L’arcane de la reproduction

Leopoldina Fortunati
[Bonnes Feuilles]

paru dans lundimatin#359, le 14 novembre 2022

L’arcane de la reproduction de Leopoldina Fortunati vient de paraître en français : « Ce livre est une héré­sie qui manie les caté­go­ries marxien­nes sans dog­ma­tisme en uti­li­sant les armes de la cri­ti­que fémi­niste. Il pro­pose un examen sys­té­ma­ti­que explo­rant les rap­ports réels que le capi­tal entre­tient en secret avec les pour­voyeu­ses de soins, de sou­ri­res et de sexe. L’appa­rente natu­ra­lité de l’amour et du couple est une puis­sante idéo­lo­gie qui invi­si­bi­lise le fonc­tion­nement et la fonc­tion de la famille capi­ta­liste. Portée par l’ambi­tion de démys­ti­fier l’arcane de la repro­duc­tion, Fortunati fait appa­raî­tre dans toute sa com­plexité le pro­ces­sus de (re)pro­duc­tion de la mar­chan­dise force de tra­vail qui est en jeu der­rière la subor­di­na­tion des femmes. »

À l’occasion de cette publication, les éditions Entremonde et le café-librairie Michèle Firk organisent une série de rencontre sur l’opéraïsme et les autonomies italiennes à la Parole Errante, à Montreuil, dont le programme est à retrouver ici.
Pour l’occasion, vous pourrez retrouver Silvia Federici (en visioconférence) et Leopoldina Fortunati (en personne) le 23 novembre à 19h, au 9 rue François Debergue, à Montreuil. Elles viendront présenter leurs derniers textes publiés chez Entremonde : Réenchanter le monde pour Federici, et L’Arcane de la reproduction pour Fortunati. Pour initier la mise en partage de ces textes et de leurs thèses, en voici quelques bonnes feuilles.

Préface de Silvia Federici [1]

L’Arcane de la reproduction est un livre unique dans le monde du féminisme marxiste. En général, les féministes marxistes ont précisé la portée méthodologique du travail de Marx pour la compréhension des formes spécifiques d’oppression historiquement vécues par les femmes dans la société capitaliste, ou elles ont étendu aux femmes travailleuses l’analyse de l’exploitation proposée par Marx. Fortunati rompt avec ces tendances, car son travail démontre précisément comment notre compréhension des activités qui reproduisent notre vie quotidienne est radicalement transformée si l’on applique à ces activités les mêmes catégories que Marx a développées pour analyser le processus de production des marchandises. L’ouvrage réalise un véritable tour de force en explorant les similitudes et les différences de ces deux sphères interconnectées de l’organisation capitaliste du travail, par une analyse minutieuse qui bouleverse nos idées reçues aussi bien sur la reproduction que sur l’œuvre de Marx.

Comme Fortunati l’a expliqué dans une interview accordée à Viewpoint [2], l’idée du livre est née des « besoins pratiques de la lutte féministe », c’est-à-dire de la nécessité d’expliquer, aux féministes et au mouvement en général, pourquoi il était nécessaire de repenser le marxisme, et comment le féminisme était lié à la classe et à l’exploitation capitaliste du travail. Ces questions étaient au centre de la Campagne internationale du salaire au travail ménager (Wages for Housework) [3] ainsi que du travail du Comité Triveneto basé à Padoue dont Fortunati était l’une des membres fondatrices.

Dans une phase stratégiquement cruciale pour le développement du mouvement féministe, la Campagne du salaire au travail ménager a fourni une alternative à la tendance féministe dominante qui considérait l’entrée dans le travail salarié comme l’étape clé sur la voie de l’émancipation des femmes. Inspirée en partie du mouvement opéraïste italien [4] ainsi que de la lutte anticoloniale et de la lutte contre le racisme aux États-Unis, la Campagne a adopté une perspective anticapitaliste. Mais en même temps, elle reprochait au marxisme d’ignorer l’exploitation dans la sphère de la reproduction, c’est-à-dire de l’exploitation du travail des femmes à la maison, dans la famille, dans la sphère des activités domestiques, c’est-à-dire dans le « centre névralgique » (pour reprendre les mots de Fortunati) de la production de la force de travail, la précieuse marchandise indispensable à toute accumulation capitaliste.

Dans ce contexte, l’essai de Mariarosa Dalla Costa « Les femmes et la subversion sociale [5] » – publié à l’origine en italien en 1972 – est un document clé qui a révolutionné la théorie de Marx en affirmant que, loin d’être un service personnel ou un vestige d’un monde précapitaliste, le « travail domestique » est une forme spécifique de production capitaliste qui, plutôt que de produire des marchandises, produit la force de travail des travailleurs. L’essai de Dalla Costa, devenu un classique – avec Sex, Race and Class [6] (1975) de Selma James – a constitué la base théorique de la Campagne du salaire au travail ménager dans les années 1970, mais également d’une critique féministe de Marx qui était nécessaire à la fois pour répondre aux attaques de la gauche masculine et pour articuler une nouvelle compréhension, produite par la lutte, des spécificités de la réalité quotidienne des femmes.

Plus que tout autre dans ce contexte, le travail de Fortunati a démontré que l’analyse proposée par Marx de la logique de la production capitaliste peut être reprise et étendue à la sphère du travail domestique, dans le but d’éclairer ses principes de fonctionnement et d’intégration au processus d’accumulation du capital.

Fortunati s’appuie sur la thèse de Dalla Costa, mais elle l’amplifie, d’une part avec une dissection qui met en lumière les éléments qui font du travail de reproduction un aspect de la machine de travail capitaliste, d’autre part avec un aperçu historique du contexte ayant permis la restructuration capitaliste du travail domestique [7] et les mutations de ce dernier sous l’impact des luttes des femmes.

