Phrase étonnante et qui avait stupéfié : Comment un lieu où l’on ne fait que passer devient-il un endroit de partage ? Et de quel partage peut-il s’agir entre « des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien » ? On peut dire que la balle n’a pas raté la cible. On ne sait si le Président avait délibérément voulu blesser des citoyens français. Que ses propos aient été l’expression d’une morgue de classe ne fait aucun doute. Mais ce qui sidère dans sa phrase, c’est cette franchise toute faite de culot et de naïveté et qui a cinglé au visage de toute une partie du pays, de ces gens nombreux, qui, sans se l’être jamais entendu dire, avaient bien le sentiment, et depuis longtemps, qu’ils comptaient pour peu, voire pour rien, dans un pays où le management et la logique d’entreprise prenaient le pas, une fois pour toutes, sur le peu qui restait de politique. Ceux qui n’étaient rien, c’était les pauvres de toutes sortes, ceux qui n’avaient jamais rien eu ou pas grand-chose, ceux qui faisaient les sales boulots, ceux qui avaient beaucoup perdu et trop tôt, très précisément leurs emplois, qui subsistaient à l’aide de minima sociaux et se voyaient sommés de prouver qu’ils cherchaient encore à se reclasser, et les autres qui s’accrochaient en subissant des formes de violence institutionnelle. D’autres par contre, qui pensaient avoir encore quelque chose, étaient victimes de méthodes de management brutales. Certains dont on aurait pu croire qu’ils s’étaient fait une situation rétrogradaient brutalement au rang de cadres placardisés. La population, à défaut de connaître une personne dans cette situation et qui se serait épanchée, en était régulièrement informée par les médias suite à des passages à l’acte suffisamment spectaculaires et nombreux pour qu’on ne puisse les ignorer. Des suicides sur le lieu de travail, des immolations par le feu devant des Pôles Emplois, des agressions de personnels administratifs impuissants à résoudre les problèmes de demandeurs en détresse. Toute une littérature s’était emparée du sujet, le cinéma aussi avait contribué à rendre sensibles les menées meurtrières de certains hauts-responsables de grandes entreprises et avait dénoncé par l’image et la mise-en-scène les processus de mise sous contrainte et de mise sous surveillance de personnes à jeter, puis de leur lente mais inéluctable invisibilisation. Je parle du passé, bien évidemment !
Comme on se retourne vers les grands texte du passé pour penser à nouveau frais la question des possibles, je constate que je suis souvent ramenée vers l’œuvre d’Elias Canetti riche en considérations et en concepts propres à éclairer les questions du pouvoir et de ses abus. Ce n’est pas pas hasard que ses textes s’imposent à moi et qu’ils me paraissent plus actuels que jamais.
C’est dans le contexte de 2017 que je viens d’évoquer que je m’étais remise à la lecture de « Masse et Puissance », mais également à celle de son œuvre autobiographique. Mais la phrase d’Emmanuel Macron me rappelait quelque chose qui m’avait paru aussi énigmatique qu’intéressant dans le commentaire que Canetti faisait du Woyzeck de Büchner. « Woyzeck », comme on dirait aujourd’hui, « d’après une histoire vraie ». C’est cela, un pauvre type, assez délirant, en proie à des accès de jalousie morbide et qui tue sa compagne qu’il accuse de l’avoir trompé. Büchner connaît particulièrement bien le fait divers.
Au tout début de « Jeux de regards », Elias Canetti raconte sa découverte de Büchner et de son « Woyzeck ». On connaît l’histoire de Woyzeck, pauvre être perdu dans l’existence, simple soldat pris en tenaille entre les injonctions et les jugements moraux d’un capitaine fou et la surveillance maniaque d’un médecin atteint de délire classificatoire et qui ne voit en lui qu’un cas à explorer, à exploiter. Humilié jusque dans le corps de sa propre compagne par un tambour-major qui s’arroge un droit de cuissage sur les femmes subalternes, c’est ici Marie, laquelle en a pris son parti. Chez elle, consentir à des avances n’est rien d’autre que se résigner à un état de sujétion, immémorial, hérité : « Ah ! Et puis bon ! Tout revient au même ». On sait que ce Woyzeck humilié, torturé, finira pour assassiner sa femme. De l’évocation d’un Woyzeck « qui court par le monde comme un rasoir grand ouvert , on se coupe à son contact », on passe assez vite à un Woyzeck se plaignant qu’« il y a comme un couteau qui (lui) passe entre les deux yeux » et l’intrigue file à grands pas vers l’achat du couteau, le couteau qui tuera Marie et que lui vante le marchand : « Il est bien effilé. C’est pour vous trancher la gorge ? Eh ben quoi ? Je vous le donne à bas prix, comme à un autre. ...Eh ben quoi ? Il aura une mort économique » [1]. Il y a de tout dans la pièce, en dehors des personnages mentionnés, un bonimenteur, un cheval, un barbier, un artisan, une grand-mère.
