Scène et Pathocène

Gil Bartholeyns

paru dans lundimatin#281, le 29 mars 2021

Ce texte est extrait du livre Le Hantement du Monde. Zoonoses et Pathocène, de Gil Bartholeyns, récemment paru aux éditions du Dehors. Il s’agit ici de qualifier notre époque de Pathocène pour désigner notre rapport obsessionel aux maladies mais également aux émotions qui nous affectent de manière globale. Dans ces extraits, plus historiques, le texte revient sur le début des grandes politiques sanitaires et vétérinaires au 18e et 19e siècles. À travers l’attention portée sur la question animale, on trouve dans ces lignes un autre point de vue pour aborder le concept de « biopolitique » cher à Michel Foucault : « On peut même se demander si le biopouvoir n’a pas son origine dans la police vétérinaire, du moins s’il n’existe pas déjà pleinement pour les animaux avant d’exister pour l’homme ». Puis, il se tourne vers l’ensemble des « remèdes » qui, à l’échelle mondiale, ne font que perpétuer les maladies qu’ils prétendent guérir (les engrais qui stérilisent les terres) afin de réfléchir, sur les traces de Canguilhem, au statut même de ce qu’on appelle une maladie.

L’état pathologique n’est-il qu’une modification quantitative de l’état normal ?
Georges Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, 1943.

Agents invisibles, villes fantômes, spectre du capital, grondement sourd en provenance du futur : le monde est hanté et nous sommes hantés par lui. Il nous est « apparu » comme une chose nouvelle. Il vit désormais en nous autant que nous vivons en lui et il nous semble bien malade. Ce n’est peut-être pas une dénomination très engageante que celle de Pathocène puisqu’elle suppose un état pathologique, c’est-à-dire anormal, relatif à un trouble morbide, à une atteinte physique ou psychologique, là où l’Anthropocène est fondé sur la centralité de l’espèce humaine et ses activités comme force géohistorique, ou le Capitalocène, de manière presque tautologique, sur un usage du monde et des autres. Toutefois, si le Pathocène qualifie un état du monde où la maladie est elle-même devenue une figure de la modernité tardive, on peut lui associer, c’est son avantage, l’idée de remède, de guérison et surtout, ce qu’il contient également : l’affect, le pathos justement. Nous sommes pathétiques, comme on le dirait dans la langue anglaise des comédies américaines, et nous sommes émus de façon inédite. Le nom de Pathocène me semble à ce titre plus à même d’être un descripteur historique actif que celui auquel on pourrait songer également, composé à partir du grec nosos (maladie) : le Nosocène.

Si la maladie est une figure de la modernité par ses présences ravageuses et aveugles, elle l’est peut-être surtout par les grandes émotions et les ruptures culturelles qu’elle engendre, ainsi que par les combats menés et parfois gagnés contre elle à travers sa compréhension et sa prophylaxie. En 1847, Ignace Semmelweis fait chuter de douze à presque un pour cent la mortalité par septicémie des femmes qui accouchent dans son service. Il y parvient en exigeant de tous ceux, étudiants, sages-femmes et médecins, qui examinent les parturientes, le lavage des mains avec une solution désinfectante à base d’hypochlorite de calcium : les maternités étaient alors réputées pour être encore plus hasardeuses qu’une impasse insalubre à la survie des filles-mères qui s’y présentaient en catastrophe. Bien que les découvertes et les préconisations opératoires de Semmelweis et d’autres avant ou après lui comme Charles White aient été raillées et ignorées longtemps à Vienne et partout en Europe, on peut tenir ce moment de conquête médicale puis culturelle de l’antisepsie comme un événement majeur du Pathocène. On peut en dire autant de la réussite de l’observation microbienne (ils sont enfin visibles, on les tient !) et donc de la mise au point de vaccins et des progrès de l’asepsie entraînant la pasteurisation des sociétés européennes dans les dernières décennies du XIXe siècle.