Comme Dalla Costa et James, Fortunati critique l’exclusion par Marx du travail reproductif du processus de création de la valeur. Mais sa contribution est unique en ce qu’elle démontre que si les catégories de Marx sont appliquées avec cohérence, elles conduisent à une compréhension différente de ce travail reproductif, voire à une compréhension différente de toute la sphère de la famille, du quotidien ainsi que des relations parentales et sexuelles qui dénaturalise et révèle pleinement leur fonction capitaliste.

Elle démontre que le travail domestique peut apparaître comme un service personnel et une activité individuelle. Mais en réalité, il s’agit d’une forme de travail social, car il est généralisé et seulement ajusté en fonction du type de force de travail à produire. C’est également une activité créatrice de valeur, au sens marxien du terme, car elle permet aux capitalistes d’extraire davantage de force de travail des travailleurs, après que celle-ci a été augmentée grâce à l’incorporation du travail ménager des femmes. Elle montre aussi que la maison est une usine, que les relations familiales et sexuelles sont des relations de production, que le mariage est un contrat de travail, et que l’amour conjugal et parental cache des relations de pouvoir inégales et hiérarchiques. Fortunati examine particulièrement la fonction du salaire dans la constitution du rôle hégémonique du travailleur masculin dans la famille, devenu ainsi le représentant de l’État et le superviseur autant du travail de sa femme que de la formation de ses enfants comme futur·es travailleur·es. Comme le montre Fortunati, c’est par le biais du salaire et de la discipline du travailleur masculin que le capital discipline également l’« ouvrière de la maison [8] » qui, de cette façon, n’affronte pas le capital directement, mais par la médiation de son mari/amant – un arrangement qui mystifie inévitablement l’exploitation en jeu dans cette relation et qui affaiblit les luttes des femmes. Selon Fortunati, il s’agit d’un mouvement stratégique nécessaire du point de vue du capital et de l’État, puisque l’illusion d’une relation amoureuse lie puissamment les travailleurs et les travailleuses au « contrat de mariage », les encourageant à accepter la servitude de l’usine et de la maison, tout en fournissant à la classe capitaliste deux travailleur·es pour le prix d’un.

Comme chez Marx, le contraste entre l’apparence formelle et la réalité est également fondamental dans l’analyse que propose Fortunati de la relation production/reproduction, confirmant fortement qu’à tout moment ce qui se semble relever de l’économie capitaliste est en fait hautement politique dans la mesure où cette dernière est structurée de manière à garantir non seulement le maximum de profit, mais aussi le maximum de contrôle sur la force de travail. Fortunati observe, par exemple, que le capital organise la reproduction de façon contraire à l’organisation de la production. Alors que dans la production les ouvrier·es sont rassemblé·es et la tâche est organisée conformément à la coopération dans le processus du travail, dans la reproduction, les travailleuses sont isolées, atomisées les unes des autres et la tâche est hautement individualisée. En effet, l’illusion de « l’unicité » – l’ingrédient essentiel de l’idéologie de l’amour – est une drogue puissante, nécessaire pour que le travailleur masculin reste attaché à son travail. Elle dissimule le fait que ni les maris et les épouses ni les parents et les enfants n’ont vraiment de relations directes entre eux, mais que leurs relations sont toujours médiées par le capital, c’est-à-dire le deus absconditus, l’agent caché des relations familiales.

Comme je vais le souligner, l’insistance de Fortunati sur la prédominance des relations capitalistes dans le monde de la reproduction n’étouffe pas la possibilité de l’autonomie et du refus. Formée au principe de l’opéraïsme, popularisé par Mario Tronti dans Ouvriers et capital (1966) [9], selon lequel « d’abord vient la lutte » – c’est-à-dire que c’est la lutte des travailleurs qui explique les mouvements du capital –, Fortunati informe du pouvoir des actes de refus, même souterrains. Par exemple, elle évoque le refus croissant des femmes de porter le fardeau d’un grand nombre d’enfants. Ce refus n’est visible que dans la baisse statistique du taux de natalité, mais il est suffisamment puissant, depuis les années 1960 et 1970, pour forcer la classe capitaliste à ouvrir les portes à la migration de l’étranger et, à terme, construire un marché mondial du travail.

Quoique n’excluant pas la possibilité d’une résistance, l’exposé de Fortunati sur la manière dont la logique du capital imprègne notre « vie privée » a un grand effet dé-fétichisant. Aujourd’hui, grâce au mouvement féministe, la dé-sacralisation du travail domestique et de la famille produite par son analyse est plus facilement acceptée. Mais, à la fin des années 1970, lorsque Fortunati travaillait sur L’Arcane de la reproduction, c’était iconoclaste. En effet, comme le suggère le titre du livre, peu de réalités sociales ont été autant falsifiées que la sphère de la reproduction, en particulier en Italie où des années de fascisme ont érigé la maternité en religion.

Sans aucun doute, ce qui a poussé Fortunati à une implacable démonstration pour qualifier de travail un monde d’activités que des générations entières ont considéré comme l’« autre » travail, c’est une profonde réflexion sur la théorie politique de Marx à une époque où, avant la chute du mur de Berlin, la nouvelle gauche italienne redécouvrait la critique radicale de Marx de la société capitaliste. Mais ce qui a le plus motivé et façonné le livre est sans aucun doute le pouvoir de la révolte des femmes contre la famille et le travail domestique. Dans un ouvrage précédent, coécrit avec Dalla Costa, Brutto Ciao (1976) [10], Fortunati avait retracé l’émergence de cette révolte en Italie dans la période de l’après-guerre, lorsque les femmes, surtout dans les zones rurales, ont rompu avec la famille patriarcale et entamé un processus de migration vers les villes qui leur a permis d’obtenir plus d’égalité avec les hommes et de démocratiser les relations familiales [11].

