De derrière la dune surgit un irrégulier

Une lettre de Cesare Battisti

paru dans lundimatin#423, le 19 avril 2024

Cesare m’a écrit une longue lettre en réponse à une série de questions que je lui posais. Les réponses composent seules un texte dense sur le monde vu depuis la prison de Massa, sur l’Italie d’aujourd’hui, et sur un passé que nous ne laisserons pas passer sans l’avoir auparavant libéré des représentations dominantes. Libérer les luttes et les espérances des années 70 est une tâche importante en France, où les unes et les autres ont été maquillées par les futilités et les trahisons de quelques chefs gauchistes. Mais en Italie, où elles ont été enterrées sous le plomb du mensonge et des siècles de prison, c’est une tâche d’autant plus essentielle que le pouvoir est maintenant occupé par un post-fascisme héritier direct des assassins de masse de la Stratégie de la tension. Au dernier paragraphe de son texte rédigé en italien, Cesare passe au français : « Voilà, Serge, peut-être trop et aussi trop confus, tu verras bien qu’en faire, à ta guise du début à la fin. Quant à l’adresse, Via Pietro Pellegrino 17, 54100 Massa, pas de problème, tu peux la repasser aux lecteurs, ce serait intéressant d’échanger des points de vue avec des jeunes et de moins jeunes insoumis. »

Le titre et les intertitres sont de moi, c’est tout ce que je me suis permis comme intervention sur un texte que je ne trouve ni trop long ni trop confus – même si j’espère un jour pouvoir aller avec lui jusqu’au bout dans la discussion sur sa période française, mais de la seule manière dont on peut discuter jusqu’au bout : à l’air libre. Que cela n’empêche pas les insoumis intéressés de la commencer dès maintenant, la discussion.

SQ

Situation actuelle

Après treize mois dans la prison de Parme, où j’étais en butte à une surveillance qui venait aussi de certains détenus, ceux qui s’accommodent bien des rapports de pouvoir dans le mépris de tous les autres, pour qui quelqu’un comme moi qui se met à revendiquer des droits est une gêne pour leurs affaires avec le système.

Me voilà enfin à Massa, prison dite de traitement avancé, une des trois existant en Italie, avec Bolletta (province de Milan) et Padoue. Il n’a pas été facile de partir de la prison de Parme, surnommée dans le milieu carcéral « le cimetière des éléphants », parce qu’on y envoie à mourir sans espoir. Personne ne croyait que j’arriverais à obtenir un transfert depuis ce lieu d’abandon, moins encore que je pourrais débarquer à Massa. Mais, comme on le sait bien, même dans le désert, on n’est jamais tout à fait seul, au moment où tu t’y attends le moins, de derrière la dune surgit un irrégulier, puis un autre. Ce sont des amis et des camarades, ils viennent nous rappeler que, seuls, on ne compte pas pour grand-chose et qu’il faut frotter une allumette pour allumer le feu. Et me voilà ici, un peu malmené par les habituels médias réactionnaires, insulté par quelques politiciens en manque de sujet. Mais je suis quand même arrivé à Massa, où j’espère, après un temps de prudente immersion, pouvoir commencer le parcours qui me mènera à obtenir les aménagements de peine largement accordés à la totalité des militants de l’époque (ils n’ont été que cinq à les refuser, mais leur décision est personnelle, en plus d’être discutable). Tout compte fait et pour une légitime égalité de traitement, j’aurais pu obtenir de travailler à l’extérieur il y a cinq ans, juste après mon arrivée. Mais il s’agit toujours de Battisti, un monstre encore bon à brandir pour relever l’indice du danger.