Les animaux ne sont jamais loin. Dans les années 1790-1810, Edward Jenner met au point et prouve la « vaccination » contre la variole à partir du fait alors connu selon lequel les personnes et notamment les trayeuses ayant été infectées par la vaccine (un virus proche) ne sont pas gravement touchées par la variole. Louis Pasteur inaugure ses recherches sur les maladies contagieuses par l’étude d’une épidémie qui décime les élevages de vers à soie. Ses collaborateurs et lui-même vaccinent des poules contre le choléra, ils réalisent un vaccin contre le rouget du porc, ils immunisent des élevages contre la maladie du charbon. La vaccination d’un troupeau de mouton, en 1881, est restée célèbre par son succès.

Les soins aux populations non humaines atteintes de maladies contagieuses précèdent les soins prodigués aux humains en tant que population. Peut-être pas dans l’intention mais bien dans les faits. L’inoculation variolique aux enfants du secours public décrétée en 1793 par le gouvernement révolutionnaire, unique en son genre, ne sera jamais appliquée. Les armées britanniques, prussiennes et françaises sont « vaccinées » mais le Premier Empire refusera de mettre en place des campagnes vaccinales [1], alors qu’au même moment la clavélisation et l’aphtisation des troupeaux d’étable se pratiquent avec une assurance toute paternaliste.

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, le renouvellement des mesures de police agricole vise essentiellement à « protéger [le] bétail contre les maladies contagieuses meurtrières dont il est à tout instant menacé [2] ». Il s’agit donc déjà de limiter les maladies d’élevage. Le risque de transmission du charbon ou de la morve à l’homme est évoqué avec une certaine gravité, mais c’est la raison économique (« dommages matériels » et « prospérité nationale ») qui détermine largement le mouvement législatif des années 1860-1880, en Allemagne, en Angleterre, en Suède ou en Belgique. En France, un des objectifs de la réforme de la police sanitaire par la loi du 21 juillet 1881 et le décret du 22 juin 1882 – abrogeant un corpus légal et jurisprudentiel disparate accumulé depuis l’arrêt royal de 1714 – est de renforcer le « service des épizooties et la surveillance qu’il est indispensable d’exercer aux frontières depuis que la rapidité et la multiplicité des moyens de communication rendent plus éminents les dangers de la contagion ». Les inspecteurs vétérinaires demandent que les inspections ne se limitent plus aux élevages mais s’étendent aux marchés, aux foires et aux abattoirs. Tout est déjà là.

Le vétérinaire François Peuch, auteur de ces lignes, n’est pas dupe des causes d’apparitions répétées de peste bovine qui, en 1871 par exemple, emporte en France « plus de 100 000 bêtes » dont plus de cinquante-huit mille sont « abattues par mesure sanitaire ». C’est parce que les animaux se retrouvent en très grand nombre, notamment dans la bergerie (c’est à l’occasion d’une note sur la clavée ou variole ovine que Peuch introduit le sujet en ces termes), que la maladie survient et se répand comme un incendie. Le nombre des animaux, leur promiscuité et la présence avec plusieurs autres espèces, principalement l’homme, le chien et le cheval, sont pour les spécialistes de l’époque des facteurs pathogènes beaucoup plus évidents que le milieu environnant ou le climat. Cependant, pas plus qu’un autre médecin soucieux de la santé des animaux, Peuch ne préconise la décroissance des troupeaux, leur fragmentation ou la frontiérisation des cheptels. Il place toute la solution dans les progrès dont la médecine est capable, à l’exemple de la clavelisation, méthode de vaccination qui, précise-t-il, fonctionne « à tout coup » [3].

On tient là un des paradoxes du Pathocène : le problème est envisagé par une solution qui consiste à contenir le mal au lieu de s’attaquer à ses causes. On a déjà vu ce type de rationalité à l’œuvre lorsque l’élevage en confinement total, reconnu comme pathogène, est privilégié pour éviter les menaces extérieures, occasionnelles ou supposées. Et les programmes sanitaires préfèrent l’action biosécuritaire plutôt que la réforme du modèle de la ferme industrielle.

