Il y a des textes comme ça qui réussissent le tour de force de vous agacer alors même que vous les appréhendiez avec sympathie et qu’ils abordent un sujet qui est loin d’être votre cheval de bataille.
Dans Regarder un animal mourir, Louise Chennevière, qui ne consomme plus de viande depuis dix ans, relate l’expérience transformatrice qu’elle a vécue en assistant pour la première fois à une corrida, « l’une des plus belles choses qu’[elle ait] vu de [sa] vie ». L’histoire avait de quoi intriguer, d’autant que le chapô annonçait qu’elle bouleverserait nos repères quant à la cruauté, les animaux et la mort. Alors que s’est-il mal passé ?
Probablement la prétention : trop grande par rapport à ce qu’une telle origine pouvait endosser. Cela aurait pu rester le récit d’un paradoxe, d’une déstabilisation personnelle, qui comme tout témoignage bien ficelé aurait livré de lui-même ses enseignements, révélé sa portée générale – que nul d’entre nous n’est un bloc de cohérence où élans sensibles et réflexifs se mêlent harmonieusement, que certaines manifestations collectives, parfois à notre insu, nous happent irrésistiblement, que chacun semble voué à adhérer à une forme de kitsch, pour reprendre la terminologie de Kundera. Ça ou autre chose. Mais visiblement l’autrice avait des ambitions plus audacieuses : rebattre les cartes d’un vieux débat à partir de cette expérience isolée, « radicalement située », qui l’a conduite à une intuition dont elle postule qu’elle recèle « un morceau de juste ».
Cette passion imprévisible pour la corrida, il ne suffisait donc pas d’en rendre compte, il allait falloir lui trouver des raisons, la justifier. Et c’est cette entreprise de justification mal assumée, avec son lot de mauvaise foi, de remontrances et de naïveté bravache, qui se prend les pieds dans le tapis.
Il est vrai que sans cet attirail justificatif, la réalité serait plus difficilement supportable : ne pas manger de viande pendant une décennie, percevoir les animaux comme des « êtres qui sentent, qui craignent, qui aiment, qui souffrent », pour se trouver soudain subjuguée devant le spectacle du meurtre de six des leurs, c’est un grand écart qu’il est tentant de dissiper sous un éventail de bons arguments. Ce n’est ainsi pas étonnant qu’une obsession traverse l’ensemble de l’article : la corrida, ce n’est peut-être pas extraordinaire, mais ça reste bien moins pire que l’industrie de la viande et ses abattoirs. Et l’on comprend vite que les véritables adversaires de l’autrice, peut-être parce qu’ils la renvoient, comme un miroir inversé, à sa propre duplicité, ne sont ni les végétariens anti-corrida, trop ennuyeux de cohérence pour mériter d’être mentionnés, ni les viandards décomplexés qui boulotent leur sandwich merguez entre deux mises à mort bien faites, mais ces êtres sinon hypocrites, du moins inconséquents, qui tout en continuant à manger de la viande ont l’outrecuidance d’exprimer leur répulsion devant la mise en scène de la torture mortelle d’un animal.
Le procédé n’est pas fin, on y reconnaît cette posture polémique à laquelle une foule de débats télévisés nous a acclimaté : pourquoi s’embêter à faire avancer une forme de compréhension quand on peut pointer les travers d’un ennemi fantasmé. Et si effectivement, par bien des aspects, on pourrait arguer qu’à choisir entre l’industrie de la viande et la corrida, cette dernière n’est sans doute « pas pire », l’autrice elle-même semble sentir que ça ne suffit pas, que la question est éludée, que son nouvel engouement va devoir être défendu par ses propres moyens.
Alors rapidement, passées quelques mises en garde sur le caractère « passéiste et réactionnaire » des discours pro-corrida, c’est leur exacte rhétorique qu’elle reprend à son compte, avec une absence de distance et un aveuglement déroutants. Dans ce florilège, rien ne nous est épargné : la corrida est une relation d’échange « avec » le taureau, la bête est regardée avec attention, pour elle-même, elle n’est pas réduite à une chose ni à un bout de viande, elle sort de l’anonymat. L’humain n’est pas au-dessus de l’animal, pour preuve il prend des risques, il peut mourir, « ce n’est pas rien ». Les toreros se souviennent des taureaux qu’ils ont tués, qui restent « gravés précisément dans leur mémoire, dont ils n’oublient pas le regard ». Et le lyrisme d’atteindre son apogée à l’évocation d’une scène précise : « Après lui avoir asséné le dernier coup, Léa Vicens a sauté de son cheval pour témoigner de la mort de ce taureau, elle a posé un genou à terre, l’a regardé droit dans les yeux, et lui a lancé un baiser. Et je me demande, combien ont déjà regardé dans les yeux une bête mourir ? » (c’est d’ailleurs la participation à la corrida d’une torera femme qui a convaincu l’autrice, selon une boussole féministe qu’on ne cherchera pas à lui emprunter, de franchir le pas).