Récit de la grand-mère : « Il était une fois un pauvre enfant et il n’y avait pas de père et pas de mère, et il n’y avait plus personne au monde. Tout était mort et il s’en est allé et il a pleuré jour et nuit. Et comme il n’y avait plus personne sur la terre, il a voulu aller au ciel, et la lune l’a regardé si gentiment et quand il est enfin arrivé sur la lune, c’était un morceau de bois pourri et alors il est allé vers le soleil et quand il est arrivé sur le soleil, c’était un tournesol fané et quand il est arrivé sur les étoiles, c’étaient des petites mouches dorées piquées dans le ciel, comme fait la pie-grièche sur les épines du prunellier et quand il a voulu revenir sur la terre, la terre était un pot renversé, et il était tout seul et alors il s’est assis et il a pleuré et il encore assis là et il est tout seul. ».
La pièce de Büchner, peut-être inachevée, en tous cas non révisée par l’auteur mort trop tôt, est constituée de 27 tableaux. Elle doit sa beauté au caractère tout prosaïque d’une situation d’abus de pouvoir dans laquelle les personnages délirent leur situation. La prose du monde, du quotidien, sa trivialité se perdent dans les extravagances des personnages et dans le débordement verbal de Woyzeck, de sorte qu’on a un peu de mal à rapporter la souffrance de ce personnage à celle de beaucoup de nos contemporains qu’aucune forme d’expression suffisamment individuelle, folle et débordante, ne sauve de la plus grande platitude. Je suis bien consciente que j’oppose ici une œuvre théâtrale à la réalité telle que nous pouvons la percevoir [2]. Le cinéma, sauf exception, montre la souffrance de l’humilié, de l’invisibilité, en mode mineur. Ainsi dans le film de 2016 de Louis-Julien Petit,« Carole Mathieu », du personnage placardisé qui va tout droit vers le suicide, on n’entendra que ces pauvres mots : « Aujourd’hui personne ne m’a adressé un regard, personne ne m’a dit bonjour, même la stagiaire, j’ai pas envie de finir comme un fantôme ». C’est pourtant sur le terrain contemporain du pouvoir tel qu’il s’exerce abusivement que les diverses mises-en-scènes théâtrales ont été conçues. Aucune cependant n’ a méconnu les aspects de rêve et de fantasme et leurs dispositifs scéniques ont bien rendu compte de la tension existant entre le prosaïsme de l’intrigue et la polyphonie de la pièce, son inspiration sociale et son éclat visionnaire. En 1973, époque marquée par la politisation et les débats sur l’antipsychiatrie, Jean-Pierre Vincent insistait sur le lien entre aliénation sociale et aliénation psychique. En 1981 Matthias Langhoff situait la pièce de nos jours, elle était populaire, crue, arrosée de bière et de schnaps. En 1984 Jacques Lassalle montait la pièce avec de jeunes acteurs de l’école du T.N.S. Woyzeck y était représenté comme un paysan de la ville, appartenant aux « classes dangereuses ». En 1998 André Engel situait la pièce dans des lieux contemporains, des immeubles H.L.M. Les personnages y étaient montrés comme en état de surveillance. En 1999 Stéphane Braunschweig montrait Woyzeck comme « homme du quart-état, prophète bégayant, qui sait plus qu’il ne supporte. » Dominique Müller, adaptatrice pour André Engel en 1998 rappela le principe de Büchner : « Nous n’avons pas à nous demander si c’est beau ou laid, le sentiment d’avoir créé quelque chose de vivant est au-dessus de ces deux jugements ».
