Les enquêteurs avancent dans un contexte délicat : « On joue contre un adversaire dont on ne connaît pas les cibles » (Nice-matin)
Avant d’accuser « l’ombre de l’ultragauche » (Le parisien), « des anarchistes autoproclamés » (Libé) ou « des terroristes » (Le figaro), On a d’abord cru à un simple accident. Coupure massive, panne, black-out. En tout cas c’était un événement.
« Feu tricolores éteints, les projections du Festival du film en partie à l’arrêt... A la Pointe Croisette, certains riverains ont dû escalader le portail de leur résidence pour sortir de chez eux. » (Nice-matin), « Une ville coupée du monde, en suspens. Plus d’accès aux réseaux internet ou de téléphonie mobile. De nombreux magasins fermés, en attendant le rétablissement de l’électricité » (Sud-ouest), « Dans les rues, les magasins ferment tous en même temps, à peine ouverts. Impossible de faire une carte bleue. Les machines à café s’arrêtent net aussi. » (Le parisien).
Un événement qui rappelle le black-out en Espagne et les incendies géants qui ont ravagés une partie d’Hollywood. Sauf que cette fois, ce n’est pas un simple accident. C’est un geste. Cannes à cette période de l’année regorge de journalistes en goguette, décrivant presque avec poésie ce geste, l’interruption du cours des choses. Les journalistes de Libé osent même « jubiler ».
« Dans les rues de Cannes les heures suivantes, flottait une certaine étrangeté. Magasins ouverts mais plongés dans le noir, armadas de commerçants désœuvrés et l’air hagard, rumeurs dans tous les sens. Cannois et festivaliers main dans la main, grattant dans les tréfonds de leurs portefeuilles pour y retrouver la trace de la moindre petite pièce leur permettant d’acheter, qui sa botte de radis, qui ses tongs pour la plage. Malgré la jubilation de voir la société de consommation ainsi suspendue, les envoyés spéciaux de Libé ont eu quelques sueurs froides, à quelques heures de la cérémonie de clôture. » (Libé)
Mais la récréation est de courte durée, très vite les articles reprennent le ton préfectoral et tentent de réduire ces gestes à un acte « malveillant ».
« Damien Savarzeix, le procureur de la République de Grasse, a rapidement partagé son avis sur cette mésaventure. Selon lui, le fait que trois des quatre piliers d’un pylône de la ligne à haute tension alimentant la ville de Cannes ’ont été sciés’ est la preuve d’un ’acte malveillant’. Et si l’électricité a été retrouvée aux alentours de 16 h 45, cet après-midi, une enquête a tout de même été ouverte afin d’identifier mais aussi ’rechercher, interpeller et mettre à disposition de la justice les auteurs de ces actes’. » (programme tv)
Pourtant, avec Agamben qui reprend Deleuze, on pourrait qualifier ces actes qui « visait non seulement à perturber le festival, mais aussi à priver de courant les centres de recherche et les usines de Thales Alenia Space, ses dizaines de sous-traitants, les start-up de la French Tech qui s’imaginent à l’abri, l’aéroport et tous les autres établissements industriels, militaires et technologiques de la zone. » (texte de revendication) comme des actes de résistance et de création. « Qu’est ce que l’acte de création ? Résistance à la mort, avant toute chose, mais résistance aussi au paradigme de l’information à travers lequel le pouvoir s’exerce ». (Agamben, création et anarchie)
Des actes plutôt bienveillants donc. Gestes de création que le cinéma appelle. Avec Agamben encore dans la revue trafic en 1991 : « I. Dès la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie occidentale avait définitivement perdu ses gestes. II. Dans le cinéma, une société qui a perdu ses gestes cherche à se réapproprier ce qu’elle a perdu, et en consigne en même temps la perte. III. Le cinéma a pour élément le geste et non l’image. III. Ayant pour centre le geste et non l’image, le cinéma appartient essentiellement à l’ordre éthique et politique (et non pas simplement à l’ordre esthétique). »
Qu’est ce que ces actes autorisent ?