La situation de l’Italie

La sécurité, argument de persuasion publique, souvent inventé et construit de toutes pièces, pour continuer à agiter l’épouvantail, dans l’intention d’intercepter des milliards de financement dans un pays où les uniques actes de terrorisme, presque quotidiens, sont en fait aux dépens des femmes et s’appellent féminicide. En Italie, il existe un appareil policier colossal, je crois qu’il est le double en effectifs de la moyenne européenne et pour certains pays, comme l’Allemagne, le triple. Puis il y a les unités spéciales en service continu pour la répression de toute catégorie criminelle. Elles sont si nombreuses qu’il arrive même aux habitués des talk show de faire des confusions dans la masse d’acronymes toujours plus imprononçables. Admettons même que cette course à la création de corps spéciaux et aux parquets spécialisés ait eu un sens dans les années 70 à 90 : époques d’attentats mafieux en collusion avec l’Etat, de bombes fascistes, ou aussi de sanglante guérilla anarcho-communiste. Mais c’était aussi des années durant lesquelles on mourait par centaines et où l’Etat paraissait absent. Quel sens cela a-t-il maintenant d’entretenir cette coûteuse armée ? Trente ans après, quand les mafias mènent leurs guerres par procuration sur d’autres continents. Alors que dans le bel Paese, on continue de mourir mais sur le lieu de travail, plus de mille décès par an tués par les superprofits des entrepreneurs. On meurt aussi seulement parce qu’on est femme, assassinée par un esprit obtus et patriarcal. On meurt parce qu’on est migrant, englouti avec des milliers d’autres au fond de le mer. Pour ces actes criminels, il n’y a pas de corps spéciaux prévus, ni d’argent à investir dans la prévention. Rien qu’un tas de boniments à la télévision, pour remplir le vide laissé par la politique et nous donner en pâture un nouvel ennemi de la patrie.

Dans un retard obscène en matière de droits civils et de justice sociale, l’Italie est toutefois à l’avant-garde de l’antipolitique mondiale : avec Berlusconi, le Bel Paese a inauguré le populisme dans l’ « Occident démocratique », repris ensuite brillamment par Trump et quelques uns de ses acolytes oligarques. Maintenant, nous avons au gouvernement la coalition Dieu Patrie et Famille qui surfe hardiment sur la tendance autoritaire en Europe. Celle-là même que, avec des nuances différentes, même Macron ne dédaigne pas. Le populisme a décrété la fin de la politique, ouvrant le chemin à l’autoritarisme tout court qui n’en a plus rien à faire du parlement. Nous sommes désormais entrés dans l’ère de tout le pouvoir à l’Exécutif, à l’épuisement des règles du jeu constitutionnel. Nous savons bien combien la séparation des pouvoirs a toujours été tournée en dérision par les rapports de force, par la sempiternelle raison d’État. Mais au moins jusqu’à il y a peu, on essayait de sauver les apparences ; maintenant, on n’en éprouve plus le besoin.

Aucun gouvernement précédent n’avait encore poussé aussi loin. En seulement dix-huit mois de pouvoir, l’Exécutif a décrété et puis fait approuver des lois répressives qui attentent en profondeur aux libertés individuelles et collectives. La première promulguée a été la loi anti-Rave – s’agissant d’un escamotage pour réintroduire une loi fasciste visant à criminaliser et réprimer les attroupements dans les lieux publics. Le droit de grève est désormais réduit à une promenade limitée à la pause-café ; le droit de manifester publiquement ses idées a été transformé en délit et en cas de récidive, on va en prison – ça s’appelle le Daspo [1] subversif. Le peu qui reste de presse libre est sous l’assaut permanent de l’Exécutif et des partis qui le soutiennent. Et comme il y a trop de « morts accidentelles » dans les prisons, dans les locaux de police et sur la voie publique, il y a déjà une proposition pour l’abrogation de la loi sur la torture, ancrée seulement depuis quelques années en Italie. Il n’y a pas un geste, une parole, un thème d’un représentant de la Chose Publique qui ne s’épuise pas dans l’instant même de son énonciation.

La plus grande victoire du capitalisme, écrivait Marck Fisher dans Le Réalisme capitaliste, « c’est l’anéantissement du futur comme fait politique orienté par la justice sociale. A savoir l’idée que demain ne peut pas être différent ni meilleur qu’aujourd’hui ; qu’un « futur plus juste » est non seulement impossible mais aussi dangereux. » Ce gouvernement a appris la leçon et sait ce qu’il fait.

