Image pour rendre difficile, presque incompréhensible, mais renouvelé le regard lui-même. Une même tension et disjonction entre la naïveté de la représentation et l’intelligence de l’abstraction. On inverse le processus du regard. On reconnaît si l’on fait attention et effort, quand l’évidence est celle d’un chaos étrange et structuré. Le réel dans son étrangeté profusionnelle sublime.

Jean Louis Garnell (né en 1954, France) :

L’Image au sens éthique n’est pas une représentation spectaculaire du monde. Le spectaculaire a trait à l’ignorance ou au vice bourgeois, qui séduit ou veut séduire l’ignorant pour qu’il achète. On pourrait dire que le spectaculaire est l’instrumentalisation bourgeoise de la beauté. On peut jouer de cette vulgarité, mais proposer une autre chose est une voie radicale. Une voie politique : affirmer la beauté non ostentatoire, non marchande.

Ce type de beauté porte une sorte de mutisme et d’anonymat. De blessure. Celle, non du romantisme, mais de l’absentement.

Les photographies de Jean Louis Garnell portent ce sublime : 1 un élément de beauté pure, 2 un élément de sobriété, de distanciation, d’abstraction, 3 un élément de savoir.

Il est intéressant d’apprendre de l’art (de la photographie par exemple) que si la vulgarité ostentatoire est interdite par principe, la richesse et le raffinement appartiennent au juste. On dirait ainsi que par l’art il s’établit que la richesse retrouve son être propre. Et ce que l’on appelle ici richesse traite en réalité d’un rapport de composition qui est un savoir ; qui n’est pas seulement (mais en partie) une capacité de géométrisation de l’Image, mais qui concerne la dissymétrie, l’équilibre d’un déséquilibre que l’on peut nommer rapport homme/femme.

Paysages #28, 1986, la Mission photographique de la DATAR

Il n’y a pas à proprement parler de sujet dans une Image. Le sujet y est plutôt la réalité comme telle. C’est-à-dire : ce peut être l’endroit d’un village ou d’une bourgade banale. La réalité a quelque chose d’à la fois cruellement prosaïque, presque de désespérant dans sa banalité, quelque chose de pauvre ou d’idiot, sans intérêt, et en même temps quelque chose d’une étonnante richesse, d’un raffinement phénoménal, une grâce subite, où tout, le moindre détail, acquiert d’un coup sa raison d’être ; tout devient nuance et rapport, formes, lumières, couleurs. Un espace noir au premier plan noir, comme une porte sans porte, auquel mène une ligne colorée qui se détache de la coloration fade de l’ensemble, devient symbolique. L’orientation de la voiture fait varier encore les rapports de lignes. Des immeubles populaires à l’arrière plan. Des nuances de bleus et d’ocre dans la luminosité changeante du ciel. Des ombres portées complexifient encore le détail. Une matière de l’image comme une porcelaine, dont la mélancolie n’est pas romantique, n’est pas sentimentale, dont la mélancolie est abstraite et ascétique.

Paysages #25, 1986, la Mission photographique de la DATAR

Le principe du contraste entre l’insignifiance générale supposée et l’attention matérielle et sensible jusqu’au détail fait l’art. Son rapport critique au monde étatisé, et son affirmation propre. Qu’est ce que sont une route de campagne, un espace en cours de construction mais inutilisable et imprésentable, un tonneau de travail, une motte de terrain vague, pour la bourgeoisie ? Des choses non-marchandables, des non-réalités. Et des lignes courbes agencées à des lignes géométriques, à quoi cela rime ? Rien de monnayable. Pourtant, vus comme rapport de formes précises et comme rapport de couleurs, métaphore nécessaire de l’habitation humaine, sentiment de désolation tout autant que de grâce, cela devient art. Mais comment prouver que cet assemblage des lignes, la route, le trottoir, la rambarde de l’escalier, le mur, par son mouvement, et confronté encore aux bribes rectangulaires des bâtiments discrètement aperçus, constitue tout le sens de l’existence ? Qu’il s’agit d’un rapport comme celui du masculin et du féminin, de la souplesse et de la rigueur, du concept et du sentimental. Puis le jeu des couleurs : du noir au blanc en passant par les gris, plusieurs verts, du marron, des touches de rouges et de roses. Comment prouver qu’il s’agit d’une complétude, d’une cristallisation synthétique fabuleuse, tout en ne disant rien, tout en restant comme la banalité innommable, totalement anonyme, d’un endroit perdu du monde ? La beauté non spectaculaire est d’une solitude terrible. La violence, ou l’amour, de l’anonymat sublime.

