« Je veux dire on abat toujours quelque part un animal »
Kaoutar Harchi, Ainsi l’animal et nous
Ce lundi de Pâques, je suis entrée pour la première fois de ma vie dans des arènes pour assister à une corrida. Jamais je n’aurais pensé voir cela un jour. Je parle en surprise, ce n’est pas si souvent que cela arrive. Je parle sous le coup de, dans le juste après, dans l’élan d’une intuition dont je fais l’hypothèse qu’elle recèle au moins un morceau de juste. Non pas l’ensemble de ce qui est juste concernant cette chose-là, la corrida, mais peut-être un fragment. Je livre une expérience que je pense importante parce qu’elle m’a déplacée, beaucoup. Car comme beaucoup, je croyais savoir ce qu’était la corrida, et n’avoir pas besoin d’en voir pour comme on dit me faire un avis. Je suis allée voir une corrida et ce que je me suis faite ce n’est pas un avis, non, ni rien qui ne ressemble à une certitude que je pourrais asséner, la seule chose que je sais c’est ce qu’elle a produit en moi, comment cette expérience m’a affectée. Car ce matin-là assise pour la première fois dans ces arènes, sur des bancs peu confortables, en plein soleil, j’ai été brutalement affectée. Requise par l’instant, ne pouvant m’y dérober, mon corps subjugué autant que ma tête – c’est être en suspension, sentir très précisément son corps dans une présence rare, avoir le sentiment de vivre, le désir de penser. L’intuition que ce qui se joue dans cet espace clôt dit beaucoup de et pour le monde extérieur, que cet instant si particulier, si codifié, si limité dans l’espace et le temps pourtant transcende cette limitation. Comme toute expérience elle est radicalement située : faite par moi, cette heure-là de ce jour-ci, de ce mois-là. Ce qu’il en aurait été à un tout autre moment, je n’en sais rien, mais ce que j’ai vu à cet instant-là, j’aimerais le dire.
De la corrida donc, je ne savais que ce qu’on en dit, et les options étaient limitées et radicalement antithétiques. D’un côté, elle est largement perçue spectacle barbare mettant en scène la torture animale pour le plaisir non dissimulé et monétisé d’une foule perverse, survivance d’un passé archaïque et violent intolérable au sein d’une nation moderne et civilisée. De l’autre elle est portée aux nues comme l’une des rares formes demeurant de sublime, sa légende s’est tissée dans le fil de récits grandiloquents produits par des auteurs célébrant des valeurs entendues en un sens traditionnel auxquelles je ne pouvais guère adhérer, l’honneur, le courage et la grandeur, traçant les contours d’une esthétique passéiste et réactionnaire. Ayant depuis longtemps quitté l’adolescence, la mythologie érotique construite par Bataille par exemple autour de la corrida, ne me semble plus que risible. A l’époque déjà, je me souviens d’avoir été plus que dubitative en lisant une scène qui impliquait un orgasme et une couille de taureau. Que l’art de la tauromachie soit historiquement lié à une forme de masculinité que j’exècre et à une façon de porter ses couilles ne me semblait faire aucun doute, et cela ne devait pas m’engager à me rendre un jour dans des arènes. De couilles il est d’ailleurs apparemment beaucoup question dans Tardes de soledad, le dernier film d’Albert Serra qui documente le quotidien d’Andres Roca Rey, jeune torero, que je n’ai toujours pas vu. Lors de sa sortie, je pensais qu’il me serait insoutenable de le regarder. Il n’y avait pas dans ce refus de positionnement moral, je n’avais jamais été radicalement contre la corrida, d’abord donc parce que je n’y connaissais rien, ensuite parce que j’avais toujours senti que ma révolte concernant les animaux se logeait à un autre endroit, et quand on parlait de corrida, moi, je pensais toujours à la viande. Aux millions, milliards de kilos de viande produits et consommés chaque jour, bien souvent par ceux-là mêmes qui condamnent si violemment la corrida.
