Qui veut la peau de Novak Djokovic ?

Tennis, toons, système et santé (Question de sport 2)
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#323, le 28 janvier 2022

Après ses surprenantes défaites aux JO et à l’US Open, et qui ne lui ont pas permis de devenir le joueur le plus titré de tous les temps, il a bien fallu poser certaines questions. Quelle barrière psychologico-existentielle avait pu empêcher ce joueur imbattable de décrocher un 21e titre en tournoi majeur, et ainsi dépasser Nadal et Federer ? Avec qui avait-il pu faire picoti-picota au lieu de s’entraîner ? Allait-il inventer une histoire abracadabrantesque pour éviter de se confronter à une nouvelle défaillance à l’Open d’Australie en janvier 2021 ?

Il n’a finalement pas été possible de répondre. On a eu Dallas à Melbourne pendant dix jours, mais le champion a été évacué fissa par les ministres de l’immigration (l’ancien et le nouveau), après que l’administration australienne l’avait autorisé à participer à la compétition, puis par trois juges, après qu’un premier l’avait libéré. A partir de là, on a compris qu’il n’était pas seul à s’empêcher de devenir le meilleur joueur de tous les temps. Restait toutefois une question, et non des moindres : qui veut la peau de Novak Djokovic ? [1]

Une histoire d’autoroute ?

Pour Srdjan Djokovic, il y a évidemment un complot derrière l’élimination honteuse de son fils. Et l’on verra bientôt que tout ce cirque est l’œuvre d’un Toon malveillant qui, sous les traits d’un premier ministre australien, cherche à imposer la trempette pfizer aux meilleurs joueurs. Il s’agit de les rendre incapables de produire l’habituel spectacle, et détourner peu à peu les regards des cours de tennis. Il sera alors possible d’autoriser la transformation des centres de compétition en stations d’autoroute très rentables. Rien de plus normal de la part de ce politicien véreux : il y a deux ans, quand les koalas brûlaient, il défendait déjà l’industrie du pétrole et du charbon au nom du climato-scepticisme.

Et à y regarder de plus près, on ne serait pas surpris d’apprendre que Nadal est dans le coup. L’espagnol n’a pas digéré sa défaite en demi-finale de Roland-Garros le 11 juin 2021, et a trouvé ici une vilaine occasion de se venger. Il a su rappeler que Novak connaissait les conditions pour participer à la compétition, et surtout que le tournoi reste plus important que les joueurs. Il a aussi pris soin de ne pas l’accabler trop tôt, histoire qu’il ne soit éjecté qu’au dernier moment : le tableau ne serait pas refait, il se débarrassait de son adversaire sans hériter d’une autre tête de série imbattable. Il conservait ainsi une chance de gagner un 21e tournoi majeur pour devenir, lui le vaincu, le joueur le plus titré. Et puisque les compétitions allaient disparaître au profit d’un ballet de voitures, ce serait pour l’Eternité...

Mais de tout cela, évidemment, personne ne parlera. Trop de gens ont intérêt à ce que le projet d’autoroute se réalise. Le sponsor japonais Toshiba ne va pas se laisser doubler par Peugeot-Djoko, un constructeur pour prolos prêts à envahir les ronds-points à la moindre augmentation des prix du carburant. Et la firme Uber Eats, autre sponsor de l’Open d’Australie, ne va pas laisser un vegan prouver que l’on peut être performant sans manger la viande qu’elle proposera bientôt au snack à prix discount (elle a déjà obtenu que les joueurs à l’isolement soient contraints de lui acheter leur nourriture).

De tout cela, même la presse d’investigation ne parlera pas. Les journalistes de Der Spiegel ont mené une enquête informatique poussée pour confondre de modestes tests antidatés, mais le journal ne les laissera pas fouiner plus loin dans les trafics numériques. Car ils risqueraient de tomber sur la manigance des chinois, qui ont tout fait par cette voie pour déstabiliser le gouvernement australien, semant la zizanie entre l’organisateur du tournoi et l’Etat de Victoria, puis entre les juges et l’Etat fédéral. Pourquoi ? Pour reprendre l’ascendant en Océanie évidemment ! Les américains ont certes pris le contrôle des sous-marins nucléaires locaux, mais ce projet d’autoroute censé relier le port de Melbourne au cœur du pays leur ouvrira une alléchante brèche vers les terres rares peuplées d’aborigènes à soumettre.

De tout cela, le père du champion le sait bien, on ne parlera pas. On préfère mettre la lumière sur l’obscurantisme, on préfère crier au délire antivax. Cela permet de ne pas se demander ce que tout ce beau monde a prévu pour le jeune garçon à qui Novak avait offert sa raquette lors de sa dernière victoire à Roland-Garros. A-t-on imaginé quelque chose du côté des caves où règne Roger Federer lui-même, le troisième demi-dieu, celui qui gagne plus d’argent que les deux autres sans jamais jouer ? A-t-on été voir du côté de Rolex, sponsor de l’événement autant que de l’insoupçonnable suisse, et interrogé les liens étranges entre Wimbledon-Londres et sa succursale australienne du Commonwealth ?

