Difficile de nier que le développement des technologies numériques instaure un nouvel ordre économique, qui s’ajoute aux capitalismes industriels et financiers dont hérite le début de ce siècle. Faut-il y voir une continuation du capitalisme par d’autres moyens ou dans d’autres domaines ? Un « capitalisme de surveillance » [1] ? Ou encore une sortie du capitalisme, supplanté par le « techno-féodalisme » [2] ? Quelle que soit la classification dans laquelle nous rangeons cette nouvelle configuration, une approche philosophique de celle-ci consiste à en identifier l’idéologie propre et les valeurs cardinales. Quelle conception de l’existence individuelle et collective est charriée par la promotion du tout-numérique ? Quelles sont les convictions axiologiques des entreprises qui en vendent les services ? Deux valeurs principales y sont posées comme moralement souhaitables et justifiant a priori toutes les actions menées en leur nom : l’omniscience et la certitude. Il s’agit de promouvoir, envers et contre tout, un savoir quantitatif et, corrélativement, une capacité prédictive infaillible.
À cette conception mutilée de l’existence humaine et dans un contexte politique qui peut entraîner une forme de tétanie, le texte qui suit propose d’opposer une disposition existentielle et politique dont la modestie et l’inactualité apparentes n’altèrent pas la pertinence, celle de l’attente, dont la pensée de W. Benjamin et, inspirée de celles d’André Breton et Auguste Blanqui, propose une conception dynamique.
Omniscience & certitude
Le modèle de rentabilité des plus grandes entreprises de la tech repose sur l’extraction de données personnelles, sur leur analyse, et sur l’élaboration de modèles de prédiction des comportements, vendus à des entreprises privées pour cibler leur contenu publicitaire. Ce modèle de fructification des données, qui a assuré la pérennité de Google dans le contexte de la crise de la tech du début des années 2000, a peu à peu été adopté par les autres firmes du secteur, et déployé par Google au moyen de multiples outils (moteur de recherche, Maps, Gmail). C’est celui des réseaux de Meta ou de TikTok. D’abord réservé à l’usage d’internet sur ordinateur ou téléphone, il s’exporte désormais dans la production des « objets connectés ».
L’extorsion des données à l’insu de cell
eux qui les fournissent – que ne compense pas le bricolage juridique de « l’acceptation des conditions d’utilisation » que personne ne lit – pourrait être interprétée comme une preuve supplémentaire du cynisme capitaliste, qui ne recule devant aucun scrupule moral tant que reste ouverte la perspective de bénéfices. Mais postuler un nihilisme du capitalisme est une approche insuffisante, qui ne permet pas d’en comprendre les ressorts. En fait, les capitalistes sont eux aussi mus par une conception du bien et par des valeurs qu’ils sont prêts à défendre. Lesquelles sont-elles ?L’extorsion des données, de leur point de vue, peut se justifier pour deux raisons : en premier lieu, elle garantit un accès gratuit aux plateformes qui y procèdent, en second lieu, en fournissant des outils de prédiction appropriés, elles parviennent à proposer au consommateur ce qu’il désire, avant même qu’il sache le désirer. Lorsque ces modèles de prédiction sont vendus non à des fins publicitaires, mais à des fins de contrôle social, lorsqu’elles sont mises au service de forces de police municipales ou d’États, elles permettent de garantir la sécurité de tous.
En somme, il s’agit de promouvoir, pour le bien commun de l’ensemble de l’humanité, l’extension du savoir humain, jusqu’à s’insinuer dans la vie privée de chacun, pour atteindre une forme d’omniscience. En même temps qu’elle révèle l’ambition de rivaliser avec Dieu, celle de tout savoir, cette démarche dénote une certaine interprétation de la connaissance, que l’on peut juger d’une pauvreté affligeante. Elle y est conçue comme une accumulation d’informations analysées par des algorithmes, dont l’entrainement même tend à réduire les humains qui y participent à de simples machines [3]. Au nom de l’extension du savoir à tout ce qui est, l’aspiration à l’omniscience concerne certes tout ce qui a trait au comportement humain, dont l’analyse et la prédiction charrie des enjeux de rentabilité, mais aussi la Terre même [4].
Or à quoi sert l’ambition de tout voir, si ce n’est à celle de tout prédire ?