Beau ou laid, bien ou mal, ces choses sont, indubitablement. C’est sur la base de ce froid constat qu’Elias Canetti raconte sa découverte de Woyzeck et les leçons qu’il en tire. C’est au début de « Jeux de regards », comme je l’ai dit, que Caneti raconte la nuit où il découvre Büchner, lit sans discontinuer « Lenz » et « Wozzeck », court chez Veza, lui dit l’enthousiasme que la découverte du « Woyzeck » provoque en lui, découvre qu’elle connaît Büchner, qu’elle tient le livre dangereux bien caché dans son armoire. Elle ne connaît que trop « (sa) tendance à s’isoler, (son) admiration pour quiconque sortait des normes, (son) désir de rompre avec une humanité tenue pour méprisable : tout cela la préoccupait profondément ». Veza veut le protéger de lui-même :
« Je lui avais parlé des fantasmes de diverses personnes de ma connaissance... Je partais en guerre contre d’anciennes représentations littéraires de la folie et cherchais à lui prouver combien elles étaient fausses. (...) Il était temps de comprendre que la folie n’était pas une chose méprisable, mais un phénomène riche en corrélations et significations particulières, différentes dans chaque cas. (…) Les visions d’apocalypse que j’avais alignées jusqu’alors étaient encore influencées par Karl Kraus. Tout ce qui arrivait – et il arrivait toujours le pire – se produisait sans causes ni interférences. C’était perçu et dénoncé d’un point de vue d’écrivain. Dénoncé de l’extérieur par l’homme même qui écrivait. C’est lui qui faisait claquer sur toutes ces visions d’apocalypse son fouet vengeur. Cette tâche ne lui laissait aucun repos, il passait à côté de tout et ne s’arrêtait que là où il y avait à fustiger, et aussitôt que le châtiment était exécuté, son fouet l’entraînait plus loin. Ce n’était au fond qu’une répétition perpétuelle, à leur mesure, et celui qui avait mesuré leur taille était toujours le même : l’écrivain au fouet.« Woyzeck » me révéla une chose que je ne réussis à définir que plus tard, quand je lui donnai le nom d’autodénonciation . Les personnages qui vous impressionnaient le plus (en dehors du protagoniste) se présentaient eux-mêmes. Le Docteur ou le Tambour-Major frappent autour d’eux. Ils agressent, mais chacun de manière si différente qu’on hésite à leur appliquer uniformément ce mot. C’est pourtant bien une agression, car Woyzeck la subit en tant que telle. Leurs propos, si distincts soient-ils sont identiquement dirigés contre lui et s’ils ont des conséquences si désastreuses, c’est que celui qui les prononce s’y exprime entièrement lui-même : le méchant coup qu’il vous porte, et qu’on n’oubliera jamais plus, vous le ferait reconnaître toujours et partout.
Les personnages se présentent aux-mêmes. Ils ne sont poussés devant nous par le fouet de personne. Il s’exposent le plus naturellement du monde eux-mêmes au pilori, et cela tient plus de la parade que du châtiment. Quoi qu’ils puissent être, ils sont, antérieurement à toute sentence morale prononcée contre eux. Certes on ne peut penser à eux sans répulsion, mais elle est mêlée de complaisance parce qu’ils s’affichent sans se douter de l’horreur qu’ils inspirent. Il y a une certaine innocence dans l’auto-dénonciation : aucun filet juridique ne leur est encore tendu, le moment peut attendre où il s’abattra sur eux, si tant est qu’il vienne, mais aucun réquisitoire, même du plus féroce des auteurs satiriques, ne serait aussi révélateur que l’auto-dénonciation, car elle inclut aussi l’espace où se meut un être humain, son rythme, sa peur, son souffle.
Le Capitaine, le Docteur, le tonitruant Tambour-Major comparaissent pour ainsi dire spontanément. Personne ne leur a prêté sa voix : ils s’affirment et s’abattent de tout leur moi sur une même et seule victime, Woyzeck, et tirent de là leur existence. Il leur sert à tous, il est leur centre. Ils ne subsisteraient pas sans lui, mais cela lui-même l’ignore autant qu’eux, on dirait pour un peu que son innocence contamine ses tortionnaires. Ils ne peuvent être autre chose que ce qu’ils sont, il est de l’essence même de l’auto-dénonciation d’engendrer ce sentiment. La force de ces personnages, comme de tout personnage, est leur innocence. Doit-on haïr le Capitaine, le Docteur parce qu’ils pourraient, s’ils le voulaient bien, être autre chose ? Doit-on espérer leur conversion ?
