L’éléphant dans la pièce
Les mouvements sociaux italiens en quête de convergence se sont manifestés sous forme d’intervention dans les débats littéraires, baptisés « L’éléphant dans la pièce ». L’Italie sous Meloni bouge encore, bouge peut-être plus que jamais, comme l’ont montré Quarticillo Ribello, un comité de quartier romain qui lutte contre la dégradation des immeubles populaire, Non una di meno, « mouvement féministe et transféministe qui se bat contre le patriarcat et toute forme de violence de genre », l’ Assemblée précaire universitaire de Turin, les organisateurs des Etats généraux pour la justice climatique et sociale de Bologne, les syndicalistes de base de Sudd Cobas, les rédacteurs freelance en lutte du dictionnaire en ligne Redacta… Les ouvrières de la célèbre marque de lingerie La Perla nous ont offert, à Wu Ming 3 et moi-même, une superbe occasion de donner de la profondeur à notre débat sur « la littérature working class et la littérature de genre », en venant, belles éléphantes dans notre petite pièce, raconter leur combat contre les mêmes ennemis que celui de la GKN, les fonds spéculatifs dépeceurs d’entreprise et délocalisateurs. L’opposition au génocide en cours était là aussi, avec la retransmission en direct par les haut-parleurs d’un appel depuis Gaza : « Pour nous, il est vital que vous ne nous oubliez pas ». Une première réponse apparut dès le lendemain avec un immense drapeau palestinien déployé sur la façade de l’usine.
Pour rendre l’ampleur de cet événement où nous avons eu tant de plaisir à plonger, on citera abondammentl’un de ses animateurs, Giulio Calella, directeur de la maison d’édition coopérative Allegre et rédacteur à Jacobin Italia, site sur lequel il rend compte de l’événement.
Un détachement de panneaux solaires emmenés par une Vénus biomécanique
Sur le parking de l’usine ex-GKN de Campi Bisenzio, la Vénus Biomécanique s’est présentée avec ponctualité pour le début du festival (…). Il s’agit d’une sculpture monumentale de cinq mètres de haut, construite en 2003 avec des matériaux industriels de récupération par le réseau « Odyssée dans les espaces », né à Florence dans les années du mouvement des Forum sociaux. Un réseau qui participa à une série d’occupations temporaires et qui construisit ce symbole d’autogestion et de créativité collective. Restée endormie pendant vingt ans dans le vide de l’usine abandonnée de l’ex Meccanotessile dans la zone Rifredi, la Vénus a été réveillée (…) par les collectifs du réseau Wish Parade jusqu’à apparaître au Festival de littérature de la classe ouvrière, attirée par ses pratiques de convergences et par le titre de cette édition : « Nous serons tout ».
L’apparition dans notre pays du Festival di letteratura working class en 2023 a été lui aussi un petit miracle (…)
Un festival unique en son genre au niveau international, au point de susciter beaucoup de curiosité à l’étranger : cette année, il a reçu le soutien du Rosa Luxembourg Stiftung de Berlin pour la traduction simultanée à l’intention de la centaine de personnes provenant des divers pays, parmi lesquelles un groupe de jeunes Allemands qui a tourné un documentaire durant le Festival (…)
La première année, les contributeurs, à travers la piattaforma produzioni dal basso [« plate-forme productions à partir du terrain » NdT] furent 300, en 2024, ils sont devenus 400, cette année, ils ont été plus de 500. Le nombre des bénévoles occupés aux tâches pratiques du Festival a grandi dans les mêmes proportions, passant de 100 en 2023 à presque 300 dans l’édition de 2025. Les participants de cette année, sur les trois jours, et en comptant le cortège de samedi, ont atteint le nombre incroyable de 7000 personnes.
A ces présences solidaires, on pourrait ajouter celle de ces jeunes Allemands accourus l’année dernière quand, au début de la deuxième édition du festival, l’électricité de l’usine, qui devait alimenter le festival, a été « mystérieusement » sabotée par des « inconnus » : ces cousins germains juvéniles amenaient avec eux des panneaux solaires qui, avec quelques groupes électrogènex, ont cette année encore, permis d’électrifier le festival. En 2023, la veille de la première édition du Festival, les ouvriers avaient eu droit à une autre sorte d’intimidation : leurs lettres de licenciements, deuxième salve après celle qui avait déclenché la lutte en 2021. Mais ils ont à chaque fois gagné devant la Justice l’annulation de ces procédures pour « conduite antisyndicale. Sans se décourager la veille de ce troisième festival, la direction a renouvelé pour la troisième fois l’opération. Mais il semble que cette fois, à la différence l’année précdente, on n’ait pas eu droit à la surveillance par drones.
(…)Ce festival est en somme vraiment un petit miracle, rendu possible par un grand miracle de la classe ouvrière : les 1367 jours d’occupation ouvrière permanente de l’ex-GKN.