Corrélativement à l’ambition de l’omniscience, et pour la justifier sur le plan moral et politique, la valeur de la certitude est brandie. En assurant une connaissance exhaustive de tout ce qui est, les modèles de prédiction des comportements sont renforcés, ce qui devrait permettre de réduire, pour chaque individu, mais aussi à l’échelle de l’organisation sociale, le risque de l’incertitude, de l’imprévu, de l’incontrôlable. Cette association traditionnelle (connaître pour prédire) appliquée à l’existence humaine pour aborder à la fois le déroulement de l’existence quotidienne et l’échelle sociale, peut sembler innocente. Elle charrie pourtant une conception anthropologique et politique qui n’a rien d’anodin.
La certitude appliquée aux comportements
Le mot-clef, ici, est celui de comportement. Comme le montre S. Zuboff dans L’Âge du capitalisme de surveillance [5], la conception de l’existence humaine et des rapports sociaux que projette ce qu’elle nomme le « capitalisme de surveillance » converge avec la psychologie comportementale du chercheur états-unien en psychologie B. F. Skinner. À partir de la fin des années 1950, Skinner promeut une conception de l’être humain qui réfute l’attribution de qualités comme l’intériorité ou le libre-arbitre, pour avancer que la manière la plus exacte d’aborder les phénomènes humains relève de l’observation extérieure des comportements, et de la manière dont ceux-ci se propagent d’individus en individus, par imitation. Liberté, intériorité et dignité [6] seraient des abstractions révélant un défaut de connaissance de la « nature humaine », celle-ci se réduisant en fait au résultat d’un ensemble de déterminismes. Zuboff montre comment la conception sous-jacente de l’être humain promue par des entreprises comme Google ou Meta reconduit une telle conception. Or de même que la psychologie comportementaliste de Skinner aboutit à une projection politique imaginant un monde où la science des comportements humains permettrait un parfait contrôle des dynamiques sociales, politiques et économiques [7], de même les projections des géants de la tech quant à l’avenir – Zuboff s’arrête notamment sur le cas de Alex Pentland, professeur au MIT et promoteur de la « physique sociale », dont le nom est éloquent – culminent dans une « utopie de la certitude », substituant au postulat de la liberté une idéologie de l’automatisation des décisions prises jusqu’alors par des humains. Un modèle socio-politique qui repose donc sur la conviction qu’il est bon de se débarrasser de la croyance à la liberté, quel que soit le contenu qu’on lui attribue [8].
Or une telle conception conduit à une double confiscation.
• Confiscation de la politique, entendue comme espace dans lequel tout consensus, accord ou contrat consiste précisément à prendre le risque que l’une ou l’ensemble des parties qui contractent enfreignent le contenu de ce consensus, de cet accord, de ce contrat.
• Confiscation du futur, à l’horizon duquel peuvent surgir le hasard et l’imprévu, qui échappent quant à eux aux projets, suppositions ou plans élaborés à partir du présent. Cette confiscation du futur conduit à l’obsolescence de la promesse, qui est elle aussi toujours un risque, et où se joue la construction d’une réalité solide et structurante sur le plan subjectif, dans les rapports amicaux, amoureux, dans les rapports de camaraderie politique, ou dans le rapport à soi.
L’utopie de la certitude consiste en ceci : tout sécuriser, puis assurer la sempiternelle répétition de tout ce qui a été sécurisé. Au nom de la prévention du tumulte, du désordre, de l’insécurité, c’est la possibilité même de l’événement qui est résorbé.
À l’échelle individuelle de l’usage des outils comme ceux de Google ou Meta, cette résorption du futur est aussi à l’œuvre. Quels que soient les outils numériques que nous utilisons le plus à titre individuel, et même lorsque nous nous efforçons de limiter l’usage des réseaux sociaux, nous ne pouvons nier sans mauvaise foi que leur consultation relève le plus souvent de la compulsion. On consulte sans même y passer, par automatisme, et on finit souvent par se retrouver piégé [9], dont les scrollings de shorts sur Tiktok, Insta ou Youtube offrent un exemple accablant. Le futur se dérobe à mesure que nous nous laissons engloutir dans les abîmes de nos écrans.