Cela fait plus de dix ans que je ne mange plus de viande, et je ne dis pas végétarienne je dis, je ne mange pas d’animal mort, quand on me demande de spécifier mon régime pour préparer ma venue à des rencontres. Ça fait bizarre sur les fiches techniques, les documents administratifs, dans le corps de mails strictement professionnels mais moi je trouve ça plus juste, puisque c’est de ça qu’il s’agit. Manger un morceau de viande c’est manger le morceau de cadavre d’un être sensible et percevant, d’un être ressentant la douleur, la peur, mais aussi la joie, l’amour, d’un être absolument singulier et unique, un être comme il n’y en a pas deux, comme il n’y en aura plus jamais. Ça fait longtemps que j’ai décidé de ne pas ne pas y penser à l’animal derrière l’assiette, et que j’ai pris cette décision alors que je mangeais énormément de viande, élevée dans une culture hypocrite et une schizophrénie qui ne se sait même pas : tiraillée entre un prétendu amour des animaux dont on s’échange des vidéos à l’infini sur les réseaux, et un amour de la bonne bouffe, sous-entendu la viande. Cette contradiction radicale, longtemps je ne l’ai pas vu, ou j’ai fait mine de ne pas la voir et je commandais allègrement des steaks tartares au restau, et foie gras les jours de fête. J’aimais la viande, c’était un plaisir d’en manger. Aujourd’hui, rien que l’odeur m’écœure, cette odeur je l’associe très clairement à la mort et non plus au plaisir, et je sens que mon intolérance se radicalise, il me devient de plus en plus difficile de comprendre que les gens que j’aime en mangent, d’ignorer lorsque je les vois découper avec enthousiasme dans un morceau de steak, ou s’envoyer un saucisson à l’apéro. Je n’étais donc guère encline à aller un jour voir une corrida. Mais quelques jours après avoir refusé d’aller voir le film de Serra, j’emménageais à quelques mètres des arènes où allait se tenir les corridas de la feria de Pâques. Et assez vite j’ai senti que je ne pouvais pas vivre là, sans aller voir, sans chercher à comprendre ce que venais chercher cette foule qui se pressait tout autour. Quand j’ai entendu dire que Léa Vicens, l’une des rares femmes de cet univers aller toréer à cheval le lundi, j’ai su qu’il me fallait voir et je suis passée en un instant de la certitude de ne jamais aller voir de corrida de ma vie, à me rendre au guichet pour acheter un billet pour m’y rendre seule, le lendemain.
Que la corrida excède ce que l’on peut en dire, qu’elle soit irréductible à une somme de clichés aussi caricaturaux d’un côté que de l’autre, et que je n’ai ni vu ni pensé à aucune paire de couilles durant les deux heures où je suis restée assise en plein soleil, m’a surpris. Je suis restée. J’ai regardé les trois torrero.as combattre chacun.e deux taureaux. J’ai regardé six bêtes mourir. Chaque combat dure vingt minutes. Ce n’est pas si long, pas aussi long que ce que je m’imaginais. Je sais que je m’aventure ici dans un endroit ténu, que j’avance sur une crête, que je risque d’être mal comprise si je dis, ce n’est pas si long que ça, si je mets en balance la vie qu’ont vécu ces taureaux avant ces vingt minutes, en liberté, dans des champs immenses, avec ces minutes durant lesquelles le taureau est en état d’angoisse maximale, je sais que le taureau panique, mais je le dis parce que je pense que beaucoup s’imaginent que ça dure des heures. Mais ça va vite. Il y a, je le pressens, une infinité de règles précises et subtiles qui m’échappe, les choses sont codifiées, et un ami qui s’est joint à moi et s’y connaît m’en explique certaines, et je suis frappée par cette précision. Par cette attention portée aux détails, par l’incroyable maitrise des gestes, par la manière qu’ont chacun.es des torero.as de ravir l’arène, de la captiver, d’occuper presque tout l’espace et le temps avec le taureau. Parce que l’on voit aussi le taureau, parce que la bête ici est regardée avec attention, regardée comme cette bête-là et non pas une autre, avec son style, son caractère, une bête qui a un nom, qui vient de quelque part, et qui existe dans cet instant-là, tout autant que celui ou celle qui lui fait face. Je sais qu’on dit que c’est un combat déloyal parce que la bête n’est pas en pleine possession de ses capacités, stressée de se retrouver pour la première fois de sa vie dans un espace clos, de plus en plus blessée par les banderilles, mais sans cette préparation évidemment le combat ne pourrait pas même avoir lieu, et même avec cette préparation il n’en demeure pas moins que les torrero.as font face à une bête de plusieurs centaines de kilos, une bête qui peut non seulement les blesser mais les tuer. Je veux dire, c’est une véritable possibilité et celui ou celle qui entre dans l’arène pour combattre un taureau met en jeu sa propre vie, et ce n’est pas rien.