Trouble dans le sujet

Pathologie et médecine des corps, mais aussi médecine et pathologie des âmes. Un immense fond culturel est alors en train de vaciller. Si Freud ne reprend pas les motifs médiévaux des « bêtes intérieures » ou la psychomachie animalière, il ne manque pas d’ancrer l’animalité dans le concept de pulsion (Trieb) et retient comme cas cliniques emblématiques, l’homme aux loups, l’homme au rat, le petit Hans au cheval. Pour la physiognomonie, élevée au rang de méthode de vérité au XVIIIe siècle et prolongée dans la criminologie au siècle suivant, les traits humains rapportés à des traits animaux indiquent un tempérament voire un trouble de la personnalité. Et la satire investit plus que jamais les animaux d’une expressivité sociale et morale. Pour John Berger, ce ne sont cependant plus les animaux qui servent à dépeindre les mœurs humaines, mais dans ces « peintures de mœurs » ce sont les animaux qui sont enfermés dans des rôles humains [4]. Berger appuie son raisonnement sur les Scènes de la vie privée et publique des animaux illustrées en 1841 et 1842 par Granville. Il renverse l’interprétation courante du rapport d’inclusion des humains et des non-humains : le corps animal des personnages n’est plus, ou plus seulement, l’expression de leur qualité – le coq pour l’arrogance, le bœuf pour la force… L’animal n’est plus, ou plus seulement, ce grand réservoir de sens. La diversité des espèces ne sert plus, ou plus seulement, de « support conceptuel à la différenciation sociale [5] ». Les « animaux sont prisonniers d’une situation humaine et sociale, dans laquelle ils ont été piégés : le vautour apparaît plus affreusement rapace en propriétaire terrien qu’en oiseau de proie », le lièvre paraît foncièrement peureux en subalterne, le requin est cruel en chirurgien, le varan est coupable, les oiseaux sont palabreurs et les moutons sont des êtres stupides prêts à se sacrifier en masse. Les animaux revêtent littéralement l’existence que leur fait vivre la modernité bourgeoise.

En 1822, des lois punissent déjà les mauvais traitements infligés aux animaux, mais le Martin’s Act (Act to prevent the cruel and improper treatment of cattle) est d’une autre nature : on ne sanctionne plus seulement le contrevenant parce que l’animal est un bien et que sa mutilation ou sa perte porte préjudice à son propriétaire, mais également parce que l’animal est un être vivant. En France, la loi Grammont contre les actes de violence publique envers les animaux domestiques est votée en 1850, cinq ans après la création de la Société protectrice des animaux. Dans la seconde moitié du XIXe siècle les sociétés de défense se multiplient et publient quantité d’images et de slogans qui ne séparent pas les humains (les enfants surtout) des non-humains [6]. Eux aussi sont « sans voix », alors on les fait parler. Contre la vivisection, le chien dit : « Ne me tuez pas, je pourrais vous sauver. » Contre la chasse et le vol des œufs, un oiseau chante : « Je plaide pour la vie de tous mes frères et sœurs, âgés et jeunes, et s’il vous plaît ne dérangez pas nos nids. » Le vieux cheval, destiné à l’équarrissage, actionne la pompe pour faire boire les autres animaux. Des tortues coiffées de hauts-de-forme lisent « Soupe du jour » sur un écriteau accroché au-dessus d’un homme obèse allongé sur le sol.

Ces points de passage entre humains et non-humains concernant d’une part les maladies et d’autre part le statut des uns et des autres pointent à mon avis une crise « bio-logique », un trouble dans l’ordre classique du vivant, que l’on peut tenir comme un trait structurel du Pathocène. La meilleure preuve en est peut-être la formulation entre 1999 et 2005 du principe One Health (Une seule santé), principe à vocation institutionnelle, si l’on considère les institutions comme des tentatives de résolution de problèmes ou comme des mises en correspondance, parfois tardives, entre la société et un état de choses. Avec ses voisins historiques « One World-One Health » de la Wildlife Conservation Society en 2004 et « One Medecine » des Veterinary Record et British Medical Journal en 2005, Une seule santé soutient une vision unifiée de la santé humaine, animale et environnementale, trépied ayant pour assise la réalité d’un monde unique marqué par l’émergence de maladies interspécifiques : au début du XXIe siècle, soixante-quinze pour cent des pathogènes émergents recensés (soit 132) sont zoonotiques, 78 genres émergents sur 96 sont zoonotiques (81 %), et globalement, quarante-quatre pour cent des espèces émergentes sont des virus ou des prions [7].