L’Arcane de la reproduction suit l’évolution de cette lutte, marquée par la conquête d’une nouvelle mobilité concernant le mariage, ainsi que par leur refus du fardeau d’avoir beaucoup d’enfants ou d’en avoir tout court, par le refus de l’hétérosexualité et par l’imposition d’un nouvel usage familial du salaire masculin. Selon Fortunati, ces aspects ne doivent donc pas être considérés comme des changements de « coutumes », mais comme des formes de lutte des classes, chacune de ces conquêtes et chacun de ces refus constituant une subversion du plan conçu par le capital pour les femmes.

L’Arcane de la reproduction a été publié pour la première fois en 1981. Depuis, le processus de la reproduction sociale a subi d’importantes transformations. Avec l’entrée massive des femmes sur le marché du travail salarié tant en Europe qu’aux États-Unis, le travail domestique est de plus en plus effectué par des femmes immigrées venant de toutes les régions du monde que l’expansion des relations capitalistes a recolonisées et appauvries. Des tentatives ont également été faites pour combler le vide, créé par le départ des femmes du foyer, en robotisant le travail de soin, mais ce phénomène demeure jusqu’à présent extrêmement limité, inabordable pour la majorité et, dans une large mesure, non souhaitable. Une bonne partie du travail autrefois effectué à la maison a aussi été externalisée. À ce jour, les problèmes à l’origine de la révolte féministe des années 1970 n’ont pas été résolus.

Comme l’a démontré la crise engendrée par l’épidémie de Covid, le travail à l’extérieur n’a pas libéré les femmes des tâches ménagères ; le travail domestique et la famille sont réinvestis par les gouvernements du monde entier, les femmes étant désignées comme les amortisseurs de la crise. Elles sont renvoyées dans une maison qui est désormais un bureau, une école et où l’on attend d’elles, une fois de plus, qu’elles compensent toutes les tensions générées par la vie en temps de pandémie. Pendant ce temps, le travail reproductif continue d’être dévalorisé, comme en témoigne la lutte difficile menée par des migrant·es, travaillant comme domestiques, pour être reconnu·es comme des travailleur·es. Quant à la solution technologique au problème de la reproduction, elle s’est avérée trompeuse, car même des technologies conçues à l’origine pour permettre aux femmes d’occuper un emploi rémunéré ont le plus souvent augmenté la charge des ouvrières de la maison ou créé de nouveaux problèmes. Dans un ouvrage plus récent dirigé par Leopoldina, Telecommunicando in Europa [12], elle a montré, par exemple, que l’invasion du foyer par les technologies de communication a contribué à la rupture de la communication entre les membres de la famille, qui voient leurs relations aujourd’hui de plus en plus réduites à un niveau purement instrumental.

Construite au cours de cinq siècles d’hégémonie capitaliste, la dévalorisation/naturalisation du travail reproductif dans tous ses différents aspects (et en constante expansion) ne se prête ni à une solution particulière ni à une réforme de ce travail, bien que les réformes et les changements donnant plus de pouvoir aux femmes et à tous les sujets non-conformes doivent être un objet de lutte. La dévalorisation de la reproduction, qui représente par essence la dévalorisation de notre vie, est une condition structurelle de l’accumulation capitaliste. Ainsi, l’analyse de la structuration capitaliste de la famille et du travail reproductif proposée par L’Arcane de la reproduction reste extrêmement pertinente et nécessaire.

Comme dans les années 1970, révéler l’étendue de la domination du capitalisme sur nos vies et révéler tout le travail non payé qu’il a extrait des femmes à travers l’organisation du mariage et de la famille constitue une étape essentielle pour forger un programme politique féministe qui ne se limite pas à la recherche de l’égalité ou de l’égalité des chances, mais qui est mû par la conviction, manifestée par Fortunati dans l’ensemble de L’Arcane de la reproduction, que la « libération des femmes » ne peut être obtenue que par la construction d’une société au-delà du capitalisme.

L’Arcane de la reproduction

Seconde partie, chapitre 11 : La famille comme forme de développement du capital

La famille est le centre privilégié où a lieu le processus de travail domestique, le noyau productif où opère l’ouvrière de la maison et qui représente en tant que tel le terrain névralgique du processus de reproduction. Dans l’histoire de l’accumulation capitaliste, la production et reproduction de la force de travail a été fondamentalement une fonction de cette structure productive. Bien qu’elle n’en ait pas toujours été la seule fonction, comme l’atteste l’histoire de la famille elle-même qui est composée de deux phases.

Dans la première phase, qui correspond à l’extraction de la plus-value absolue, la famille se présente comme une unité, à la fois de production des marchandises et de production et reproduction de la force de travail. Dans la seconde, qui correspond à l’extraction de la plus-value relative, elle se présente fondamentalement comme une unité de production et reproduction de la force de travail. C’est avec l’usine que s’opère la transition, ou plus exactement le saut de la première à la seconde phase. L’usine fonctionne comme une ligne de démarcation entre les deux types de famille, car c’est en réponse à la lutte de la classe ouvrière que le capital doit affronter le problème de la conservation et de la reproduction constante de la famille, que l’usine comprend, en plus de la séparation physique – et spatiale – du processus de production de celui de reproduction, la séparation progressive sexuelle des sujets de travail. Ce n’est qu’à ce stade que l’usine, lieu primaire de la production, s’oppose au foyer, lieu primaire de la reproduction ; que l’homme, comme ouvrier salarié, s’oppose à la femme, comme ouvrière de la maison non directement salariée ; et que, par conséquent, la famille passe fondamentalement du statut d’unité de production et reproduction de la force de travail, et de production des marchandises, à celui d’unité de production et reproduction de la force de travail.