Ce que je découvre aussi, c’est que le but de ce combat est de « bien » tuer la bête. C’est-à-dire d’asséner un coup précis qui la fera s’effondrer d’un coup. Je ne suis pas certaine qu’il y ait une manière de bien tuer une bête mais puisque c’est l’argument qu’avance une large majorité de personnes qui désire continuer à manger de la viande, qu’il s’agirait de manger de la viande bien produite, abattue dans de bonnes conditions, je tiens donc à dire que selon moi, les conditions de mort d’un taureau dans une arène ne sont pas pires que celles dans un abattoir même « « éthique » » si et seulement si la forme abattoir permet quoi que ce soit ayant avoir avec l’éthique, ce dont je doute, et qu’elles sont peut-être même bien meilleures. On me dit que j’ai vu une belle corrida. Je sais que ce n’est pas toujours comme ça, qu’il y a des fois où ça rate, où il faut s’y prendre à plusieurs reprises, alors on entend la bête râler, mais ce que j’ai découvert c’est que le public n’aime pas ça. La veille, on me raconte qu’un jeune torero avait raté tous ses taureaux, et qu’il avait été sifflé par la foule. La foule qui siffle régulièrement les peones, les assistants des torero.as, qui agitent leurs capes dans le but me semble-t-il, de fatiguer ou énerver la bête. Cette foule je la découvre concentrée, précise, il y a des moments de silence collectifs comme je n’en ai jamais vécu, aucun slogan n’est crié, pas d’insultes vociférées, pas de nationalismes revendiqués, pas de drapeau français peint sur les visages, pas de banderoles, pas d’écrans, et la foule que j’ai rencontré ce matin-là ne m’a pas effrayé, j’ai pu y trouver ma place, faire corps avec elle. Je veux dire, la foule des stades de foot m’effraie, la ferveur mauvaise et chauvine des supporters, la colère et le désir de revanche, l’omniprésence des signes du capital dans le stade, les écrans, les noms des marques, les logos, rien dans ce qu’est le foot tel qu’il est pratiqué et aimé à échelle planétaire aujourd’hui ne me semble s’opposer au devenir du monde. Dans l’arène ce matin-là, je découvre une manière d’être ensemble, aussi nombreux.ses, dans un calme qui n’exclut pas la tension, tous et toutes suspendus aux gestes du ou de la torera, aux mouvements du taureau.