« Né de et alimenté par la peur » et notamment la peur de l’« influenza aviaire hautement pathogène » apparue en 1997, le paradigme de la Santé unique a pour but de mettre en œuvre des solutions globales et concertées pour empêcher l’apparition de zoonoses ou leur aggravation [8]. Une approche holistique du bien-être et de la santé se devrait de concevoir les habitats comme autant d’interfaces à maintenir, à restaurer, à surveiller, mais aussi à supprimer quand il s’agit des élevages intensifs.

L’écologie de la santé et l’épidémiologie environnementale sont des approches foncièrement intégratives qui s’attachent à comprendre les facteurs favorisant l’expression d’une maladie et à défaire les « systèmes pathogènes ». Le « complexe pathogène » est une expression de géographie médicale fournie par Maximilien Sorre dans un article de 1933. Sorre apporte l’idée, à ses yeux nouvelle, d’étudier l’émergence et l’évolution de ce qu’il désigne comme des complexes situés. Les cas où les agents infectieux « hantent à la fois l’homme et les autres espèces animales, écrit-il, nous amènent à considérer les complexes pathogènes sous des aspects nouveaux, ceux de leur genèse, de leur stabilité ». Sorre insiste sur les associations inédites ou accentuées liées à la présence humaine et à ses modes de vie. Il insiste sur le nombre d’espèces réservoir ou porteuses mises en interaction : l’agent de la fièvre boutonneuse transporté par la tique « hante à la fois » le chien, le lapin, la gerbille, la souris et le rat domestique. Il insiste d’autre part sur l’extension de la maladie. L’aire d’extension d’une épidémie « c’est l’aire d’extension d’un complexe pathogène, et il ajoute, expliquer cette aire d’extension, ses mouvements de contraction ou de dilatation, c’est, d’abord, résoudre un problème d’écologie [9] ».

Des deux biopolitiques

Le mouvement de Santé unique est une démarche biopolitique dans la mesure où il porte sur des populations de vivants et sur leur état de santé respectif. Michel Foucault ne fait jamais passer le problème de la santé publique au xix e siècle par un problème qui serait « le problème des animaux ». Il ne le fait pas même quand il prend l’exemple de la variole et de l’inoculation pour introduire le thème de la sécurité comme nouveau dispositif de pouvoir par rapport aux mesures anciennes d’exclusion (contre la lèpre) et de quarantaine (contre la peste). Et s’il avait introduit quelque chose comme « le problème des animaux », il ne l’aurait sans doute pas fait à hauteur du préfixe bio mais plutôt à partir de la finalité de la biopolitique qui est d’augmenter la rentabilité économique d’une population [10]. Le libéralisme est le cadre de la biopolitique. Dans le courant du XVIIIe siècle, le pouvoir d’État se met à prêter attention aux conditions sanitaires, à l’environnement de vie et aux maladies, pour maintenir et améliorer les forces productives. Foucault écarte explicitement les épidémies du champ du biopouvoir parce que ce sont des « drames temporaires » contrairement aux endémies qui sont des « maladies régnantes dans une population » et dont il faut par conséquent cerner la nature et les causes. Je crois que l’attention portée à ces facteurs permanents par le pouvoir moderne ne fait en réalité que redoubler, élargir et, en quelque sorte, rendre surmontable le problème alors insurmontable et toujours excessif des épidémies qui frappent une population.

Une attention minutieuse est déjà donnée aux facteurs endémiques dans le cadre des maladies animales en Europe dans le premier tiers du XVIIIe siècle. Et la police sanitaire du bétail s’attache à la gestion des populations et en particulier aux épizooties car c’est ce qui « coûte » le plus. Ce sont des événements aléatoires et temporaires, mais ils sont très fréquents et semblent aux observateurs de plus en plus préoccupants en raison de la circulation croissante des bêtes sur de vastes territoires : ainsi la peste bovine sévit sur le continent européen par épisodes invasifs, du centre vers l’Ouest, à partir 1710 et jusque dans les années 1870. Or la santé collective des animaux domestiques est bien, en dernière analyse, un enjeu de subsistance puisqu’ils constituent une ressource alimentaire et la principale force de travail.

