Cosmocide, le nouveau film d’Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz

Tripode d’un cinéma antipode
(une antichambre où s’étranger)

paru dans lundimatin#420, le 19 mars 2024

Cosmocide, le nouveau film d’Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz, sera projeté au Cinéma du Réel le 30 mars. Un arbre de plus dans la forêt-cinéma qu’elle et il cultivent depuis plus de trente ans, au moins. Une piste supplémentaire pour dérouter les déraisonnables arraisonnements du cinéma français confiné. Leur cinéma est un geste, à la fois danse pour être ensemble et poignées de mains pour tenir entre les paumes qu’il y a de l’en-commun.

Une vie partagée pour marronner là où il y a danger, et ne rien lâcher sur ce qui peut aussi sauver. Leurs films ont la créolité nécessaire, fiction, documentaire, expérimentation, autoproduction, pour arracher des déprédations du système plantationnaire globalisé les écarts et pas de côté d’une mondialité qui redonne à respirer. 

Les projections dans les grands festivals internationaux, La Quinzaine des réalisateurs, Locarno, le Cinema du Réel et le FID-Marseille, ainsi que les rétrospectives au Centre Pompidou, à la Viennale et bientôt au Jeu de Paume exposent qu’avec l’atelier NKEP, c’est tout le cinéma qui fait retour à l’heure critique du capitalocène. Et, bifurquant avant la fin du monde que beaucoup préfèrent à celle du capitalisme, leurs essais ouvrent aux avant-dernières choses qui, comme la taupe, préparent au coup d’après en sachant très bien qu’il remonte à loin. En son fond diffus cosmologique, le cinéma est un nouvel âge de la Terre.

« Là à l’ouest des tabous
Là dans votre verre de thé
Là au nord-est de votre conscience
Là dans les hanches du pain quotidien
Vous avez vu sur vos gratte-ciel,
sur mes jazz gratte-ancêtres
La raison carbonique et le feu doré
Du cosmocide »
(Sony Labou Tansi, « La vie privée de Satan  », 1970-1972)

À domicile, un feu de camp, des fossiles

Chant pour la ville enfouie, Nouveau Monde ! (Le monde à nouveau), Cosmocide font un triptyque. Un trépied comme pour une caméra, un trèfle pour « camérer ». Un tripode pour un cinéma antipode, en réplique à ce qui l’accable. Chacun des sites adoptés, la lande de Calais, Ouessant et Fécamp, y est élu en ombilic du monde, en ses limbes comme en ses limites. Le tripode de cinéma répond ainsi à l’attribut commun de Poséidon et de son fils Triton – le trident dont les colères élémentaires ont pour noyau la question humaine, et pour soulèvement ses démences écocidaires.

Si précisément localisé soit-il, le territoire qui adopte Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz est le site d’indétermination et d’hospitalité où leur arrive du monde ce qu’il y a en lui de beau et d’effroyable : l’intolérable qui vient de loin dans l’espace (la Méditerranée en miroir des brasiers phosphorescents du colonial), qui remonte à loin dans le temps (la traite atlantique en arche pyramidale du capital), confinement de 2020, mégafeux de 2021-2022 et tout le charnier de Gaza, à yeux et ciel ouverts.

Cosmocide est un film d’ici, tourné dans la maison et à côté, à Fécamp bordé par l’océan, sans argent. Le rayonnement fossile dont il est l’ardent témoin loge une cérémonie secrète dans un feu de camp à domicile. Le cinéma à la maison est un atelier qui fait foyer des persistances calcinées.

Le trèfle éclot, déclosion trifoliolée

Le beau ne fait le lit ourlé des plans tournés qu’en étant consumé par les particules inflammables qu’éparpille le vent. Et ne résiste qu’en survivance du monde d’avant, comme en fragile promesse de celui d’après. Entre deux mondes, l’époque est sans orient, de monstres bousculée, déboussolée.

Trois panneaux, donc, pour un monde en panique. Trois cérémonies des adieux qui sont aussi des fêtes de retrouvailles avec des divinités en pagaille et oubliées. Le trèfle éclot, délivre une déclosion trifoliolée. Déclore ce qui a été enclos et défaire les clôtures, préférer cloisons et fenêtres à la dureté des murs. Frotter la pierre et polir le verre, faire le mur en passant derrière la frontière et ses miroirs.

Un, deux, trois, nous irons au bois – et y suivre, quatre, cinq, six, les métamorphoses du sensible. Eins, zwei, drei, die Kunst is frei ! (dixit la Soirée tyrolienne de Werner Pirchner dans Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard et la vache de la comptine allemande transmuée en esprit hégélien).

Le beau est le commencement de la terreur que nous sommes en capacité de supporter. Rilke, la première des Élégies de Duino, 1912. Heiner Müller l’aura plus tard répétée en proposant qu’il n’y a pas de connaissance réelle sans qu’elle ne puise dans une source de peur sa force insurrectionnelle.

Ce qui de l’autre rive nous arrive

Un tripode aux antipodes et le troisième film est le premier, dialectique des relances : Cosmocide.

Où que les cinéastes se trouvent, le monde leur arrive, toujours, ses implosions terminales comme ses explosions originaires. Ce qui de l’autre rive arrive à leur cinéma, dont le geste, une danse, a le courage de la vérité, celui du danger de s’en savoir irradié. Cela se voit, avec le vieil océan dont les ronflements virent du bleu pétrole au vert-de-sang ; se voit encore, avec la lumière d’un soleil qui se prend pour Saturne, et qui fond en lames de rasoir, ajoncs ou genêts fauchés dans la fleur de l’âge.