Oui c’est dur à voir, mais beaucoup moins dur que ce j’imaginais, moins dur probablement que ce que les captations vidéo laissent penser, et cela fût moins dur pour moi aussi que d’assister à la tuerie du cochon chez des amis par un petit matin gelé d’hiver. La bête était là, suspendue à un crochet, ouverte en deux, son cerveau dans un bol, ses entrailles dans divers récipients que tous s’agitaient à transformer, la bête étant morceau par morceau réduite à de la viande, que la famille consommerait tout au long de l’année. Je voulais voir de mes yeux ce que c’était que la meilleure manière peut-être de produire de la viande, et voir si alors peut-être j’aurais à nouveau envie d’en manger. Je suis restée, toute la matinée, et j’ai su que je ne mangerai plus jamais de ma vie un morceau de cochon. Et pour moi, il n’est pas moins dur de voir l’étal d’un boucher, pas moins dur non plus de voir, comme je l’avais vu la veille, un type foutre des coups de pieds dans le ventre de son chien, d’à peine six mois, et la tristesse dans les yeux des animaux, je la vois tout le temps. Je m’étais retrouvée il y a quelques temps par hasard à me balader dans une expo agricole. Les allées étaient remplies d’enfants, personne n’aurait pensé que c’était un lieu où ne pas emmener les enfants, un lieu où se jouerait quelque chose de violent. Mais au détour d’une allée je tombai sur des dizaines de cages contenant des lapins de différentes tailles, différentes couleurs et différentes races. Les cages étaient toutes petites, les lapins n’avaient pas la latitude de bouger, autour il y avait énormément de monde, des enfants criaient, d’autres les touchaient à travers les barreaux, et sur les cages étaient apposée chaque fois une petite étiquette décrivant le lapin, notant ses traits caractéristiques et le rapport de ces traits à la norme de la race à laquelle il appartenait. J’ai été terrassée par cette rencontre avec ces bêtes posées là dans des cages, des bêtes que personne alentours ne considérait, posées là dans un anonymat de choses qu’elles ne sont pas, j’ai ressenti leur tristesse. Je l’ai ressenti très profondément, si intimement que je passais le reste de la journée à pleurer. Je sais qu’il y en aura beaucoup pour trouver ça ridicule puisque la sensibilité quand elle se met à hauteur d’animal est toujours réduite à une sensiblerie, et j’avais la chance de me trouver ce jour-là avec des gens qui m’aimaient et qui ne rirent pas – j’étais tout même heurtée, je dois l’avouer, par leur manque d’empathie à l’égard de ces bêtes, et s’ils ne rirent pas ils ne pleurèrent pas non plus. Et je ne comprends pas que l’on puisse passer à côté de ces bêtes sans avoir honte d’être du côté de ceux qui les mettent en cage.
Dans l’arène ce jour-là, j’ai vu une relation à l’animal que je n’avais jamais vue nulle part ailleurs, dans laquelle l’animal n’est pas réduit à rien, dans laquelle il n’est pas considéré comme une chose dont la vie et la mort sont rationnalisées, une relation dans laquelle il existe comme une véritable altérité. J’ai vu un face à face entre l’humain et l’animal qui semble dire que l’humain ne se met pas au-dessus de l’animal. Je n’ai pas vu l’anonymat des bêtes, et c’est déjà beaucoup. J’imagine que les torrero.as se souviennent des taureaux qu’ils mettent à mort, qu’il y en a qui sont gravés précisément dans leur mémoire, dont ils n’oublient pas le regard, peut-être pas tous les taureaux mais certains. Après lui avoir asséné le dernier coup, Léa Vicens a sauté de son cheval pour témoigner de la mort de ce taureau, elle a posé un genou à terre, l’a regardé droit dans les yeux, et lui a lancé un baiser. Et je me demande, combien ont déjà regardé dans les yeux une bête mourir ? Combien de ceux qui mangent quotidiennement des bêtes mortes se refuseraient à le faire arguant que c’est trop dur, que la mort d’une bête n’est pas un spectacle. Non, mais la mort d’une bête n’est pas non plus un steak. La mort d’une bête vaut plus que ça, elle vaut d’être vécue par la bête et d’être reconnue par nous, elle mérite que l’on en témoigne.