D’abord de montrer là où se situe le pouvoir. « La puissance est une suspension de l’acte. En politique il s’agit d’un fait bien connu, et il existe même une figure, qui est celle du provocateur, dont la tâche est précisément d’obliger celui qui a le pouvoir à l’exercer, à le mettre en acte. » (Agamben, création et anarchie)
« Un festival qui doit improviser. Mais pas question d’annuler le bouquet final : à Cannes, on le sait, le glamour est plus fort que la panne. » (Public) « De fait, le palais est devenu une bulle où se massent ceux qui doivent encore travailler. » (Télérama). La ville et la région sans électricité, le palais alimenté par trois groupes électrogènes pour continuer, le festival apparaît pour ce qu’il est : une forteresse coupée du monde. Comme l’Europe « au bord d’une mer devenue cimetière de réfugié.es », comme « la République française grandiloquente défenseuse des valeurs du Progrès sur la scène internationale, mais surtout deuxième exportatrice d’armes dans le monde […] qui sème la mort, du Yémen à Gaza, de l’Ukraine au Sahel. » Comme « les oppresseurs aux milles masques qui transforment les corps en objets, et qui défendent la culture du viol » (texte de revendication)
Puis de relier les films au réel. « un certain nombre de journalistes ont été surpris par l’interruption de leur séance, notamment lors de la projection de Sirat, où une jeune femme venait d’exploser sur l’écran quand il est devenu tout noir. Le film parle de la fin du monde et pendant ces quelques heures d’absence de courant, nous avons eu l’impression effectivement d’être dans une ville qui vivait l’apocalypse… » (Le figaro)
Donc un geste à reprendre. Couper. Geste essentiel du cinéma. Le coupez du tournage comme le suggère le texte de revendication, mais aussi le geste du montage.
« ET… COUPEZ ! La promotion du monde de substitution que vous fabriquez, avec vos séries et vos films, qui veut nous faire oublier la planète réelle, pourrie d’usines, d’autoroutes, de béton et de mines.
ET… COUPEZ ! Le courant de vos industries militaires-technologiques. » (texte de revendication)
ET … COUPEZ ! les prétentions politique de Juliette Binoche ou de Catherine Deneuve. Couper la bien-pensance et l’engagement qui ne coutent rien. Couper le « Festival de Cannes très politique mais sans éclat ». A côté des sabotages, la dénonciation et les signatures passent pour ce qu’elles sont : des engagements sans gestes, de la bien-pensance. Le monde va si mal. « Qui dénonce s’exempt » (le Comité Invisible). Et les journalistes de Libé ne sont pas les seuls à avoir dû jubilés.
Même si pour France info comme pour la Pref’, « la piste anarchiste se dessine » les bandes de saboteurs peuvent se cacher partout jusqu’en haut des marches. D’ailleurs à part des stars qui perdrait son temps à aller sur la côte d’azur ? Derrière « les 2 bandes d’anarchistes » se cachent peut-être « Les comédiens Robert de Niro, Pedro Pascal et le cinéaste Wes Anderson qui ont pris position frontalement contre la politique du locataire de la Maison-Blanche. » (Sud-ouest) ou « Pedro Almodovar, Adèle Exarchopoulos, David Cronenberg, Richard Gere qui figurent parmi les signataires de ce texte condamnant un ’génocide’ à Gaza. » ou François Civil et Joaquin Phoenix qui « condamnent ’l’horreur de Gaza’ et dénoncent le ’silence’ face à la guerre dans l’enclave palestinienne, privée d’aide humanitaire depuis deux mois. » (France info) A moins que comme le soupçonne Canal +, une des bandes anarchistes soit carrément le jury du festival « Salué par la critique, ce cru 2025 aura mêlé l’intime, le politique et l’expérimental avec une belle cohérence. Cannes, parfois accusé de regarder ailleurs, a cette fois tendu l’oreille – et levé le poing. » (Canal +)
Selon Canal +, cette édition 2025, sabotée, marque un tournant où « Cannes se reconnecte au tumulte du réel — et choisit de faire écho, plutôt que de s’en protéger. » Thierry Frémaux, le délégué général du festival, a aussi rappelé lundi avec justesse « que le festival est politique quand les artistes le sont. Et que si on ne voyait que des films d’amour, ce serait un festival de films d’amour. Mais les artistes vivent dans leur monde, dans leur pays ». Nous sommes tout à fait d’accord avec lui et considérons aussi qu’ils est normal qu’ils s’engagent en sabotant les infrastructures pour critiquer l’industrie de l’armement française, le patriarcat et le techno-capitalisme. « Ils sont dans leur rôle d’avoir un engagement, a assuré la ministre de la Culture, Rachida Dati, jugeant que ’la culture et la politique, ça va ensemble’. » (France info)
L’acteur Laurent Lafitte, maître des cérémonies du festival de cannes, à fait part de son questionnement « sur la façon dont les artistes peuvent s’engager sans paraître déconnectés ou donneurs de leçons. » La réponse vient d’être donner.
« Alors oui… Couper le courant à ce qui nous détruit !
Le sabotage est possible ! » (texte de revendication)
Les deux textes de revendications que le jury de Cannes n’a pas souhaiter authentifier, peuvent-être lu dans leur intégralité sur le site collaboratif Indymedia.