e sur une plateforme ou une autre pendant un temps que l’on n’avait ni prévu, ni souhaité. Ici se révèle la présence de puissances qui, selon une expression de Zuboff, « s’efforcent d’écraser le temps dans une éternité où l’on martèlerait dans le vide un maintenant, maintenant, maintenant réitéré à l’envi »Cette incessante répétition d’un maintenant à court terme est corrélatif des vies menées sous l’emprise d’une frénésie de consommation des biens, des produits culturels, et parfois même des rencontres, notamment sexuelles. Des vies d’où l’ennui tend à être évacué, mais où les joies authentiques s’amenuisent au profit de décharges éphémères de satisfaction. Car nombreux
ses sont cell eux à être prise es d’une forme de nausée, après avoir passé des heures à scroller, qui tient à la fois à la très fréquente médiocrité des contenus, et à la disposition physique et psychique morbide dans laquelle un long visionnage place les usagers.Les malaises sont donc d’ordre à la fois intime et politique. Et en ces temps où nous assistons, sidéré
es, à la fois à la montée des fascismes, à la dégradation des efforts pour endiguer l’accélération du dérèglement climatique, et à des aberrations qui heurtent en chacun de nous le sens d’une humanité partagée – par exemple les propos infâmes de Trump sur Gaza, il n’est pas inutile d’assumer un geste résolument à contre-courant, en essayant de penser une attitude qui s’oppose à la promotion de la certitude en prétexte universel de toutes les infamies.Pour sauver le futur, attendre
Face aux prétentions d’ingérence des entreprises de la tech, la tendance peut être d’envisager des oppositions d’ordre institutionnelles. Ainsi, Zuboff oppose-t-elle à « l’utopie de la certitude » le parti suivant :
Nous choisissons la faillibilité des promesses partagées et de la résolution des problèmes, plutôt que la tyrannie particulière imposée par un pouvoir ou par un plan dominant, parce que c’est le prix que nous payons pour la liberté de vouloir – pierre sur laquelle est bâti notre droit au temps futur. En l’absence de cette liberté, le futur s’effondre en un présent infini de pur comportement, dans lequel il ne peut y avoir ni sujet, ni projet, mais seulement des objets.
Zuboff attend du droit qu’il garantisse le maintien d’un futur pour chacun d’entre nous. Dans un élan nostalgique qui lui a été souvent reproché [10], elle prône le retour à une organisation sociale, politique et économique dans laquelle capitalisme et démocratie étaient compatibles.
Dans son livre récemment traduit en français, dans lequel il annonce la fin du capitalisme au profit du techno-féodalisme, c’est aussi en termes de réforme institutionnelle et de mobilisation citoyenne que Yanis Varoufakis envisage la résistance. Or le marxisme libertaire dont il se réclame, qui promeut une commune propriété des moyens de production, inscrit les existences dans le cadre d’un univers techonologisé [11], qui ne remet pas en cause l’omniprésence des outils technologiques, mais seulement l’excès de pouvoir qu’ils fournissent à leurs détenteurs, les super-riches partons de l’économie de la tech. Comme s’il y avait une incapacité à se demander : ces outils nous servent-ils vraiment à quelque chose, ou gagnerions-nous à nous en passer ? Outre les enjeux écologiques que soulèvent la production et l’usage de ces outils technologiques – mais pouvons-nous encore parler d’outils, si ce sont eux qui nous utilisent ? – très gourmands en énergies [12], se pose la question du type d’existence dont nous voulons, et de la part que nous voulons y accorder à la technologie.
En guise de piste de résistance, pourrait être envisagée une ambition qui n’a pas pour modèle la référence à des valeurs phares de la philosophie politique et morale moderne, mais plutôt une exigence poétique, soucieuse du surgissement de la beauté et de la joie, et politique en un sens que ne suffit pas à épuiser le cadre institutionnel. En dernière instance, le scandale que représentent ces projets réside dans la conception mutilante de la vie qu’ils véhiculent, sur les plans inextricablement politique et existentiel, réduisant la croyance en la liberté à une défaillance de connaissance, réduisant la politique à une affaire de réglage des comportements. Face à cette représentation, on peut commencer par opposer un geste dérisoire, affirmer une haute idée de la vie et de son déploiement temporel, qui passe par l’adoption d’une modalité existentielle apparemment modeste, celle de l’attente.