Il existe cependant une tout autre attitude qui s’attache non pas à Dieu mais aux créatures, qui les défend contre lui et qui va peut-être jusqu’à faire totalement abstraction de lui pour ne plus tenir compte que d’elles. Même si elle les préférerait différentes, elle reconnaît leur immutabilité. Ni la haine ni les châtiments n’ont d’emprise sur les hommes. En se montrant tels qu’ils sont, ils s’accusent, mais c’est leur accusation à eux, non celle d’un autre. La justice de l’auteur ne peut consister à les damner. Il peut imaginer celui qui sera leur victime et montrer sur lui comme des empreintes digitales la trace de leurs coups. Le monde est peuplé de telles victimes, mais il semble très difficile de faire de l’une d’elles un personnage et de le faire parler de telle manière que ces traces de coups restent reconnaissables et qu’elles ne s’atténuent pas en accusations. Woyzeck est ce personnage, et l’on assiste, dans le temps même où il s’accomplit, au mal qui lui est fait et il n’y a pas à ajouter un seul mot d’accusation. L’auto-dénonciation l’a marqué de façon bien lisible. Ceux qui se sont abattus sur lui sont tous là et lorsque c’en est fini de lui, eux continuent de vivre. Le fragment ne montre pas le comment de sa fin, mais ce qu’il fait : son auto-dénonciation à lui après celle des autres. »
Je ne sais si les lecteurs entendront les mots de Canetti commentant Büchner comme je les entends. J’ai commencé le texte en évoquant la morgue, le culot et la naïveté de la déclaration d’Emmanuel Macron. On a bien vu que les événements de 2018 avaient trouvé leur dynamique dans cette humiliation subie bien plus profondément que les politiques ne pouvaient se l’imaginer. Ce concept d’« auto-dénonciation » (Selbstanprangerung), de « mise de soi-même au pilori », comment ne pas y songer depuis que quelques grands dirigeants disent, benoîtement, et comme innocemment, ce qu’ils visent, veulent, vont faire ? Les expressions enfantines, infantiles d’un Donald Trump, roublard et imbécile incarné, qui ne parle que business, d’un Poutine au teint jaune en 2022, la main tremblante, et que nous voyons ragaillardi, fringant en gardien de la forteresse assiégée. Il faut avoir vu Netanyahu aux côtés de Trump en début d’année quand ce dernier énonce le programme pour Israël face à Gaza et que le mot « Riviera » est prononcé. Le Premier Ministre israélien vit à ce moment-là un épisode de ravissement comme on n’en a jamais vu et l’on voit tomber sur son visage comme un masque d’enfance. Tous se dénoncent au sens canettien. Nul besoin de commentateurs, ni de satiristes, ni de caricaturistes. Tout est là. Quand la brutalité va bras-dessus, bras-dessous avec la candeur !
En 1982, le psychanalyste Roger Gentis, dans un article sur Canetti [3] s’arrête lui aussi sur la notion d’auto-dénonciation, je cite : « Les personnages de Büchner viennent innocemment se livrer à une espèce d’auto-dénonciation, ils font le mal sans penser à mal en se montrant simplement comme ils sont. Il y a là, si je comprends bien Canetti, une candeur animale, édenique, qui devait être celle des hommes, avant que le filet des lois ne s’abatte sur eux ».
Je traduis donc « édenique » : un état de nudité, une absence de savoir de ce que sont le bien et le mal, l’humain d’avant l’homme, d’avant les lois et surtout, selon moi, l’humain encore en-deça de la Loi qui est derrière les lois (une précédence qu’un Kafka a fort bien identifiée).
Le 9 juillet 1915 Rainer Maria Rilke écrit à la Princesse Marie von Thurn und Taxis qu’il a vu à Munich le « Woyzeck » de Büchner :
« Cette œuvre prodigieuse, écrite il y a plus de quatre-vingts ans n’a pour action que le destin d’un simple soldat (vers 1848) qui poignarde sa bien-aimée infidèle, mais sa puissante évocation montre comment la grandeur de l’être entoure même une existence aussi infime que celui d’un conscrit, Woyzeck, pour laquelle le simple uniforme de fantassin semble encore trop large et trop voyant ; comment Woyzeck ne peut empêcher qu’aux abords de son âme ensommeillée, tantôt là, tantôt ici, derrière et devant elle, des horizons s’ouvrent pour se perdre dans le violent, le monstrueux et l’infini ; spectacle sans pareil que celui de cet homme maltraité, vêtu de son bourgeron, au centre de l’univers, malgré lui, dans le rapport infini des astres. Voilà du théâtre, voilà ce que pourrait être le théâtre. » [4]
On voudrait bien en rester là sur « Woyzeck », car tout Rilke est bien dans cette façon de réserver, de préserver l’indestructible noyau d’intégrité de tout être au monde et ce n’est pas par hasard qu’il aligne ces adjectifs substantivés : « le Violent, le Monstrueux, l’Infini » car toutes les conséquences désastreuses ne sont encore qu’à l’horizon. Les issues sont laissées comme ouvertes car il n’est pas de ceux qui concluent par un : « On vous avait bien dit que ça finirait comme ça ».