Vingt années de persécution

Quant à moi, cela fait exactement vingt ans qu’en février 2004, quand je fus arrêté dans le cadre d’une deuxième procédure d’extradition lancée par la même instance judiciaire que la première fois, sans qu’aucun fait nouveau ne soit intervenu entretemps. Il n’était pas difficile de comprendre, à cause aussi de mes propres imprudences – telles que certaines déclarations publiques provocatrices, que cette fois les accords France-Italie étaient désormais plus importants que la loi et la Constitution. Ce que, selon moi, n’avaient pas prévu les deux gouvernements boutiquiers, ça a été l’immédiate réaction du monde politico-intellectuel ou du moins, dans un premier temps, d’une partie de celui-ci. Il leur semblait impossible qu’un « terroriste » (sic) puisse avoir une vie sociale et communautaire susceptible d’émouvoir des consciences, parfois inattendues. C’était la preuve de mon insertion dans la société française. D’un réel changement politico-intellectuel qui n’impliquait pas seulement une solidarité prévisible de la part de maigres groupes militants, qui a bien existé aussi, mais relevait d’un vécu riche et généreux, d’une interaction difficile à occulter, fût-ce par toutes les forces mobilisées par les axes fascistoïdes italo-français de l’époque. La réponse d’hommes politiques et d’intellectuels de renommée mondiale a pris au dépourvu les mandataires de la farce extraditionnelle. Ils allaient vite se réorganiser, certes, mais en attendant la protestation les a obligés à me faire remettre en liberté provisoire, ce qui m’a permis de m’abriter au Brésil. Mais avec un Etat contre moi, ou plutôt deux Etats, depuis la fuite hors de France, il n’y avait pas d’illusions à se faire. Ils allaient déployer de nouvelles forces. Ils avaient compris qu’il fallait attaquer et détruire mon image publique, ce qui me permettait de susciter encore des sympathies de la solidarité. Il fallait m’ôter l’oxygène, me démolir psychologiquement par tous les moyens. Il Sole 24 Ore a révélé qu’auraient été dépensés cinquante millions d’euros à partir de la fuite hors de France jusqu’à mon enlèvement en Bolivie ; sans compter les accords commerciaux et les aides diplomatiques. Il a fallu 15 ans pour porter à son terme cette opération, je me demande encore aujourd’hui comment j’ai fait pour ne pas sombrer dans la folie ou céder à des provocations aussi graves que celles que j’ai subies.

Evidemment, au moment de débarquer en Italie, je n’avais pas pleine conscience de la portée de cette campagne de dénigrement, je m’obstinais donc à croire que les personnes qui s’étaient généreusement prodiguées pour ma liberté refuseraient a priori l’image du monstre qu’on avait construite et gonflée durant l’exil brésilien. Je croyais pouvoir l’expliquer à tous, et que les amis et les collègues me comprendraient. Mais comment démonter une image construite pendant des années, avec d’énormes moyens, souvent illégaux, quand même ceux qui devraient représenter l’intelligence du pays se joignent au chœur, jugent et proclament sans savoir de quoi ils parlent. Pire, à l’époque des faits, beaucoup de ces critiques improvisés n’étaient même pas nés et ne sont jamais allés lire les actes judiciaires.

Aux amis, collègues et camarades

J’ai fait des erreurs d’évaluation que je paie cher. Je ne parle pas de mon histoire militante dans la lutte armée des années 70, de laquelle je m’étais déjà dissocié dès les années 80, même si ça n’arrange personne de le dire. En tout cas, je n’accepterais pas d’en discuter, quand l’intention est souvent d’extraire des faits singuliers attribués à moi et aux Pac [Prolétaires armés pour le communisme, groupe dont faisait partie Cesare, NdT], du contexte historique et politique qui les a engendrés. La fonction de l’Histoire est de restituer le contexte général dans lequel l’événement s’est produit. Si on se limite à un pur fait divers, l’événement peut être transformé et utilisé selon des exigences étrangères à la recherche de la vérité. (Comme il a été fait en exhibant en public des extraits choisis de mon interrogatoire en Sardaigne). Et c’est ainsi qu’au lieu d’en transmettre la signification et d’en comprendre la portée, on s’abandonne à de minables interprétations revendues à bas prix par les maîtres de la vérité.

Les erreurs d’évaluation auxquelles je me référais concernent au contraire la période de mon exil en France et du rôle que je me suis imprudemment collé à la peau, sans avoir la capacité de le gérer correctement.