En limitant notre analyse à la famille de la seconde phase, nous observons qu’elle a, comme beaucoup d’autres éléments et agents de la reproduction, un caractère double. Une double vie. Une vie apparente, comme centre de la reproduction des individus en tant que valeurs d’usage. Et une autre vie, réelle, comme centre de la production et reproduction de la marchandise force de travail, où l’ouvrière de la maison produit une énorme masse de plus-value. Et c’est précisément cette double vie qui permet à la famille d’être un centre productif d’importance fondamentale. Cela signifie qu’elle peut fonctionner comme un centre de création de plus-value seulement dans la mesure où, par rapport à l’usine, elle se représente comme une création de non-valeur, comme le lieu « naturel » de la reproduction des individus. Comme on l’a dit, la famille est le lieu où le capital variable se meut, non seulement comme revenu, mais aussi comme capital, principalement par rapport à l’ouvrière de la maison et secondairement par rapport à l’ouvrier et aux futurs ouvriers.
Tout en se représentant comme des forces naturelles du travail social, les mères, les époux, les pères, les enfants, les frères et les sœurs sont en réalité des forces de travail comme capacité de reproduction maternelle, conjugale, paternelle, filiale et fraternelle de la force de travail. Ce sont des marchandises. En tant que forces de travail « achetées » par le capital et productrices de capital, les ouvriers de la reproduction ne s’appartiennent pas, mais ils appartiennent au capital. Ils sont du capital.

Mais ces choses sont connues. Il est de notoriété publique que les rapports familiaux sont aliénés et aliénants ; que l’« amour » que nous éprouvons pour notre père, notre mère, nos enfants, nos frères et nos sœurs ne peut s’exprimer – voilà la condamnation du capital – qu’à travers le travail domestique, un travail qui produit donc des marchandises ; que même si nous savons, par exemple, que notre enfant a des désirs illimités, qu’il a envie de jouer, qu’il ne veut pas aller à l’école, nous limitons drastiquement ses désirs, nous le disciplinons et nous l’envoyons à l’école, nous l’obligeons en un mot à devenir une marchandise ; que notre « amour » pour lui ne peut le défendre des tentacules du capital. Nous sommes tous et toutes conscientes que la famille est apparemment un lieu d’amour, mais qu’en réalité c’est un lieu de travail, un lieu où l’on fournit une énorme masse de travail ; que c’est un lieu d’aliénation totale, de marchandisation ; que l’on passe des décennies de vie en commun, mais que l’on reste des étrangers, des inconnus, incapables de communiquer, de parler, d’être réellement solidaires.

Ce qui n’est pas encore connu de tous, c’est le fonctionnement de la famille pour la production de plus-value. À notre avis, le point de départ est précisément celui-ci : le caractère de marchandise du père, du mari, de l’épouse, des enfants et des frères et sœurs. Commençons par signaler que ces marchandises, ces forces de travail comme capacité de reproduction conjugale, paternelle, maternelle, filiale et fraternelle, ont des caractéristiques encore plus particulières que la force de travail domestique par rapport à la force de travail comme capacité de production des marchandises.

En effet, à la différence de cette dernière, ces forces de travail ne peuvent pas circuler comme marchandises dans le « libre » marché du travail, mais seulement à l’intérieur de la famille spécifique à laquelle appartiennent les individus dans lesquels existent ces forces de travail. Autrement dit, la famille constitue le marché du travail « forcé » dans lequel elles doivent circuler, comme présupposé et condition d’existence de l’échange « libre » entre l’ouvrier et le capital et de l’échange entre l’ouvrière de la maison et le capital par l’intermédiaire de l’ouvrier. C’est justement cette obligation de leur circulation, et ainsi des échanges et des rapports de production auxquels ils donnent vie à l’intérieur de la famille, qui détermine l’aspect « esclavagiste » de cette structure productive. Un aspect qui, de la même façon, se pose comme présupposé et condition d’existence de l’aspect proprement capitaliste de l’« autre » centre de production fondamental, l’usine.

Parmi toutes ces forces de travail, la seule exception partielle est représentée par la capacité de reproduction maritale qui, tout en se posant « officiellement » comme force de travail seulement à l’intérieur de la famille, se pose également « officieusement » comme telle en dehors. La longue tradition des « maîtresses » du mari n’a jamais affecté le mariage, elle l’a au contraire rendu plus solide ; ce qui n’est par exemple pas le cas pour les « adultères » de l’ouvrière de la maison, dont l’infidélité a toujours provoqué une crise plus profonde du mariage, précisément en raison du moindre pouvoir que cette dernière –n’étant pas directement salariée – a toujours eu par rapport à son mari.

Cependant, dans la matérialité des comportements, et partiellement aussi au niveau juridique, ce « privilège » masculin a été fortement ébranlé, en particulier durant la dernière décennie. Tout d’abord, sous la pression des femmes qui ont revendiqué pour elles-mêmes, avec force, la même liberté que leurs maris, puis sous la pression du fait que les rapports « extraconjugaux » des deux conjoints tendent à être de moins en moins la cause d’une crise du lien conjugal.

Au contraire, il n’est pas rare qu’ils soient vus comme un « moyen » pour préserver le couple, autrement condamné à une crise peut-être encore plus profonde due à l’asphyxie monogamique. Soyons clairs : surtout en Italie, pays jusqu’à hier des « crimes d’honneur », cela ne signifie pas que la situation a radicalement changé, mais qu’une profonde transformation a indubitablement commencé.