Visiblement le romantisme de la mise en scène a bien pris, une adepte est née – elle ira voir dès cet été, annonce-t-elle, d’autres corridas. Mais ces petites magouilles de la conscience avec elle-même se voient, et ce n’est pas en détournant l’attention vers l’industrie de la chair animale qu’elles se volatiliseront par magie. Il suffit de reprendre les propres prédicats de l’autrice – les animaux sont des êtres sensibles, qui aiment, ont peur, mal, envie de vivre – pour voir à quel point des arguments comme l’attention portée à la bête ou le courage du torero ne font pas le poids. Un être sensible ne cesse pas subitement de l’être quand notre romantisme d’humain s’abat sur lui.
Dans d’autres contextes, l’abjection de ce type de raisonnement nous saute pourtant aux yeux : l’enrobage romantique dont se prévaudrait un conjoint violent, quand bien même il serait sincère (mon amour démesuré pour elle m’a fait perdre les pédales) n’atténue pas les souffrances de sa compagne.
Le problème n’est pas de se découvrir un attrait insoupçonné pour un phénomène dont tout semblerait nous détourner. Ce qui est fâcheux c’est de se défausser lorsqu’il s’agit d’assumer ce que l’on est en train de faire. Quand on a un discours du reste aussi tranché sur la condition animale (l’autrice va jusqu’à se dire heurtée que ses amis n’aient pas pleuré comme elle devant des lapins en cage dans une exposition agricole, ce qu’elle attribue à « leur manque d’empathie à [leur] égard »), on ne peut oublier opportunément, sous prétexte que le spectacle « nous fait sentir soudain très vivante », qu’on assiste au meurtre d’une bête à travers un cérémonial fait par les humains pour les humains, auquel cette dernière n’a jamais consenti.
Que notre civilisation essaie de s’offrir une innocence à travers le mythe d’une tragédie et l’esthétisation de son rituel de mise à mort, ce n’est pas une première ; on devrait pouvoir y être réceptif sans en être dupe. Car ce sont bien des kilos de symboles, d’apparats, de règles hautement codifiées et tout un vernis de valeurs qui sont nécessaires pour ne pas voir ce qui est en train de se passer : le spectacle d’un jeu à notre entière destination où un animal qui n’a rien demandé, sur qui l’envoûtement du symbole est sans effet, se retrouve instrumentalisé pour notre envie de nous sentir exister.
C’est là que se révèlent aussi les limites du « je » quand il pense se suffire à lui-même pour toute analyse, comme si se renseigner sur ce dont on parle risquait de polluer la vérité originelle de l’expérience. Car, au fond, que ce texte nous propose-t-il de plus qu’un aperçu des goûts et dégoûts de son autrice ?
Que la vue d’un cochon tué dans une ferme lui coupe l’appétit, quand celle d’un taureau joliment exécuté devant une foule attentive l’émerveille.
Qu’elle n’aime pas les stades de foot et « la ferveur mauvaise et chauvine des supporters » (dans vos dents les footeux, c’est gratuit), quand l’ambiance des arènes sied mieux à son humeur, notamment parce que les signes du capital y sont moins voyants (c’est vite oublier les nombreux travers de l’industrie tauromachique et l’histoire de son essor dans la seconde moitié du XXe siècle).
Que quand on instrumentalise un animal pour se nourrir c’est mal, alors que quand on le fait pour se donner un frisson à travers une belle mise en scène tragique ça passe.
Qu’une mort anonyme dans un abattoir (entendez : sans un humain pour en témoigner) c’est très grave, alors que quand l’humain qui inflige le coup de grâce vous regarde droit dans les yeux tout est pardonné.
En fin de texte l’autrice nous enjoint, comme elle, à « regarder un animal mourir ». Alors soyons précis sur les termes. Lorsqu’un pigeon percute une vitre et qu’une fois à terre il rend son dernier souffle sous nos yeux, on voit un animal mourir. Lorsqu’une Duras très âgée, dans un entretien, décrit la longue agonie d’une mouche, ce qu’elle a contemplé, c’est bien un animal mourir. Lorsqu’on assiste à la perforation d’un taureau par un homme ou une femme armée afin de provoquer une hémorragie interne qui lui sera fatale, précédée d’un ensemble de piques pour l’exciter et l’affaiblir, ce que l’on regarde véritablement, c’est un animal se faire tuer. Omettre l’agentivité meurtrière de l’humain, c’est sans doute commode pour apprécier la « beauté » de la scène mais ce n’est pas très honnête.
Ce texte résolument autocentré aura-t-il « bouleversé nos repères quant à la cruauté, les animaux et la mort » ? On en doute, mais il aura au moins révélé à quel point ce besoin de nous laver de toute culpabilité est coriace, quitte au passage à pointer un doigt accusateur sur les autres.
À l’autrice on souhaiterait donc dire : vous vous êtes sentie vivante en regardant un animal mourir et vous avez envie d’y retourner. C’est ainsi. Personne ne vous en veut. Il s’agit simplement de ne pas faire de nous les complices des arrangements que vous passez avec vous-même.