Les outils du consumérisme, en même temps qu’ils favorisent l’évacuation de l’attente et rendent, comme contrecoup de leur promotion de l’immédiateté, toute attente de plus en plus insupportable, contribuent à la représenter comme une expérience passive, frustrante, expérience de l’insupportable immaîtrise de ce qui peut arriver. L’attente n’est qu’un temps vide qu’on aimerait voir tué. Mais on peut opposer à cette vision réductrice une conception active de l’attente, selon laquelle attendre, c’est ne pas se résigner à l’insuffisance du présent et assumer l’aspiration à une réalité autre. Selon laquelle attendre, c’est par définition ne pas admettre que le temps de la vie puisse se résumer à la réitération à l’envi d’un « maintenant, maintenant, maintenant ».
Attendre, c’est peut-être sauver le futur.
La saveur du hasard
L’attente est un état de latence, habité si ce n’est par la certitude du moins par l’espoir d’un événement futur. Attendre, c’est être exposé à une situation inconfortable, mais aussi accorder du crédit à l’aspiration à autre chose qui n’est pas encore là, quelle que soit cette autre chose. À cet égard, l’attente apparaît comme une disposition où se mêlent lucidité et espoir, comme la préparation tendue vers le but escompté. Autrement dit, il s’agit de faire place au hasard.
Or la promotion de la certitude au moyen de l’omniscience tend à évacuer cette dimension de l’existence qui est ferment d’inquiétude, parfois d’injustice, mais qui est aussi au cœur des plus grandes joies. Le hasard est l’acmé de la contingence de ce qui a lieu. Et lorsque ce qui a lieu est heureux, au sens large que peut recouvrir cet adjectif, la joie que cet avènement procure est augmentée par la conscience vertigineuse que cela aurait tout aussi bien pu ne pas être. Ainsi de la joie qui accompagne le fait de penser d’un être, d’un lieu que l’on aime : nous aurions tout aussi bien pu ne jamais nous rencontrer ; rien ne me destinait à être à cet endroit ce jour-là , et que j’y sois changea tout. De songer : que ma vie soit ce qu’elle est, cela aura tenu à si peu de choses, à des facteurs qui ne dépendaient pas de moi, et au hasard.
À y regarder de près, et lucidement, force est de constater que – ne serait-ce que d’un point de vue historique et sociologique – peu des facteurs déterminants de nos vies tiennent à notre libre-arbitre, à des décisions mûrement réfléchies et résolument accomplies. Lorsque nous invoquons le hasard, ce n’est pourtant le plus souvent que pour savourer dans un frisson la perspective que ce qu’il y a d’heureux aurait pu ne pas être. Il renvoie à une rencontre si réussie qu’elle donne l’illusion de la nécessité. Cette sensation, c’est ce que André Breton, dans un texte hommage à sa rencontre avec l’artiste Jacqueline Lamba, L’amour fou (1937), nomme « hasard objectif », ou encore ce qu’il circonscrit dans le motif de la « trouvaille » : la joie d’avoir trouvé ce que l’on ne savait pas chercher, ou chercher sous cette forme.
Dans ce texte, Breton postule la possibilité fortuite d’une profonde entente avec le monde, d’une clarté dans la lecture des signes qu’il recèle. Il y avance que dans l’exploration, qu’elle soit géographique, scientifique, artistique ou amoureuse, la découverte se fait toujours à l’improviste et par hasard ; elle est irréductible au travail progressif et à l’effort consciencieux et se donne à voir en « un éclair unique ». Or elle suppose une disposition particulière, celle de l’attente. Il écrit :
Aujourd’hui encore je n’attends rien que de ma seule disponibilité, que de cette soif d’errer à la rencontre de tout, dont je m’assure qu’elle me maintient en communication mystérieuse avec les autres êtres disponibles, comme si nous étions appelés à nous réunir soudain. J’aimerais que ma vie ne laissât après elle d’autre murmure que celui d’une chanson de guetteur, d’une chanson pour tromper l’attente. Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique [13].
Définis en ce sens, attendre et être disponible ne reviennent pas à se laisser aller à la passivité, mais à faire le guet, c’est-à-dire à être à l’affût des signes. Cependant si l’attente est propice à ce que l’événement soit perçu et que l’on puisse y prendre part, elle n’implique nulle nécessité. En définitive, comme l’indique la fin du texte, l’essentiel n’est d’ailleurs pas que l’événement ait lieu, mais qu’on l’ait attendu. Ainsi l’attente, qu’elle soit ou non dotée d’objet, que cet objet la satisfasse ou pas, est souhaitée pour elle-même. Ici, elle est érigée en valeur suprême d’une éthique de vie.