Le lendemain, alors que j’étais à nouveau prise malgré moi dans une discussion sur la corrida, une femme s’exclame et ils les mangent même pas, parce que la viande serait trop tendue par le stress, et cela la révolte. Un autre dit, je préfère mourir que d’assister à une corrida. La légende dit que les toros seraient simplement enterrés, et c’est ça qui est insupportable, l’idée que cette mort soit gâchée, qu’elle ne soit pas rentabilisée. En ce qui me concerne, le fait que le taureau soit enterré plutôt que mangé ne constituerait pas un argument contre la corrida, puisque la rationalisation n’a jamais compté parmi mes penchants : je ne pense pas qu’il faille rentabiliser le cadavre d’un animal, et je ne considère pas que pour se nourrir soit une meilleure raison de donner la mort, pour nous qui collectivement, avons aujourd’hui beaucoup d’autres moyens de se nourrir qu’en mangeant des produits carnés [1]. Pour nous qui, collectivement, ne pouvons pas dire que nous ne savons pas que cette production est un désastre écologique. Je sais que j’entends souvent dire que tout le monde ne peut pas se permettre de ne pas manger de viande, que les foyers les plus démunis, et les familles notamment, ne peuvent pas se permettre de devenir véganes, que cette alimentation leur coûterait trop cher, prendrait trop de temps. Cet argument prétendument réaliste repose sur un raisonnement fataliste : il y a des pauvres, il faut qu’ils mangent, puisqu’ils sont pauvres, qu’ils mangent de la merde. Il faut donc produire cette nourriture pour pauvre, de la viande de très mauvaise qualité, bourrée d’hormones et de je ne sais quoi, de la chair produite arrachée au corps du vivant avec violence. Que les pauvres et les animaux y perdent tout autant, voilà ce que l’on ne saurait négliger. Cela repose par ailleurs sur une vieille mythologie selon laquelle l’alimentation carnée serait nécessaire à l’organisme humain pour être en pleine possession de ses forces, pour être performant. Si c’est de force et de performance qu’on se soucie, qu’on se rassure, il est des chantres de l’une et de l’autre qui ont prôné l’adoption d’un régime exclusivement végétarien. Évidemment, ce n’est pas depuis cette perspective que je parle, et je pense qu’il serait temps de renoncer parfaitement à cette manière de se rapporter au vivant, quel qu’il soit, selon le prisme de la rentabilité. Que le taureau soit « juste » enterré, ne m’aurait pas dérangé. Je veux dire, ce serait quelque chose quand même, que tous ces taureaux se soient vus accordés cela, ce que tant d’êtres n’ont pas ; une sépulture. Mais de toute manière, si je ne me trompe, d’après une rapide recherche, les toros qui ont combattus sont au contraire effectivement mangés, et la viande serait excellente. Pour celleux qui mangent de la viande, comme ces deux personnes, voilà qui devrait être suffisant pour clore le débat : la viande de ces taureaux est mangée, ces taureaux ont bien vécu, bien mieux que la grande majorité des animaux d’élevage, leur mort n’est pas pire que celle donnée des millions de fois par jour dans les abattoirs, peut-être même moins si jamais j’ose risquer une comparaison dans un tel ordre de chose ce qui n’est pas sûr du tout, et la viande est de qualité.
Il y a par ailleurs, quelque chose dans cette mort qui me rassure (si vous me permettez) c’est qu’il me semble qu’elle ne pourrait pas être étendue indéfiniment, que dans sa forme même se trouvent ses limites. C’est une mort qui est nécessairement circonscrite, dans ce lieu, dans ce temps, c’est une mort qui a lieu en plein jour et dans le temps, qui s’y inscrit. Elle est limitée, parce que c’est une mort qui coûte. Trop de temps, trop d’espace, trop d’énergie et, trop d’argent. Ce que je veux dire par là c’est qu’il me semble qu’on ne pourrait pas abattre ainsi des millions de taureaux, ni d’humains. Ce n’est pas comme ça que l’on s’y prendrait si l’on voulait liquider l’espère taurine, humaine. Tandis que les abattoirs, ça va, ça permet de liquider des millions de bêtes chaque jour dans l’impunité la plus totale et l’indifférence collective, parce que c’est caché on peut faire comme si on n’en savait rien – et ça pourrait marcher aussi pour celleux qui ne sont pas des bêtes, qu’on se le dise. C’est pour les chiens que les chambres à gaz ont été inventées [2], et vous connaissez la suite.