Je ne crois pas exagérer en disant que les dernières années, en France, à cause de certaines satisfactions éditoriales, j’ai cédé à la vanité, à l’importance personnelle exagérée. Ce qui a concentré sur moi les visées persécutrices de l’État italien et, en même temps, a créé des attentes parmi les personnes qui m’étaient proches, que je ne voulais absolument pas décevoir. Je ne veux pas me décharger des responsabilités qui m’appartiennent, mais il n’est pas du tout vrai que j’aie personnellement essayé de convaincre quiconque de mon innocence, parmi ceux qui m’ont soutenu. Je n’aurais pu le faire, moins que jamais en France, tout comme dans les autres pays où j’ai obtenu un refuge politique, où camarades, amis et collègues écrivains ne m’ont jamais demandé si j’étais ou pas coupable des actes qui m’étaient imputés. J’étais pour tous un militant qui avait pratiqué la lutte armée et qui avait droit au refuge politique, point. De fait, avant août 2004, j’avais à chaque occasion revendiqué mon appartenance aux PAC et la responsabilité morale de toutes les actions revendiquées par le groupe. Je me déclarai innocent des faits pour la première fois durant une interview au Journal du Dimanche, août 2004 : que ce soit clair, non pas de l’appartenance aux PAC, mais des crimes particuliers pour lesquels j’ai été condamné par contumace. Et telle fut la position que j’ai dû maintenir depuis lors, et pas seulement pour éviter l’extradition, aussi pour satisfaire aux demandes des instances politiques qui devraient contribuer à accorder l’asile – cf avec le gouvernement Lula - , instances qui considéraient qu’une déclaration d’innocence aux médias de la personne visée par l’extradition faciliterait les rapports diplomatiques avec l’Italie.

Ayant besoin donc de défendre à la fois la vérité historique et ma position de réfugié de fait, pour laquelle on s’était tant battu, considérant aussi les forces disponibles, je ne crois pas pouvoir dire a posteriori que j’aurais pu faire autrement. J’ai fait ce qui était possible pour rester dignement vivant et présent.

Cela dit, je voudrais dire à tous les camarades, amis et collègues écrivains qui m’ont soutenu, que je n’ai jamais trahi leur solidarité, leur confiance. Ne serait-ce que parce tous ont toujours eu la décence de ne jamais me demander des comptes sur les faits particuliers commis durant la lutte armée et encore moins sur l’impossible individualisation des responsabilités. C’est pourquoi, je voudrais leur dire à tous de résister à la puissante machine révisionniste dominante, de chercher la vérité au-delà des actes judiciaires, parce que l’Histoire ne se fait pas dans les couloirs du pouvoir, ni dans les tribunaux, mais bien dans les salles de classe. Et les artistes, les intellectuels ne peuvent pas s’ériger en juges, mais ont le droit et le pouvoir de savoir. Ce n’est qu’ainsi que nous pouvons dire avec Bertolt Brecht : « Qui ne connaît la vérité n’est qu’un imbécile. Mais qui, la connaissant, la nomme mensonge, celui-là est un criminel ! »

Maintenant, de cette prison, je ne vous demande plus à vous tous de ne pas m’abandonner au système pénal. Ce que vous pouviez faire pour éviter que ça se passe, vous l’avez déjà fait. L’appel que maintenant, je voudrais adresser aux amis, aux camarades et aux collègues écrivains est de ne pas laisser les vainqueurs insolents enterrer sous une avalanche de boue la mémoire des vaincus. Parce que c’est la mémoire d’un grand mouvement culturel, fait de mille ruisseaux, certains s’égarant parfois sur leur parcours, mais qui tous ensemble ont créé un courant qui a en tout cas marqué transversalement le monde dont nous sommes tous héritiers, mais qu’on voudrait maintenant effacer. Chers amis, ne nous laissons pas abuser, la connaissances des significations et des valeurs qui nous ont précédés nous aiderait non seulement à éviter les mêmes erreurs mais aussi à ne pas suivre le courant de la désinformation pilotée.

En 2004, j’ai été arraché à la France, à ma famille, à une société qui m’a vu croître, mûrir dans la pensée comme en esprit. La France et les personnes chères que j’ai laissées ne sont jamais sorties de mon cœur. En français, on dit apprendre par cœur, comme un sonnet, les voix, les images qui parlent. Avec le cœur, non pas la tête, apprendre par cœur, c’est restaurer l’intimité de laquelle je me suis nourri en France. Par cœur, je décore mes jours vécus avec vous. Et c’est ainsi que « Et alors, mon âme, Ami, vers toi se lève/Tout mon or se retrouve et tout mon deuil s’achève [en français dans le texte, NdT) (Tiago Rodrigues, sur le 30e sonnet de Shakespeare).

Cesare Battisti
Massa, le 18/03/2024 (traduit de l’italien par SQ)

[1Le « Daspo » est originellement une mesure d’interdiction de stades, le terme est maintenant utilisé pour désigner les interdictions de manifester, de paraître dans certaines régions ou certains lieux, infligées à des individus identifiés comme « subversifs » par la police et la magistrature.

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