En dehors de ce cas, cependant, toute autre articulation de la force de travail en tant que capacité de reproduction peut se poser comme une marchandise, prenant une « valeur d’échange », seulement dans la mesure où les sujets de l’échange sont obligatoirement déterminés, c’est-à-dire qu’ils deviennent réciproquement tant ses propriétaires que ses acheteurs. La force de travail non- adulte comme capacité de reproduction ne peut se poser comme force de travail que dans la mesure où les enfants l’échangent avec les parents, ou bien où le frère/la sœur l’échange avec un autre frère/sœur. Autrement dit, la force de travail non-adulte ne peut devenir une marchandise que pour deux sujets : soit pour ceux qui l’ont matériellement produite – les parents –, soit pour les frères/sœurs – les autres forces de travail produites par les mêmes parents. Elle ne peut se poser comme marchandise que si elle se pose comme capacité de reproduction filiale ou fraternelle, puisqu’il ne peut exister de marché libre du travail non-adulte de reproduction étant donné qu’un mineur ne peut pas vendre sa force de travail reproductive.

En même temps, bien que l’ouvrier et l’ouvrière de la maison aient besoin du travail non- adulte de reproduction pour leur propre reproduction, ils ne peuvent pas l’acheter, puisque, comme nous l’avons vu, cette marchandise ne peut pas circuler sur le marché du travail. D’autre part, ils ne peuvent poser comme marchandise leur force de travail adulte en tant que capacité reproductive, que dans la mesure où ils la posent comme capacité de reproduction respectivement paternelle et maternelle. En effet, celle-ci ne peut pas non plus circuler comme marchandise, car celui qui, dans ce cas, pourrait l’acheter ne peut pas le faire puisqu’il est un non-adulte. C’est pourquoi, pour l’ouvrier et l’ouvrière de la maison, la seule manière de faire fonctionner leur force de travail en tant que capacité de reproduction de la force de travail non-adulte comme marchandise, et en même temps de procéder à l’échange avec la force de travail comme capacité de reproduction de la force
de travail adulte, est de faire des enfants et ainsi de devenir des parents. Autrement dit, de produire matériellement l’autre sujet de l’échange, de l’obliger à exister et, avec cela, à échanger.

En revanche, il y a un aspect que ces forces de travail ont en commun avec la force de travail domestique. Ces forces de travail existent dans l’individu pendant une période de temps indéterminée, tant par rapport à la journée de travail unique que par rapport à toute la durée des journées de travail. En effet, les forces de travail comme capacité de reproduction filiale et fraternelle existent et se déploient dans l’individu dès sa naissance, même si cela peut sembler peu plausible à première vue. Un enfant qui vient de naître reproduit à son tour ses parents, parce qu’au niveau immatériel, il produit une énorme quantité de valeurs d’usage – il suffit de penser à l’effet de ses sourires – pour sa mère et son père et pour tous ceux qui l’entourent.

En outre, compte tenu du cycle de travail concret de la reproduction, toutes ces forces de travail doivent se diversifier dans l’exécution d’opérations différentes en fonction de l’âge et, dans le cas des forces de travail comme capacité de reproduction filiale et fraternelle, également du sexe. Un nouveau-né reproduit en effet son père et sa mère différemment d’un enfant de 6 ans et ainsi de suite. D’autre part, un garçon reproduit ses parents différemment d’une fille et vice-versa, les parents les reproduisent de manière différente.
La famille est donc le lieu où opère un capital constitué de capital variable, et où opèrent toutes les articulations de la capacité de reproduction, sauf celle de la reproduction sexuelle de la force detravail masculine.
Évidemment, la part du lion revient à l’ouvrière de la maison, puisqu’elle est le pilier, les fondements sur lesquels repose la famille.

C’est son travail domestique qui en fait une structure productive. Mais c’est une question que nous connaissons bien désormais, puisque nous avons déjà examiné en profondeur la façon dont fonctionne l’échange entre elle et l’ouvrier et le rapport de production correspondant. Dans l’analyse de l’archipel familial, cette question fondamentale restera donc un peu dans l’ombre. Nous préférons aborder l’analyse des sujets secondaires du travail domestique, de leurs échanges et de leurs rapports de production, précisément parce que c’est l’élément qui nous manque pour compléter le tableau de la reproduction familiale de la force de travail. Il est incontestable que la famille capitaliste est historiquement présentée à partir de l’hypothèse de cinq types d’échanges différents, et qu’elle comporte le même nombre de rapports de production non directement salariés. Il s’agit de : l’échange entre l’ouvrière de la maison et le capital, médié par l’ouvrier et vice-versa ; l’échange entre l’ouvrier et l’ouvrière de la maison, en tant que parents et le capital, médié par les nouvelles forces de travail en tant qu’enfants et vice-versa ; l’échange entre la nouvelle force de travail, en tant que frère/ sœur et le capital, médié par l’autre nouvelle force de travail en tant que frère/sœur et vice-versa. Il s’agit d’un assemblage extrêmement complexe d’échanges et de rapports de production qui reproduisent presque parfaitement les caractéristiques du rapport entre l’ouvrière de la maison et le capital médié par l’ouvrier, que nous avons déjà analysé. Pour comprendre leur fonctionnement, il suffit d’étendre ce que nous avons dit à propos de cet échange et de ce rapport de production à ces autres rapports, en mettant en évidence ce qui les distingue.

Tout d’abord, contrairement à l’échange entre l’ouvrier et l’ouvrière de la maison qui est posé comme un échange libre, l’échange entre les parents et les enfants, et celui entre frères et sœurs se présentent comme des échanges obligatoires, puisque, comme on l’a dit, les sujets sont nécessairement tenus d’échanger entre eux. Et, étant donné qu’ils sont obligatoires, ce sont également des échanges « tacites ». De plus, contrairement aux autres échanges que la famille présuppose, l’échange entre les parents et les enfants a aussi pour caractéristique d’être en partie immédiat, en partie différé dans le temps, étant donné que la « réciprocité » des enfants est d’une certaine façon reportée de plusieurs années, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils deviennent des forces de travail actives.