Cette première législation sanitaire des animaux domestiques prévoit déjà l’isolement, le marquage, un peu plus tard l’abattage des individus contaminés, en somme l’exercice d’un droit de vie et de mort sur les cheptels. On peut même se demander si le biopouvoir n’a pas son origine dans la police vétérinaire, du moins s’il n’existe pas déjà pleinement pour les animaux avant d’exister pour l’homme. Les animaux d’élevage, d’emblée moins des individus que les hommes, sont aussi entrepris d’emblée en tant que masse à conduire, à soigner, à dresser, à améliorer, à tuer s’il le faut. Michel Foucault articule d’ailleurs constamment le vieux droit de souveraineté, celui de laisser vivre et faire mourir, avec celui de « faire vivre et laisser mourir ». Le second vient compléter le premier. La technologie disciplinaire accomplie au XVIIIe siècle, qui portait sur le corps et l’individu, se trouve métabolisée par l’économie politique en portant sur l’homme en tant qu’espèce et sur les collectifs en général : il s’agit bien de gouverner tous les vivants.

Même en laissant de côté l’histoire partagée des infections et des remèdes, on ne perçoit pas, dans les discours et les méthodes, de différences notables pour les humains et pour non-humains, malgré que les uns soient des sujets de droit a priori et les autres au nombre des biens meubles. La forme concentrationnaire de l’élevage moderne est en ce sens le biopouvoir porté à son paroxysme, et celle-ci ne cesse en effet d’avoir affaire à des questions de risque, de sécurité, d’assurance, de normalisation, de seuil, qui sont les traits dominants d’une biopolitique libérale. Soit la séquence historique suivante qui fait gagner en perspective ce qu’elle souffre en rigidité : les sociétés de souveraineté seraient devenues des sociétés de discipline, non plus fondées sur le prélèvement de la production mais sur son organisation, non plus sur l’arbitrage de la vie mais sur sa gestion, et la seconde moitié du XXe siècle, surtout à partir des années 1970, serait marquée par l’avènement des sociétés de contrôle caractérisées par la fin de la société verticale et compartimentée et le début d’une société ouverte et sans limites – sans frontières [11].

Si l’on retient maintenant le biopouvoir dans une perspective « positive » d’affect et d’affection envers le vivant se dessine un tout autre pouvoir, qui est un pouvoir de vie. Un pouvoir de laisser vivre et laisser en vie. Nous disposons alors d’une autre description de l’histoire moderne et d’un effet de sens commun : comment préserver le monde, le soigner, le réparer ?

L’idée de réparation n’est pas franchement heureuse puisqu’elle suggère que le monde est cassé [12]. Mais n’est-ce pas devenu notre relation la plus évidente aux objets qui nous entourent ? Ils tombent sans cesse en panne. Faut-il les mettre au rebut pour autant, ou faut-il essayer de les remettre en état ? Faut-il viser Mars, ou faut-il sauver la Terre ? Pour réparer une chose, il est nécessaire de la comprendre, de se rapprocher d’elle, de découvrir le point de défectuosité. Ce n’est pas facile. La relation que nous entretenons avec les artefacts est à bien des égards similaire avec la relation que nous entretenons avec le monde naturel : nous ne le comprenons pas non plus, nous peinons à nommer ses composantes. Nous l’utilisons, mais nous ne savons pas comment il fonctionne. Et ce n’est pas seulement de l’ignorance. Le monde naturel a été mis à distance, il arrive transformé avant même de pouvoir être touché. Les objets se sont refermés, certains ont été conçus pour être jetables ou irréparables. On reste interdits, puis des tiers-lieux et des communautés de réparation voient le jour. Les réappropriations de la marchandise dans la seconde moitié du XXe siècle touchent à présent les objets techniques à travers la ruse collective : « On va le faire nous-même. » En 1968, le biologiste Stewart Brand conçoit un manuel de conseils et d’accès à des outils et des pièces détachées. Il l’appelle le Whole Earth Catalog. Comment faire ? Comment s’en tirer ? Sur la couverture du manuel sous-titré Access to tools, on découvre le globe terrestre sur un fond noir absolu. La Terre est grande dans la première édition, minuscule l’année suivante. Stewart Brand sort de la campagne qu’il a menée pour que l’Agence spatiale américaine montre la première image de la Terre entière vue de l’espace, synonyme pour lui d’une destinée solidaire et indépassable du vivant.