Breton considère qu’assumer de faire l’épreuve du temps, de la lourdeur de son passage, est condition d’événement. Attendre c’est ainsi mêler patience et attention ; se placer dans cette disposition plutôt que de fuir le temps dans le divertissement offre l’opportunité d’assister à l’événement et d’y participer. En ce sens se dessine une conception politique de l’attente.
L’ennui au seuil des grandes actions
Dans le contexte moderne, l’attente renvoie, tout comme l’ennui, à une expérience désagréable, où pèsent les poids de l’incertitude, du manque et de la passivité. Le temps d’attente est le plus souvent décrit et éprouvé comme entraînant une perte de temps ; il suscite de l’impatience, parfois une certaine nervosité ; il est un temps mort qu’on s’efforce de combler. Du même coup, il est le lieu propice à un ennui dont on se passerait volontiers. En ce début de xxie siècle, la consultation compulsive de nos appareils vise à dissiper l’ennui près d’advenir dès qu’une attente s’impose. Du même coup, parce que nous prenons l’habitude de les utiliser dans ce but, elle est un facteur d’intolérance grandissante à l’ennui. Mais outre le rapport moderne à l’attente, qui s’inscrit dans un contexte général soumis à l’impératif de faire de son temps une donnée rentable, l’attente est un état essentiellement inconfortable. Même heureuse, elle place le sujet dans une position de fragilité, où il est exposé à l’incertitude. Tant que l’on attend, il se pourrait toujours que rien n’arrive, ou que rien n’arrive de ce que l’on attend, ou qu’arrive tout ce que l’on craignait précisément de voir arriver.
Dans son grand livre sur la modernité abordée au prisme de Paris au xixe siècle, Benjamin consacre une liasse à l’ennui et à l’éternel retour, où il lie attente et ennui :
Nous éprouvons de l’ennui lorsque nous ne savons pas ce que nous attendons. Si nous le savons ou croyons le savoir, ce n’est presque toujours rien d’autre que l’expression de notre médiocrité ou de la confusion de notre esprit. L’ennui est le seuil des grandes actions [14].
Selon Benjamin, l’ennui, ennemi juré de la promotion du divertissement, est propice aux grandes actions. L’ignorance qu’il recèle, ennemie jurée de l’idéologie de la certitude, loin d’être un frein à l’action, est garante de son déclenchement. Le motif du seuil est récurrent, dans la prose imagée et imprégnée de métaphores architecturales de Benjamin. Or qu’est-ce qu’un seuil ? C’est un non-lieu, point de bascule entre deux espaces hétérogènes, dehors et dedans, intérieur et extérieur, mais aussi certain et incertain, présent et futur. Le franchir revient à passer une limite au-delà de laquelle de nouvelles conditions s’instaurent.
Ainsi se dégage, dans la pensée de Benjamin, une conception originale de l’action. Car penser l’ennui comme seuil des grandes actions, cela revient à considérer que l’action se nourrit de la latence et de l’ignorance. L’inaction et l’indétermination à l’œuvre dans l’attente ennuyée sont considérées comme des conditions nécessaires à l’accomplissement de grandes actions, ce qui revient à envisager l’action moins comme le résultat d’un processus progressif, conséquence d’une évolution qui accumule petit à petit ses propres conditions, que comme un événement qui tranche radicalement avec ce qui a eu lieu auparavant. L’ennui de l’attente n’est donc pas le corrélat d’accomplissements permis par un progrès, mais il procède du jaillissement à l’improviste de l’événement, comme modification radicale du cours de l’histoire, individuelle ou collective. Du même coup, cet ennui accompagne une attente fragile : il ne sait pas ce qui arrivera, si cela arrivera, quand cela arrivera. Mais cette intranquillité est plus féconde que la tranquillité fallacieuse attachée à la croyance au progrès, dont le technosolutionnisme ou la confiance aveugle dans le bien-fondé des institutions de la démocratie représentative sont aujourd’hui les avatars.