Tout comme le rapport entre l’ouvrière de la maison et l’ouvrier, il ne s’agit pas de rapports directs entre les membres de la famille, mais de rapports qui ont lieu par l’intermédiaire du capital. Chaque membre de la famille, en tant que force de travail reproductive, est non seulement du capital, mais il en est également le simulacre, la représentation et en même temps la médiation.
Mari, femme, père, mère, enfants et frère/sœur : chacun d’entre eux produit non seulement directement de la plus-value au sein de la famille, mais il est aussi le levier, l’instrument par lequel le capital oblige les autres membres de la famille à produire de la plus-value, à travailler de manière reproductive. Chacun d’entre eux est donc également un médiateur du rapport de production entre le capital et les autres.

Prenons l’exemple du rapport époux-épouse. Nous avons vu qu’il n’existe pas de rapport entre l’épouse et l’ouvrier, mais entre elle et le capital médié par l’époux. Ajoutons à présent que, par rapport à l’ouvrière de la maison, l’ouvrier fonctionne également d’une autre façon, qui est secondaire, mais pourtant nécessaire. Il fonctionne comme un vendeur de travail domestique, ou plutôt comme une force de travail en tant que capacité de reproduction maritale. Dans ce cas, c’est l’épouse qui fonctionne comme médiatrice de l’échange et du rapport de production entre l’époux et le capital, en médiant sur le plan réel l’opposition entre les deux, par le biais de la valeur de sa force de travail comme capacité de production. Comme époux et épouse, ils ne se reproduisent pas en tant qu’individus, mais en tant que marchandise, en tant que force de travail. Cela vaut également pour tous les autres rapports familiaux, qui sont donc doubles.

De même, il n’existe pas de rapport entre les parents et les enfants. Autrement dit, ce rapport est en réalité formé de deux rapports de production différents : l’un entre les parents et le capital médié par les enfants, et l’autre entre les enfants et le capital médié par les parents. Bien entendu, cela s’applique aussi au rapport entre frères et sœurs. Pour se reproduire, chaque membre de la famille doit s’opposer au capital variable qui agit comme capital. Et c’est précisément lui qui commande, qui donne forme selon ses désirs et ses lois aux échanges et aux rapports familiaux comme échanges et rapports de production de marchandise force de travail.

La chaîne de l’exploitation capitaliste ne s’arrête donc pas au mur plus ou moins élastique de l’usine, mais elle se prolonge de manière encore plus mystifiée et cachée dans les foyers. Elle se poursuit dans les rapports familiaux qui sont des rapports de production et donc d’exploitation, des rapports capitalistes qui n’ont conservé que l’apparence d’une relation interpersonnelle.
Évidemment, les membres de la famille ne sont que des conducteurs de l’exploitation capitaliste. L’enfant n’exploite pas sa mère pour lui-même, mais pour le capital et vice-versa, la mère n’exploite pas son enfant pour elle- même, mais pour le capital. Ce n’est pas la production de plus-value au sein de la famille qui intéresse la mère et l’enfant, mais leur survie, leur reproduction.
Évidemment, ces rapports n’apparaissent pas comme des rapports doubles, mais comme un seul rapport. Ils ne montrent évidemment pas non plus leur fonctionnement capitaliste. Bien au contraire, ils se camouflent sous l’apparence la moins capitaliste qui soit. L’ouvrier comme époux ressemble à tout sauf à un ouvrier. Et pourtant, comme époux, il est également un ouvrier de la reproduction. Comme époux, il est également exploité par le capital pour la production de plus- value à l’intérieur de la famille. En réalité, comme on l’a vu, le rapport de l’époux à l’épouse est une illusion. Il s’agit d’un rapport (de production) avec le capital par l’intermédiaire de son épouse. Le capital utilise la médiation de cette dernière pour extorquer à son époux le maximum de travail reproductif, après l’avoir exploité comme producteur de marchandises. La même chose advient à l’ouvrier en tant que père, à l’ouvrière de la maison en tant que mère, aux futures forces de travail en tant qu’enfants ou frères et sœurs.

Ce qui change, c’est le sujet utilisé par le capital comme médiateur pour exploiter les autres membres de la famille. Dans le premier et le deuxième cas, ce sont les enfants, dans le troisième cas les parents et, dans le quatrième, les frères et sœurs eux-mêmes. C’est même justement parce que le capital les utilise pour s’exploiter mutuellement qu’il y a beaucoup moins de limites à l’exploitation capitaliste.

Si, par rapport au patron, l’ouvrier met une limite bien précise à son exploitation, quel ouvrier est plus zélé et inépuisable qu’une mère par rapport à son enfant ? Quelle ouvrière est plus « aimante » et plus disponible qu’une grand-mère par rapport à ses petits-enfants ? Quel être semble moins capitaliste qu’un enfant par rapport à sa mère, même si, en le reproduisant, la mère reproduit une marchandise et donc du capital ? Ainsi, ces échanges revêtent eux aussi un double caractère : ils se représentent d’une certaine façon sur le plan formel, et ils sont tout autre sur le plan réel.

En ce qui concerne l’échange entre l’époux et le capital médié par l’épouse, le capital fait apparaître la force de travail en tant que capacité de reproduction maritale comme une force naturelle du travail social, l’ouvrier comme un époux, et non pas comme un ouvrier non directement salarié ainsi que le travail de reproduction maritale comme une prestation personnelle, et non pas comme un travail non directement salarié.