[L’acharnement patronal] trahit l’importance que ces messieurs attribuent à l’arme de la narration dans le conflit de classes. Dans les dernières décenies en fait, la victoire des classes dominantes s’est mesurée non seulement à la réduction des droits et des salaires mais aussi par l’expulsion hors de la narration mainstream du concept de classes, et plus encore du conflit des classes.
Du reste, « les exploiteurs parlent de mille choses différentes, mais les exploités parlent d’exploitation », a dit le directeur du Festival Alberto Prunetti.(…) Il s’agit d’une littérature qui fournit une arme à la lutte, mais qui sans la lutte n’a pas la force de se faire entendre.
Samedi 5 avril, à 18h, le programme prévoyait un cortège jusqu’au centre de Campi Bisenzio (.…) 5000 personnes se sont mises en marche en chantant derrière les tambours et les banderoles des ouvriers de GKN, donnant vie au cortège à la plus haute densité de personnes ayant un livre en main de l’histoire du mouvement ouvrier.
Le roman noir de la lutte prolétarienne
Sur l’estrade, l’écrivain libertaire et best seller Maurizio Magianni a lancé « les travailleurs de l’industrie du livre doivent apprendre de vous. Mes collègues écrivains n’ont pas bougé pour soutenir la grève de la Grafica Veneta qui imprimait nos livres, l’un deux m’a dit qu’il ne voulait pas mettre son éditeur dans l’embarras. C’est comme si les ouvriers de GKN disaient ne pas vouloir mettre leur patron dans l’embarras ! C’est pourquoi, si je suis ici, c’est, non pas pour ne pas vous laisser seuls, mais pour ne pas rester seul moi-même ». L’écoutant, je pensais à la réaction furieuse, il y a quelques années, d’un organisateur de festival de polar breton à qui j’annonçais que, finalement, je préférais aller à une manif à Notre-Dame des Landes, ou à celle, amusée, des collègues à qui j’annonçais que je ne serais pas aux Quais du Polar pour cause de Festival de littérature Working Class.
Contre le sens commun, peu critiqué dans les salons, qui voudrait que marcher dans la boue pour le climat, c’est pour les jeunes, et que la « classe ouvrière », ça fait has been, je vous assure, chères et chers collègues, que l’expérience existentielle du combat collectif a beaucoup à apporter aux raconteurs d’histoire. Après tout , suivant une théorie que vous n’ignorez certainement pas, et dont l’énoncé a paru intéresser mon auditoire de quelques centaines de personnes passionnées de narration ouvrière, le roman noir se distingue de l’énigme à la Agatha Christie (whodunnit) en ce qu’il s’intéresse moins à qui a commis le crime qu’à ce pourquoi le crime a été commis : quand on sait que les passions qui l’inspirent presque toujours, ce sont des maux, misère affective, goût du lucre ou du pouvoir, qu’encourage vivement le système capitaliste, celles et ceux qui le combattent ont forcément beaucoup à vous enseigner.
« Le Festival s’est conclu au 1367 ème jour d’une occupation permanente, et si cette lutte a réussi à résister si longtemps, sans salaires versés ni chômage depuis 15 mois, c’est parce qu’elle a su entrer comme aucune autre dans l’imaginaire collectif. « Nous raconter est la thérapie nécessaire pour tenir tête à ce temps, à votre temps, au fait de ne plus avoir le temps », a dit Dario Salvetti dans le dernier débat. »
En somme, à ce festival, on a pu constater que la working class bouge encore, quand bien même elle n’assumerait pas forcément la figure de l’ouvrier d’usine. Serveur italien émigré à Vienne (Luigi Chiarella, Risto Reich ), femme de chambre polonaise immigrée en Suède (Daria Bogdanska, Nero vita ), Janek Gorczyca, sans-logis aux mille boulots, ( Storia della mia vita ), en ont présenté leurs propres incarnations, tandis qu’une chercheuse chinoise évoquait les figures asiatiques et leurs productions autonomes quoique placées sous le régime de la censure, de la Chine à Singapour. Tous ces récits et aussi ceux d’Anne Pauly et d’Alberto Prunetti sur leurs pères respectifs, concourent à la prise de conscience d’une condition commune à toutes celles et tous ceux qu’on peut sans barguigner désigner comme des « travailleurs ».
« Aux côtés de qui lutte », « Santé et assistance doivent être publiques. La santé n’est pas une marchandise », « La répression avance, renforçons la solidarité unitaire », « Des écoles, pas des casernes. Mutualisme, paix, soin et rébellion. Pas de commandement OTAN. Ni à Florence, ni ailleurs » : les banderoles qui avançaient dans le cortège du samedi soir attestaient la capacité des individus ouvriers à exister comme classe quand par leurs luttes, ils agrègent celles de tous les exploités. Une condition ouvrière commune, une capacité de mobilisation politique commune : il ne fait pas de doute que ce festival a restitué de manière éclatante une substance à la notion de « classe ouvrière ». Autour de GKN, il ne fait pas de doute que, sur le parking de l’usine GKN occupée, une puissance multiforme s’affirme. Mais pour faire quoi ?