Peut-être me suis-je parfaitement fait avoir, prendre par le spectacle, par l’hypocrisie d’une mise en scène. Peut-être ai-je été crédule naïve et bernée, mais il demeure néanmoins cet étonnement radical de la violence avec laquelle une grande majorité de personnes condamne la corrida comme un spectacle barbare tout feignant d’ignorer parfaitement leur participation à la barbarie de la production de viande et de produits laitiers. Et étrangement ou pas, ce jour où je suis allée voir pour la première fois de ma vie une corrida, je lisais le très beau livre de Kaoutar Harchi, Ainsi l’animal et nous. Je pense que c’est un livre que tout le monde devrait lire, un livre dont certaines pages furent bien plus difficiles à lire que d’assister à cette corrida, je pense aux pages notamment sur la reproduction forcée des truies, je pense à ces mots qui disent le cri des bêtes quand on leur arrache leurs petits, leurs petits qu’on enverra à la viande, leurs petits qu’on leur a fait faire juste pour qu’elles produisent du lait, juste pour qu’il y ait dans les supermarchés des produits laitiers, des yaourts, des fromages par millions. Mais ce sont tout de mêmes leurs petits et les bêtes les pleurent, et elles n’ont pas le temps de le faire, car la production n’attend pas et doit toujours recommencer. Je sais que tout dans la structure de notre rapport à l’animal nous pousse à ignorer la mort et la souffrance des bêtes, je sais qu’il est très facile d’oublier que dans ces rayonnages réfrigérés qui s’étendent à l’infini gisent des morceaux d’êtres qui sentent, qui craignent, qui aiment, qui souffrent. Mais je pense que tout le monde devrait regarder un animal mourir. Et étrangement, en rentrant chez moi après la corrida, j’ai reposé le yaourt que je m’apprêtais à prendre dans mon frigo. Je voyais soudain clairement dans ce petit pot en plastique, le produit animal, je pensais aux taureaux, à l’épaisseur de leur corps qui s’effondre sur le sable de l’arène, au sang qui se répand tout autour. Et le lendemain de cette expérience-là, sous l’effet combiné de la lecture du texte de Kaoutar Harchi, je décidais de devenir végane. Il y a tout un tas de choses que je vais devoir désapprendre, et réapprendre, des plaisirs auxquels je vais devoir renoncer (ce qui ne signifie pas renoncer au plaisir lui-même qu’on se le dise), le café au lait que je bois tous les matins au comptoir, les glaces épaisses et dégoulinantes à la crème et je déteste les sorbets, mais je sens que je ne peux plus faire autrement. Et j’irais cet été, voir d’autres corridas, et je ne crois pas que cela ait tant à voir avec le plaisir qu’avec la beauté, que je ne tiens pas pour une chose négligeable, mais rare, et qui nous fait sentir soudain très vivant.es, présent.es et conscient.es de la vie de la mort, du temps et de l’épaisseur des choses, celle que j’avais éprouvée par hasard en tombant au détour d’une route sur l’éruption de l’Etna au beau milieu de la nuit, en tombant pour la première fois sur un tableau de Van Gogh au sortir de l’adolescence, c’était Le champ de blé aux corbeaux, hier en ouvrant enfin les Feuillets d’usine qui traînaient depuis longtemps sur mon bureau et en découvrant la langue brute et précise de Joseph Ponthus, ou l’année dernière lors d’un concert d’Adrienne Lenker, seule, à nue avec sa guitare, dans une salle parisienne, l’un des plus beau concert que j’ai vu de ma vie, j’ai tout de suite pensé, comme j’ai pensé dès le début de cette corrida, l’une des plus belles choses que j’ai vu de ma vie.
Louise Chennevière