En revanche, si nous considérons l’échange entre les parents et les enfants médié par le capital, formellement, le père s’oppose aux enfants comme possesseur de salaire et fournisseur de travail domestique paternel, mais, en réalité, il s’oppose au capital par l’intermédiaire des nouvelles forces de travail en tant qu’enfants, comme force de travail en tant que capacité de reproduction paternelle. Sur le plan formel, la mère s’oppose comme fournisseuse de travail domestique aux enfants. Sur le plan réel, en revanche, elle s’oppose au capital par l’intermédiaire des enfants, en tant que force de travail comme capacité de reproduction maternelle. Dans les deux cas, ce sont les enfants qui fonctionnent comme médiateurs de l’échange et du rapport de production entre le capital et l’ouvrier en tant que père, et entre le capital et l’ouvrière de la maison en tant que mère. D’un côté, ils médient l’opposition de l’ouvrier comme capacité de reproduction paternelle à lui-même, à la valeur de sa force de travail en tant que capacité de production qui fonctionne comme capital ; de l’autre, ils médient l’opposition de l’ouvrière de la maison en tant que capacité de reproduction maternelle au capital variable qui fonctionne comme capital. Et dans cette médiation, ce sont les « enfants » qui se posent, sur le plan formel, comme l’autre sujet de l’échange.

Dans l’échange entre les enfants et le capital médié par les parents, les nouvelles forces de travail s’opposent aux parents pendant toute la période de leur formation comme fournisseurs de travail domestique filial, tandis que, sur le plan réel, ils s’opposent au capital par l’intermédiaire des parents comme force de travail en tant que capacité de reproduction filiale. Quand ils deviennent une force de travail active, ils s’opposent également – du moins lorsque c’est nécessaire – comme possesseurs de salaire. Dans ce cas, ce sont les parents qui fonctionnent comme médiateurs de l’échange et du rapport de production entre les nouvelles forces de travail en tant qu’enfants et le capital. En effet, ils médient sur le plan réel l’opposition des enfants en tant que capacité de reproduction filiale, dans un premier temps à la valeur de la force de travail de l’un d’entre eux, le père ouvrier, et dans un deuxième temps, si nécessaire, à la valeur de la force de travail des enfants eux-mêmes comme capacité de production. Et dans cette médiation, ce sont les « parents » qui se posent sur le plan formel comme l’autre sujet de l’échange.
Enfin, en ce qui concerne l’échange entre frères et sœurs, sur le plan formel, l’un s’oppose à l’autre comme fournisseur de travail domestique fraternel, mais il s’oppose en réalité au capital par l’intermédiaire des nouvelles forces de travail en tant que frères et sœurs, comme force de travail en tant que capacité de reproduction fraternelle. Et vice-versa.

En outre, comme dans l’échange entre l’ouvrière de la maison et le capital médié par l’ouvrier, non seulement ces échanges ne sont pas des échanges d’équivalents sur le plan réel, mais ils ne se représentent pas non plus comme tels sur le plan formel, même s’il s’agit d’échanges de valeurs d’échange. Dans ces échanges également, le capital s’approprie le temps de travail de l’ouvrier comme époux et père, de l’ouvrière de la maison comme mère, des nouvelles forces de travail comme enfants et comme frères et sœurs. Pas de manière immédiate, à travers un échange direct avec eux, mais indirectement, à travers l’échange avec la force de travail comme capacité de production. Ici aussi, chaque ouvrier (de la reproduction) produit beaucoup plus que ce qu’il reçoit en retour, c’est-à-dire tout au plus sa simple survie.

Il suffit de penser au travail que fait une mère pour son enfant, ou une grand-mère pour son petit-fils ou sa petite-fille. Que reçoivent- elles en retour ? Ou plutôt : reçoivent-elles un équivalent en échange de tout ce qu’elles font ? La réponse est évidemment non. Mais ça leur est égal, du moins dans une certaine mesure, parce qu’elles ont l’illusion d’agir pour leur enfant ou leurs petits- enfants. Pour qu’ils soient heureux et pour être heureuses de leur bonheur ; et, comme on le sait, le bonheur ne s’achète pas, il n’a pas de prix ! En réalité, tout ce qu’elles produisent en plus – en termes de marchandise, de force de travail –, elles le produisent – comme on l’a vu – pour le bonheur du capital qui s’approprie cette valeur quand il achète la force de travail de cet enfant ou de ces petits-enfants. Cet enfant ou ces petits-enfants seront peut-être heureux – pour ainsi dire – mais cela ne signifie pas que ce bonheur n’est pas aussi le fruit de l’exploitation capitaliste de cette mère et de cette grand-mère.

[...]

La famille est donc le lieu où le capital articule, dans son mouvement, les différents échanges et rapports de production et régule les différences de pouvoir qui s’établissent entre ses membres, comme conséquence de la division du travail qui a lieu en son sein. Cette « division » du travail à l’intérieur de la famille correspond évidemment à une stratification du pouvoir entre ses différents membres.

Autrement dit, sur la base de la division du travail de reproduction non seulement fournie, mais aussi consommée et incorporée, une échelle hiérarchique – comme mentionnée ci-dessus – se développe : fondée sur les différences d’âge et de sexe, elle fonctionne comme une force productive immanente à l’organisation capitaliste du travail domestique. Et cela s’applique tant à la matérialité du processus productif qu’à la réduction des possibilités de lutte pour tous, comme conséquence du gel de cette stratification de pouvoir. Ici aussi, la singularité de l’exploitation est obtenue à travers la différenciation de ses niveaux, qui se basent sur la stratification de la force de travail comme capacité de reproduction à l’intérieur de la famille.