C’est pourtant d’un passage à l’acte dont il s’agit tout au long de la pièce et le pauvre Woyzeck n’y échappe pas qui tue sa compagne. Toute la puissance performative de la langue des violents et de leur appétit de puissance se manifeste dans certaines formules, et en abondance, et dans certaines époques plus qu’à d’autres. Dire, c’est aussi faire. Humilier, c’est néantiser. Dans sa façon de terminer le texte sur « Woyzeck » Canetti montre bien qu’à une auto-dénonciation (ou mise au pilori de soi-même) répond une autre auto-dénonciation, celle de Woyzeck lui-même commettant son meurtre. Elle a pour elle toutes les apparences de l’absence de calcul et de l’innocence, mais cela est ainsi parce qu’une puissance qui ne se connaît plus de limites ouvre à l’infini des perspectives de violences. Et parce que c’est ainsi, ce n’est pas avec Rilke qu’il faut finir mais avec Heiner Müller.
Dans son discours de remerciement pour le prix Georg Büchner qu’il reçut à Darmstadt en 1985, il dira, lui qui a parlé de la blessure Woyzeck, lui qui, tout autant que Büchner, est convaincu que plane sur l’Histoire un « fatalisme atroce » :
« Woyzeck continue de raser son capitaine, de manger les pois qu’on lui a prescrits, de tourmenter sa Marie avec la matité de son amour, sa population a trouvé le luxe, entourée de fantômes : le hussard Runge est son frère de sang, instrument prolétarien, le meurtrier de Rosa Luxembourg, ; sa prison se nomme Stalingrad où l’assassinée vient à sa rencontre sous le masque de Kriemhild. Son mémorial se trouve sur le tertre de Mamayev, son monument allemand, le mur, à Berlin, colonne blindée de la Révolution devenue caillot de sang de la politique. La bouche pressée contre l’épaule du sergent de ville, qui d’un pas léger l’emmène. Kafka l’a vu disparaître de la scène, après le fratricide, retenant avec peine la dernière envie de vomir. Ou comme patient dans le lit duquel on dépose le médecin, la plaie ouverte comme une mine d’où luisent les vers. Sa première apparition fut le Colosse de Goya qui, assis sur les montagnes, père de la guérilla, compte les heures de la domination ».
Je ne cite ici que le premier paragraphe de cet incroyable discours [5]. Heiner Müller ne sait que trop bien que souvent les humiliés deviennent humiliateurs, que les offensés aussi offensent, que les violés peuvent également violer.
De petits événements qui un moment avaient tant marqué les gens (Macron 2017) semblent avoir été peu de chose par la suite : le discours d’un Président, ses suites politiques, des mouvements sociaux, des ressentiments dont on doute qu’ils se seraient épuisés dans les protestations, mais des choses qui ne s’oublient pas et qui macèrent. Et quand des vents mauvais menacent à l’horizon, l’odeur s’en répand. Il y a peut-être loin du jugement brutal d’un jeune Président à l’évocation de cette auto-dénonciation théorisée par Canetti. C’est parce que les mots du Président ouvraient l’ère de la parole désinhibée, ici et ailleurs, autant dans la sphère politique où on ne l’attendait pas, que dans la sphère économique et dans les rapports privés, que ce concept d’auto-dénonciation « ( Selbstanprangerung ») frappe autant. Quand on a lu ce texte de Canetti, ses mots ne s’effacent plus. Ainsi dans ce passage où l’auteur dit du capitaine, du docteur et du tambour-major qu’« ils s’abattent de tout leur moi sur une seule et même victime ». Le locuteur français a en tête la locution « s’abattre de tout son poids ». Cette heureuse transposition du texte allemand par le traducteur Walter Weideli fait des mots de Canetti des mots inoubliables. C’est pour cela que cette phrase nous restera en tête, qui vient briser la langue commune et redonne aux mots trop usés leur pouvoir de dévoilement. Qu’on lise bien cette expression « s’abattre de tout son moi » et elle restera gravée : elle sera l’épigraphe de tous les récits de violence exercée sur les fragiles. A chaque fois on ressentira la disproportion, et le choc qu’un moi fait en s’abattant n’en sera jamais amorti et que cela se passe entre individus, au plan des Etats, dans le domaine le plus intime ou ailleurs, elle restera là et on la reconnaîtra comme politique, et si on oublie que tout ça nous est venu de Büchner et d’Elias Canetti, cela sera sans importance car comme l’a affirmé Heiner Müller : « Les grands textes travaillent à la liquidation de leur autonomie…, à la dépossession de leur auteur et jusqu’à sa disparition. Ce qui demeure, c’est ce qui passe ».
Micheline Tournoud