L’intérêt de Benjamin pour le Paris du xixe siècle tenait à l’imprévisibilité de son développement économique, social et politique. Dans le contexte de bouleversement du régime de production économique, du rapport au temps, de l’expérience de la ville, Paris était alors une ville où se déployaient avec vitalité des oppositions politiques insurrectionnelles et révolutionnaires. Ainsi l’ennui moderne diagnostiqué par de nombreux acteurs politiques et littéraires de l’époque est-il interprété par Benjamin comme l’indice de « grandes actions » politiques à venir. Dans ce cadre, un personnage le fascine particulièrement, qui érige l’inconnu futur en doctrine révolutionnaire. Loin d’affirmer que l’objet de l’attente pourrait être défini à l’avance ou planifié, comme le défendent les tenants de la doctrine scientifique du marxisme. Dans la liasse a, consacrée au « Mouvement social », il préfère citer Blanqui :
Doctrine de Blanqui : « Non ! Personne ne sait ni ne détient le secret de l’avenir. À peine des pressentiments, des échappées de vue, un coup d’œil fugitif et vague, sont-ils possibles au plus clairvoyant. La Révolution seule, en déblayant le terrain, éclaircira l’horizon, lèvera peu à peu les voiles, ouvrira les routes ou plutôt les sentiers multiples qui conduisent vers l’ordre nouveau. Ceux qui prétendent avoir, dans leur poche, le plan complet de cette terre inconnue, ceux-là sont des insensés ». [15]
Blanqui fait valoir une dimension irréductiblement imprévisible de l’action révolutionnaire, en même temps que la nécessité de l’entreprendre. À sa suite, la conception benjaminienne de l’action s’ancre dans la perspective de l’imprévisibilité de l’action des individus et des groupes sociaux. Ainsi le fait que l’objet de l’attente soit inconnu n’est pas un argument contre l’action, mais le révélateur de la juste compréhension de ce en quoi il consiste. Il faut franchir le seuil avant d’établir le plan, parce qu’il n’existe rien de tel qu’un plan du déroulement historique. Dans la conception d’une affinité de l’ennui et de l’attente comme condition de l’action, se dessinent donc les traits d’une éthique révolutionnaire qui allie au rejet de la pusillanimité l’éloge d’une certaine patience. Du point de vue de l’action individuelle, cette conception vaut aussi : qui conditionnerait toute action à la connaissance exacte de son plan d’accomplissement exclurait toute intervention imprévisible et risquerait par là-même de se condamner à l’inaction. En somme, le futur peut être sauvé dans la mesure où il reste imprévisible, la politique peut être sauvée dans la mesure où, incertaine, elle demeure toujours à faire.
« Pessimisme sur toute la ligne »
Au sens bretonien, attendre revient à guetter, à se tenir prêt à participer à ce qui se présente ; l’attente est préparation de l’action, ce qui rejoint la conception positive de l’ennui chez Benjamin comme seuil des grandes actions. Breton comme Benjamin conjuguent donc un éloge de l’attente à une pensée de l’impromptu. Cependant tandis que pour Breton l’attente est pensée essentiellement comme une opportunité de communion, chez Benjamin, la conception de l’imprévisibilité de l’événement est imprégnée d’un certain pessimisme : à l’improviste peuvent avoir lieu des événements qui aggravent encore le cours actuel du monde.
L’attente pourrait donc s’appuyer sur un mot d’ordre, que l’on peut établir en revenant à une formulation surréaliste, que l’on attribue parfois à Benjamin : celle selon laquelle il faudrait « organiser le pessimisme ».
La formule, reprise par Benjamin dans un article consacré au surréalisme, vient en fait d’un texte de Pierre Naville de 1927 [16], Mieux et moins bien, qui fait du « désespoir des pessimistes » face aux « nullités et déconvenues d’une époque de compromis » l’indice d’une vitalité de désir. Pessimisme ne signifie pas alors se résoudre à l’existence comme elle est, à la société comme elle s’impose. Pessimisme signifie : partout où c’est possible, lucides, entretenir les liens propices au hasard, gagner en autonomie, partager, se laisser surprendre. C’est cette disposition qui permet de rendre dès aujourd’hui nos vies vivables, et qui conditionne la possibilité, le moment venu, et en préparation de celui-ci, d’une alliance de nos forces. Pour qu’adviennent des existences où puissent survenir les hasards.
G. Nera