Cela s’entend, les vagues qui écument et grondent de colère en déroulant le lit d’engloutissement des marins et le catafalque des jeunesses fauchées. Et le fratricide biblique d’Arnold Schönberg. La reprise par Joy Division de Sister Ray rappelle, quant à elle, que la vocation sorcellaire du rock donne orientation à un excès d’énergie dont les gaspillages industriels font une obscène mêlée.

Au commencement, le Verbe est là, celui de la lucidité qui donne à lire tout ce qui s’inverse dans la langue. Tout ange est terrible, surtout quand il est Ange noir de l’Histoire, Achille Mbembe et Sony Labou Tansi, le feu doré versus la raison carbonique. Antonin Artaud est noir aussi, un phare qui brille dans la nuit d’étoile et d’océan en se réincarnant dans la grâce électrique d’un félin vigilant.

Lolo le Mômo est son nom, il est la vigie aux aguets d’un monde qui s’est projeté en Amérique pour y faire refluer sur les terres retournées de la vieille Europe une bouillie juvénile de foutre et de sang.

Cosmocide, son accompagnateur placentaire serait Le Six juin à l’aube (1945) de Jean Grémillon. L’Amérique libère et colonise, elle dilapide sa propre jeunesse, profane les tombes paysannes.

La géante et le jour de colère

Et puis il y a la géante aussi, une autre gardienne de phare, une prêtresse – sœur de Circé, sœur de Médée, c’est Élisabeth. La sorcière au béret de salamandre, dont le nom est Perceval mais ses sortilèges sont morganatiques, fait sécession du temps de confinement (Cosmocide a été tourné au printemps 2020). Elle sort. La cérémonie des adieux aura pour pendant, avec Nouveau Monde !, une fête des retrouvailles et des métamorphoses. Dehors. Là où l’immobilité même remue, elle y affronte des remugles de brasier, et offre de sa main verte les dons sacrés à une époque irradiée.

Le deuil a commencé avant que nous venions au monde. Nous naissons endeuillé-e-s de tant et tant. Si le deuil est la condition native des existences, l’amplification thermo-industrielle du deuil rend l’air irrespirable ; à l’âge de tous les fossiles, elle embrase l’atmosphère pour des millions d’année.

Les vagues, il faut alors les accueillir comme les mânes qui, à l’encontre des larves malfaisantes, ont la mémoire de ce que l’espèce humaine oublie avoir perpétré : dans la neige des insouciances d’une archive amateur de 1940, et avant les nappes d’hémoglobine des archives du Débarquement.

Les vagues sont la vivante archive de nos déflagrations amnésiques. Cosmocide inviterait aussi à revoir la fin de Pierrot le Fou, rimbaldienne et explosante-fixe. « La mer allée avec le soleil » y était déjà une Méditerranée volcanique et ensanglantée, avec la virée vers le sud corrompue par les germes de la Nostalgérie, et le garçon aux semelles de vent qui a en Éthiopie aboli le poète en lui.

Écume est colère, autre dies irae tourné avant Nouveau Monde !, après Chant pour la ville enfouie.

C’est, doux et colérique, le génie du tripode dont Cosmocide est la dernière pointe, l’ultime épi.

Qui voit brûler la maison, et hallucine l’écume de rage de l’Atlantide forcé à engloutir ses enfants, marins bretons et nord-américains marines. Qui écoute gronder la combustion de tout et son remède par les dépenses somptuaires du Velvet Underground et Joy Division, et par un désir de révolution conjoignant la mémoire de l’anarchisme ukrainien de Nestor Makhno à Marx via Luigi Nono.

Révolution, la redire

Après Nous disons révolution (2020), Cosmocide redit révolution, peut-être avec une plus grande netteté d’expression dans l’amicale conjonction de l’anarchisme anti-bolchevique des années 1920 et du communisme anti-stalinien des années 1960, l’un et l’autre qui se joignent les mains par-dessus les goulags et les reniements. Entre les deux, un autre duo, le duel Moïse et Aaron, l’opéra inachevé d’Arnold Schönberg et le film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. La bonne nouvelle demeure polarisée, clivée entre le verbe et l’image. La polarité est déchirée, une faille, comme nous sommes dilacéré-e-s, endeuillé-e-s d’hier et de demain, de révolution, d’anarchisme et de communisme.

Ces restes d’histoires calcinés, tous ces cadavres flottants ont encore des secrets à nous confier sur l’avenir dont la promesse, violée, battue, trahie, scande les pas et vagues de ce qui revient et arrive.

La révolution : la redire c’est cultiver les forces et s’y entretenir, les préparer à la refaire aussi. Un trèfle pour déclore et un tripode pour « camérer » : le cinéma en antichambre où partout s’étranger.

Le cinéma des avant-dernières choses, pour sauter par-dessus le fin en pariant pour le coup d’après.

Voilà où en sont Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz, comme Heiner Müller en 1964, à l’époque alors tant obscurcie de Philoctète : « La spirale de l’histoire ruine les centres en broyant les zones périphériques. Ce déplacement, qui du point de vue d’une génération échappe à l’interprétation, fonde le doute envers le progrès. Doute qui est existentiel tant que l’humanité n’a pas développé une nouvelle conscience de l’espèce, laquelle suppose la possibilité d’une histoire universelle. »

Des Nouvelles du Front cinématographique

(Alexia Roux et Saad Chakali)

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