Ce qu’il est important de comprendre ici, c’est qu’à travers le monde d’existence des objets contemporains, nous sommes extrêmement familiers du problème global auquel nous sommes confrontés. Tout un temps, « le monde comme il va » a fonctionné en dépit de son défaut de fabrication, mais son obsolescence non programmée prend ironiquement de court les principes fonciers d’un certain modernisme : la rentabilité et la perpétuité, l’idée qu’il n’y a pas de fin, pas de limite ou de limitation, que nous sommes parvenus à la « fin de l’histoire ». Perpétuité des modernes et à présent perpétuation du monde moderne. Pour les uns, il s’agit effectivement de perpétuer le système traditionnel, même s’il est manifestement pathogène, même s’il contient une panne d’ordre systémique. Pour d’autres, il s’agit de savoir comment perpétuer le monde tout court, comment maintenir sa viabilité, son habitabilité. D’un côté, faire durer la formule énergétique et alimentaire aujourd’hui fragilisée, c’est-à-dire prolonger un certain mode de vie et croire qu’il est extensible, presque de droit, à l’ensemble de l’humanité. De l’autre, endurer ce système et faire durer, au moins telle que nous la connaissons, la vie déjà fragilisée. Que l’un et l’autre – les continuistes et les soigneurs – soient antagonistes publiquement est un autre problème. Ils ne le sont d’ailleurs pas tant que cela, puisque la pérennité du monde et sa convalescence peuvent emprunter des voies consistant à soutenir qu’il n’est pas nécessaire de « revenir au Moyen Âge » pour sauver la planète, qu’il faudrait seulement mieux la gérer et s’appuyer à bon escient sur le génie technique. C’est le mythe du développement durable. La gestion est bien une technique de la perpétuation. Gestion des ressources, gestion du vivant. La Terre devient alors le grand objet managé et le vivant, ce sur quoi s’exerce l’art du management. C’est la planète laboratoire, pilotée « de main de maître ». C’est la perpétuation sous une autre forme du mouvement d’emprise, avec pour horizon non plus la domination humaine par la capture des ressources mais la ressource comme domination de la condition humaine. Cela semble presque beau, cela ressemble presque à un humanisme écologique, et l’on peut être d’accord jusqu’à un certain point, un point pathologique justement, en constatant que les réserves naturelles, les zones protégées, les sanctuaires de semences (comme la Réserve mondiale de semences du Svalbard inaugurée en 2008) sont bon an mal an des formes gestionnaires du vivant, non des formes vivantes de la Terre. Un peu comme si, d’une manière troublante, les moyens d’arrêter la « maladie du monde » étaient semblables, dans leurs principes, à ce qui le rend malade depuis l’avènement de ce que je propose donc d’appeler le Pathocène.

Si les bisons nous étaient comptés

Le pathologique n’est-il qu’une variation quantitative du normal ? Georges Canguilhem répond non. La différence est de qualité. La maladie n’est pas une variation, c’est une autre dimension. La maladie n’est pas augmentation ou absence d’un phénomène normal, c’est un fait neuf. L’intention de Canguilhem est de défaire la thèse positiviste établie au XIXe siècle qui fait de la maladie un excès ou un défaut du fonctionnement normal. Auguste Comte étendait cette théorie quantitative ou organique au corps social tout entier : il suffit de revenir à la « bonne mesure » pour recouvrer l’état de santé qui est l’état antérieur. La thèse est empruntée au médecin physiologiste Xavier Bichat pour qui « tout moyen curatif n’a pour but que de ramener au type qui leur est naturel les propriétés vitales altérées » (1801). Mais ce n’est pas ce que montrent les faits. Les faits montrent que « la nouvelle santé n’est pas la même que l’ancienne [13] ». On n’est jamais dans le rétablissement, mais seulement dans la réparation. La jarre minutieusement réparée ne sera plus jamais la même bien qu’elle puisse à nouveau désaltérer.