La lettre de Ken Loach et le rugissement de l’avenir
Dans une lettre ouverte au festival, Ken Loach avance un programme réellement socialiste. C’est à dire issu du rêve qui habita jusque vers les années 80 du siècle dernier, le corps et le cœur de centaines de millions d’ouvrières et d’ouvriers, qu’on appellera ici le rêve social-démocrate : emploi sûr avec un juste salaire, un toit, de bons systèmes de santé et d’éducation, des retraites correctes et l’aide aux personnes en difficulté. « Des demandes », dit le cinéaste, « qui paraissent simples, et pourtant elles ne peuvent être satisfaites dans le système actuel. (…) La mauvaise nouvelle est qu’il n’y a pas d’autre solution. Nous ne pourrons jamais contrôler le capitalisme, nous ne pourrons pas l’obliger à travailler pour nous : l’Histoire est couronnée par les échecs de cette idée. Mais la bonne nouvelle, c’est celle-ci : la classe travailleuse a la force de s’en sortir. Le géant endormi peut être réveillé. (…) Shelley nous exhortait à ‘nous soulever comme les lions après le sommeil ! ’ . Il est temps que les lions se soulèvent et commencent à rugir ! »
Pour que l’avenir rugisse suffirait-il d’obtenir, comme le réclamait le cortège, « la reconnaissance de l’utilité publique de l’usine et le lancement de la procédure pour rendre opératoire le plan de réindustrialisation écologique par le bas proposé par les ouvriers et financé par l’actionnariat populaire. » ? On ne peut que souhaiter aux ouvriers de GKN, de sortir collectivement de la précarité où ils sont plongés depuis trois ans. Mais quand viendra l’heure d’appliquer cette idée de « réindustrialisation écologique » on espère bien que les GKN nous offriront la possibilité d’en discuter, ne fût-ce que parce que fabriquer des panneaux solaires, comme le prévoit le plan de reprise, signifie notamment l’utilisation de métaux rares provenant de la surexploitation de la working class de l’Asie ou de l’Afrique. L’immense tourbillon de réflexions qu’est ce Festival ne devrait pas s’arrêter devant l’impossibilité de « faire travailler le capitalisme pour nous », mais tenter de comprendre quelles sont les limites à franchir pour le dépasser.
Deux pistes me semblent à explorer dans ce but, l’une temporelle, l’autre spatiale. La première consisterait à reconstruire un récit sur la manière dont nous en sommes arrivés là, à cette condition ouvrière morcelée, divisée, écrasée, si bien décrite dans plusieurs tables rondes. Un récit qui sortirait des cercles étroits des courants radicaux ou des circuits universitaires, pour être partagé par tous. Cet exigence a été pointée du doigt, avec une force extraordinaire, par un homme cloué sur un fauteuil roulant, gravement affecté dans sa motricité et sa communication, qui a pourtant réussi, à travers un accompagnant, à rappeler une réalité historique essentielle. Comme un intervenant sur l’estrade disait que la victoire du patronat dans sa bataille pour la restructuration et l’émiettement de l’usine, remontait à la marche des 40 000 à Turin, cette manifestation de cadres réclamant « le droit de travailler » contre les piquets d’usine, Luca Pampaloni a rétabli les faits : à savoir que c’est la répression du mouvement des luttes autonomes d’usine, conduite principalement par la P.C.I. en alliance avec la Démocratie Chrétienne, qui a signé la défaite du rêve socialiste. Son intervention, jusque-là très applaudie, l’a moins été à ce moment-là. Une baisse d’intensité à creuser, sur cette terre toscane.
La piste spatiale nous était fournie par la présence, de l’autre côté de la route, face au festival, d’un gigantesque centre commercial. Une errance entre deux débats, dans ce monstrueux tunnel de marchandises ; la conscience de la disproportion entre les deux populations, celle des milliers de gens du Festival, et celle, sans doute dix, vingt, trente fois supérieure, des masses de consommateurs ; une évaluation à la louche des tonnes et des tonnes de CO2 ici produites, tout cela donnait le sentiment d’un déséquilibre monstrueux. Celui qui s’accentue un peu plus chaque jour, entre l’exigence éthique magnifiquement exprimée pour toute l’humanité, du côté de GKN, et le monstrueux poids existentiel de la civilisation qui triomphe en face. D’un côté, avec une vigueur splendide, s’élève un cri de ralliement pour un monde plus juste. De l’autre, la positivité tranquille du monde réellement existant. Il faudra bien qu’un jour, la puissance qui s’affirme avec la working class traverse la route et assume sa part de négatif.
Serge Quadruppani