Paysages #6, 1986, la Mission photographique de la DATAR

La grâce inconnue de la réalité est faite de zones intermédiaires, de zones aléatoires, inutiles, par où paradoxalement l’énormité et l’incontrôlable du désir peut se reconnaître. Il y a la route du devenir. Suffisamment aménagée, vide, découverte. Suffisamment exposée et courbe pour signifier l’implacable fuite, qui ne se cache pourtant pas, de la vie humaine. Il y a une bordure un peu informe de de verdure, les arbres, des herbes, l’intériorité ombragée des conversations secrètes du monde. Des espaces étales entre nous et l’être naturel : les dunes, les bosquets, les chemins. Il y a aussi l’être là : notre étrangeté, une inhumanité de la présence. C’est là que l’on trouve la poésie la plus aride, la plus désirante. Un fossé (une tranchée), surplombé par les herbages. Un mouvement de renverse de la terre, un amas irrationnel de gravier, quelques traces, des résidus, une forme incongrue et libre. Il s’agit bien du lieu du désir. Sa précision tient à ce rapport entre forme (quelques lignes simples et dessinables), et l’informe en son cœur. Le bas côté d’une route quelconque, un bas-côté à l’abandon, mais image de la nudité féminine, échancrure (et toison), à la renverse, à l’abandon, déshumanisée. La luminosité implacable du goudron, matière maculée de terre. La crevasse du bas côté est l’entaille inaperçue de notre présence au monde, lieu de la matière et de la douleur, lieu du manque, lieu du dérisoire, lieu de notre exposition au désir ou à l’être.

Paysages #15, 1986, la Mission photographique de la DATAR

Les rapports d’équilibre de déséquilibres. La précarité et l’instabilité : la présence au monde n’est pas autre chose, la présence au monde est jouissance de la structure (construite) de ce fatras. De la forme et du branlant. Toujours cet espace innommable, ni naturel, ni construit, instable. La richesse des plans. Le découpage des lignes, des courbes et des hachures. Les branchages d’arbres morts au premier plan. La grâce d’un ruban oublié d’un jeu ou d’un abandon. Les branchages, les douleurs, les blessures, les morts. Les constructions protéiformes de l’esprit. Le poteau électrique branlant. Le fil continu qui parcourt le temps et l’espace. Chaque détail exhale l’existence.

Paysages #29, 1986, la Mission photographique de la DATAR

Les hommes ne peuvent pas maîtriser ce qu’est le sublime (le désir) parce que le sublime ne relève pas d’un simple procès constructible. Il relève toujours du féminin, de l’inobjectivable, de l’Autre. Les zones propices au sublime sont les zones intermédiaires, les zones de chantier, les zones sans nom, les zones quelconques, les zones où l’informe affleure, parce qu’il n’a pas pu être contenu. Les formes aperçues à même l’informe, au sein de ces lieux ni naturels, ni civilisés, sont par nature affines au désir. Mais au sein même d’espaces hostiles le sublime peut advenir. Une vie de contraintes, une quotidienneté d’employé de bureau, un lotissement de classe moyenne, une zone commerciale, pour peu qu’elle perde de sa superbe parce que le temps commence à la ravager, que les déchets laissent des traces, qu’elle se fragmente ou qu’elle jouxte ce qu’elle redoute, peuvent devenir un repaire pour le sublime. Le kitsch bien sûr aussi. La complexité de la forme, quand les obliques dessinent un échafaudage trop ordonné, puis qu’un serpentin coloré absurde lui conteste la vedette, par une pose dont l’intention n’est pas compréhensible, le tout si lisse, et si proprement présenté, que toute humanité pulsionnelle semble avoir disparu, fait retour. Elle fait retour comme disposition de l’esprit mystérieuse et inconnue.

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