Il est intéressant de constater que la pensée classique de l’état maladif est en cohérence avec la pensée des continuistes, selon laquelle il suffirait de « diminuer » un train de vie « excessif », et avec les débats sur l’équilibre de la biosphère et la réversibilité des phénomènes climatiques. Selon la doctrine physiologique, les pandémies et les agents émergents sont seulement des anomalies. Mais tout porte à penser que l’état pathologique est bien non linéaire. Pour ne pas souscrire à une ontologie de la maladie pourtant nécessaire contre la non-réalité du mal soutenue par le grand siècle de la clinique, concédons la chose suivante pour l’exposer ensuite : si les effets sont bien d’ordre qualitatif, les causes sont quant à elles plutôt d’ordre quantitatif.

J’ai suggéré de manière ponctuelle, par prudence historienne, des commencements, des ruptures de pente. Ainsi la naissance autour des années 1800 des abattoirs de masse où les bêtes convergent ; l’avènement puis la réforme de la police sanitaire du bétail ; les basses-cours et les grands élevages fermés à partir des années 1850. Mais les cheptels pouvaient déjà être immenses, sous la forme d’élevages extensifs et poser des problèmes similaires. Au XVIIIe siècle, la steppe hongroise approvisionne l’Europe centrale et l’Allemagne de cent à deux cents mille bêtes par an et devient le relai permanent du foyer caspien de peste bovine. Ou bien il s’agit de troupeaux de bêtes innombrables sur lesquels les hommes prélèvent un nombre limité d’individus, pratique coextensive à un mode de vie en soi durable. Mais quand, en quelques décennies, les bisons des Grandes Plaines passent d’une population estimée à plus de cinquante millions d’individus à seulement quelques centaines vers 1890 – de hardes « innumérables » qui « noircissaient tout le paysage » [14] à quelques dos noirs sur la plaine – et que cette décimation (sans avoir toujours un but alimentaire ou utilitaire, sauf à faire de l’engrais et du « charbon » avec les ossements) s’avère fatale pour les peuples autochtones à moyenne ou à brève échéance, on saisit ce que peut être un point de bascule. Ou disons qu’un tel événement vient rendre manifeste à nos yeux un comportement propre au Pathocène. Il est bouleversant, il porte en lui une morbidité pluri-spécifique, et sa réalité peut être remédiée (grâce aux repeuplements artificiels le bison n’a pas disparu ni les cultures natives) sans qu’un retour en arrière soit toutefois possible.

De tels effondrements environnementaux entraînent une nostalgie historique. Les bisons existent encore, mais ils sont à peine les descendants des « bataillons qui, comme des vagues, suivaient les ondulations de la plaine ». Une limite a été franchie en seulement une ou deux générations. Ces événements sont des événements-limites. Ils s’étendent dans le temps et l’espace mais leur résultat est l’impossibilité accablante du retour. Les boucles de rétroaction sont à cet égard caractéristiques : par exemple, le gain fulgurant obtenu par la chimie des engrais et des pesticides contient en lui une perte durable de fertilité des sols qui nécessite un recours accru aux techniques qui en sont la cause. La monoculture céréalière européenne fait cas d’école puisqu’après trois ou quatre décennies, le ralentissement, voire la stagnation de la production, n’est maîtrisée que par forçage supplémentaire.