Dans ce contexte, on comprend facilement pourquoi la famille est un « nid de vipères », un gouffre de haine, une usine de folie. Elle représente, en effet, un enchevêtrement de patrons et d’ouvriers, une trame d’exploités et d’exploiteurs, un réseau de chantages affectifs, de frustrations et de dépendances. La famille est capital et la haine de classe, la révolte, le sabotage ne peuvent que se déchaîner contre elle. Les parents sont les « ennemis » les plus immédiats de leurs enfants, les premiers patrons et, vice-versa, les enfants par rapport à leurs parents, l’époux par rapport à son épouse, et ainsi de suite. Mais leur véritable ennemi, celui qui est le véritable responsable de leur malheur, c’est le capital.

D’autre part, on comprend tout aussi facilement pourquoi la famille est également une énorme source potentielle d’amour, d’affection, de solidarité, etc. Dans cette perspective, la famille est aussi une importante conquête ouvrière – avant tout féminine. Mais c’est seulement en approfondissant l’organisation de la lutte contre le capital qu’il sera possible de transformer cette potentialité en réalité, d’« humaniser » les rapports entre parents et enfants, etc., de faire émerger tout ce potentiel d’amour qu’ils renferment, et que la lutte contre leur essence capitaliste nous permet déjà entrevoir. Bien qu’il soit difficile de lutter contre le capital quand on est enfants, parents, époux, épouse, frères et sœurs, c’est la seule échappatoire. Et nous devons en être de plus en plus conscients.

Il n’est pas certain, cependant, que la lutte contre la famille ne prenne que la dimension de sa transformation de l’intérieur. Bien au contraire, la tendance à l’extinction concrète de la famille elle- même devient de plus en plus substantielle. Une grande partie du prolétariat ne se reproduit plus au sein des familles, préférant la solitude ou des points de repère reproductifs différents de cette usine de chaînes qu’est la famille. Nous remarquons ici un « étrange » parallélisme avec la situation de l’usine, entendue au sens classique du terme, qui est, en tant que telle, en train de disparaître. Il ne serait pas risqué de dire que nous nous dirigeons vers une phase du mode de production capitaliste sans usines et sans familles. C’est du moins ce qui apparaît lorsque l’on observe la tendance générale qui révèle une restructuration très profonde du corps productif social, et qui contient déjà en germe la scission d’une grande partie des processus productifs de ces deux structures. Ou mieux encore, de leur forme « classique » telle qu’elle s’est présentée, y compris avec toutes ses transformations, depuis la grande industrie jusqu’à nos jours. Si, d’un côté, la famille disparaît comme centre reproductif, de l’autre dans les nouvelles formes où le terrain reproductif se reconstruit, ce dernier tend à incorporer en son sein également des processus de production de marchandises. La forme est celle de la coopérative, le principe est celui de l’autogestion. C’est du moins ce que le capital essaie d’organiser en réponse aux luttes prolétaires contre ces deux structures.

Leopoldina Fortunati, L’Arcane de la reproduction, Genève – Paris, Entremonde, 328p., 20 €. https://entremonde.net/l-arcane-de-la-reproduction

Rencontre avec Silvia Federici et Leopoldina Fortunati le mercredi 23 novembre à 19h, à la Parole Errante, 9 rue François Debergue, Montreuil. https://paris-luttes.info/cycle-de-rencontres-autonomies-16321

[1Préface à l’édition chilienne de 2021, traduite de l’anglais par Hélène Goy.

[2L. Fortunati, « Learning to Struggle. My Story Between Workerism and Feminism » in Viewpoint Magazine, 15 septembre 2013, disponible en ligne. Interview traduite dans le présent ouvrage, aux pages 15–20.

[3Sur le mouvement du salaire au travail ménager (Wages for Housework), voir L. Toupin, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972–1977), Montréal, Remue-ménage, 2014 [NDE].

[4Je préfère utiliser le terme opéraïsme (traduit de l’italien, operaismo) plutôt que sa traduction « ouvriériste » qui en change quelque peu le sens. « Operaio » est le terme iconique qui était utilisé dans tous les discours politiques en Italie pour caractériser le contributeur clé de l’accumulation capitaliste et le protagoniste de la lutte des classes.

[5M. Dalla Costa, « Les femmes et la subversion sociale » in M. Dalla Costa, S. James, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Genève, Librairie Adversaire, 1973. Réédition dans M. Dalla Costa, Femmes et subversion sociale, Genève/Paris, Entremonde, à paraître.

[6S. James, Sex, Race and Class, Bristol, Falling Wall Press, 1975.

[7La nécessité de repenser l’histoire politique du développement capitaliste du point de vue des femmes et de la reproduction a conduit à notre collaboration et à la publication de S. Federici, L. Fortunati, Il Grande Calibano. Storia del corpo sociale ribelle nella prima fase del capitale, Milan, Franco Angeli, 1984. Sur la relation entre Il Grande Calibano et Caliban et la Sorcière, voir l’introduction de S. Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève/Paris, Entremonde, Marseille, Senonevero, 2014.

[8Notion employée dans l’Arcane de la reproduction pour désigner la condition réelle des femmes au foyer, à temps plein comme à mi-temps [NDE].

[9M. Tronti, Ouvriers et capital, Genève/Paris, Entremonde, 2016.

[10Voir L. Fortunati, « La famiglia, verso la ricostruzione » in M. Dalla Costa, L. Fortunati, Brutto Ciao. Direzione di marcia delle donne negli ultimi trent’anni, Rome, Edizioni delle Donne, 1976, p. 71–118.

[11Ibid.

[12L. Fortunati (éd.), Telecomunicando in Europa, Milan, Franco Angeli, 1998.

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