L’irréversibilité a été traduite à l’échelle planétaire par le « jour du dépassement » de la Terre (overshoot day) ou « jour de la dette écologique ». Établi par le groupe de réflexion Global Footprint Network en 2006 comme l’expression d’une addiction maladive, cet indicateur édifiant correspond au jour où la demande de l’humanité en ressources et en services écologiques dépasse ce que la Terre est théoriquement capable de régénérer en une année. La date à partir de laquelle la population mondiale forcerait la biocapacité de la Terre de façon irréversible a été posée au 29 décembre pour l’année 1970, pour remonter au 29 juillet pour l’année 2019 et à quelques semaines seulement pour certains pays comme les États-Unis (en mars) ou le Qatar (en février) extrêmement dépendant des importations. Ce dépassement était déjà thématisé au début du XVIIIe siècle par le « gaspillage de la santé » et le leitmotiv richesse n’est pas santé. En 1672, le médecin d’origine hollandaise Gideon Harvey, auquel on doit le mot pandémie (« le peuple tout entier »), ne croyait pas si bien dire en qualifiant d’endémie le scorbut, cette maladie du manque, et d’épidémie (epidemick) la consommation effrénée de biens [15].

Il est sans doute moins important de fixer la chronologie ou de faire la chronique du Pathocène que d’en saisir certains traits si l’on veut envisager son intérêt pour penser le temps présent dans une séquence historique. Nous n’en sommes ni au début ni à la fin, comme c’est généralement le cas au moment des objectivations. Les réalités précèdent généralement les mots qui servent à les désigner, mais ces mots ne restent pas sans effet sur celles-ci. Au-delà de reconnaître un style au temps vécu, établir une certaine temporalité en tant que Pathocène est une façon de faire la généalogie de notre présent et d’identifier les conditions de sa conjuration. À l’échelle quotidienne-planétaire qui est désormais la nôtre, l’agir dont nous pouvons nous rendre capables peut se concevoir comme une pharmacopée : recueil de gestes et de médicaments à usage courant, compendium des valeurs curatives, mais aussi ensemble de récits préventifs qui, parce qu’ils sont effrayants, parce qu’ils sont émouvants, parce que ce sont des imaginaires réalistes, assument ou acquièrent une fonction de barrière.

Illustrations :
Parcs à bestiaux de Chicago, US Information Agency, vers 1947.
Empilement de cranes et d’ossements de bison, Michigan, 1892.

[1Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012, p. 70-73.

[2François Peuch, Précis de police sanitaire, Paris, Asselin, 1884, p. 3, puis p. 13 et 74.

[3François Peuch, Note sur la clavelée et la clavélisation, Lyon, 1879, p. 1-3.

[4John Berger, « Pourquoi regarder les animaux ? » (1977), Au Regard du Regard, Paris, L’Arche, 1995, p. 23 et passim.

[5Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui (1962), Paris, PUF, 2017, p. 126.

[6J. Keri Cronin, « “Can’t you talk ?” Voice and visual culture in early animal welfare campaigns », Early Popular Visual Culture, vol. 9, n° 3, 2011, p. 203-223.

[7Louise H. Taylor, Sophia M. Latham, Mark E. Woolhouse, « Risk factors for human disease emergence », Philosophical Transactions of the Royal Society B : Biological Sciences, n° 356, 2001, p. 985-986.

[8E. Paul J. Gibbs, « The evolution of One Health : a decade of progress and challenges for the future free », Veterinary Record, vol. 174, n° 4, 2014, p. 85-91.

[9Maximilien Sorre, « Complexes pathogènes et géographie médicale », Annales de géographie, vol. 42, n° 235, 1933, p. 1-18.

[10Michel Foucault, « Il faut défendre la société » Cours au Collège de France 1976, Paris, Seuil-Gallimard, 1997, p. 212-220. Sur la variole : Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1987, Paris, Seuil-Gallimard, 2004, p. 11-12.

[11Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 240-247.

[12Anna Tsing, Heather Swanson, Elaine Gan et Nils Bubandt (éd.), Arts of Living on a Damaged Planet. Ghosts, Monsters of the Anthropocene, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2017. Voir également Vivre dans un monde abîmé, Critique, n° 860-861, 2019.

[13Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, p. 122-130.

[14Isaac Cowie, The Company of adventurers : A narrative of seven years in the service of the Hudson’s Bay Company during 1867-1874 on the great buffalo plains, Toronto, William Briggs, 1913, p. 373-374 également pour la citation suivante.

[15Roy Porter, « Consumption : disease of the consumer society ? », dans John Brewer et Roy Porter (éds.), Consumption and the World of Goods, Londres, Routledge, 1994, p. 58-81.

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