Les quatre voies de la raison

Mais soyons sérieux, dirons les esprits sains. Nous ne vivons pas au pays des Toons et des complots. Il est préférable de ne plus écouter les analyses délirantes de Srdjan Djokovic. C’est en outre ce qu’a fini par penser la majorité des joueurs, lassée par les rebondissements de l’histoire : il est temps de passer à autre chose, de raison garder et, enfin, de parler tennis. Ce que l’humanité vit depuis deux ans rend certes le tennis secondaire, dixit Nadal, mais c’est un divertissement qui va faire du bien au commun des mortels. Les australiens ont subi les confinements les plus difficiles au monde, alors ils ont droit à leur Open de tennis.

D’ailleurs n’est-ce pas plutôt eux qui ont eu la peau du numéro un mondial ? Ils voulaient juste qu’elle soit piquée comme toutes les peaux du monde, il n’a pas voulu être des leurs, alors ils l’ont exclu en mettant la pression sur leur gouvernement (comme ils avaient hué le premier ministre lors des feux en 2020). Après tout ils avaient fait beaucoup pendant la guerre sanitaire, ils pouvaient désormais avoir leur mot à dire (les femmes françaises n’avaient-elles pas conquis le droit de vote au nom de leur bravoure pendant la 2e guerre mondiale ?).

Et qu’avaient-ils à dire, ces australiens ? Le message est clair : finies les exceptions, finis les passe-droits. Finis les petits malins qui prennent leurs libertés avec la règle, finis les champions de tennis qui ne se soumettent pas à la vaccination. Comme 97% des meilleurs joueurs, le grec Tsitsipas a fini par le comprendre, lui, et à peine converti il a ajouté qu’il était temps d’arrêter de faire passer les autres pour des idiots (le fait qu’il se soit fait renverser en finale de Roland-Garros, après que Djokovic soit allé faire un tour aux toilettes, n’a rien à voir là-dedans).

Si tout cela est fini, voyez-vous, c’est parce que la situation ne laisse aucune place à l’arrogance immunitaire. L’essentiel, c’est la santé de tous et du tennis, dixit Nadal. Alors il faut être responsable, et respecter les règles. Il faut se rappeler que la liberté s’arrête où commence celle d’autrui. Il faut se rappeler que nous vivons en société, et sommes liés par un contrat qui nous constitue en peuple. Et ils l’ont bien fait comprendre, ces australiens assoiffés d’égalité dont la puissance a contraint le gouvernement : 80 % étaient favorables à l’expulsion de Djokovic. Une écrasante majorité, pas une poignée de mauvais comploteurs.

Qui est-elle, cette majorité écrasante ? Nul besoin de sociologues pour en faire le portrait. C’est la majorité du bons sens, de la rationalité. C’est celle qui fait taire les délires antivax et autres crucifixions, celle qui bannit les obscurantistes incapables de croire en la science médicale (comme les soignants qui abandonnent leurs patients parce qu’ils s’entêtent à ne pas croire aux consignes des autorités sanitaires). C’est celle qui sait pertinemment que si Djokovic ne risque pas de transmettre le virus, il reste un danger sanitaire : il peut tomber malade et prendre la place de quelqu’un en réanimation (comme ce père de famille sportif qui, non vacciné, a failli mourir et tuer sa femme ; et en la matière, il n’y a pas de résurrection, contrairement à ce que croit sûrement Srdjan Djokovic).

Bref : cette majorité, c’est l’immense chaine éclairée qui veut refonder la démocratie responsable, solidaire et sanitaire. Et qui veut pouvoir se divertir un peu en regardant des joutes impartiales. Car lucidité agréable suit raisonnable lucidité. Alors place au jeu.

Une sortie de secours

Est-il possible de faire appel de ce verdict populaire sans se faire avocat du diable ? Si la clef de la justice est le respect des règles, il semble bien que oui. Car c’est sûr, Djokovic se soumet à plus de règles que l’écrasante majorité des gens. Il est sanctionné par les règles qui limitent les débordements, comme lorsqu’il s’est fait exclure de l’US Open 2020 après avoir envoyé une balle dans la gorge d’une juge de ligne. Il subit des contrôles anti-dopage inopinés et un suivi longitudinal, il se laisse constituer en produit traçable (le QR code, il vit avec depuis longtemps). Et surtout, il respecte les règles qui lui permettent de jouer et de gagner : il a affaire tous les jours ou presque avec la balle, les lignes et le filet, qui en sont l’incarnation. Bref : pour lui, la liberté commence où règnent les lois du jeu.

Certes, à partir de là, sur le terrain comme en dehors, il joue avec les règles. S’il faut utiliser la pause toilettes autorisée pour renverser une partie mal engagée, il l’utilise. S’il faut contracter le covid pour demander une exemption médicale, il fait en sorte, ou feint de le faire en antidatant ses tests sous l’œil complice de ses avocats. Mais tout cela, il faut le dire, c’est pour obéir à la loi suprême : la loi du progrès. Article un de sa constitution citoyenne : celui qui refuse d’être meilleur a déjà cessé d’être bon. Dans le monde où il vit, il faut croître ou s’effondrer. Car fléchir est une erreur, une source de damnation.

C’est d’ailleurs bien ce qu’a récemment déclaré Nadal : « je veux donner le meilleur de moi-même, je veux me donner une chance de continuer à profiter de ce beau sport, de continuer à me battre pour les choses pour lesquelles je me bats depuis tant d’années ». C’est-à-dire ? Se battre pour son palmarès, et pour ses bonnes œuvres avec les revenus de son palmarès. Voici donc qu’apparaît une vérité : un sportif de haut-niveau s’occupe de son corps, de ses coups, de ses résultats, de ses intérêts, de ses proches, de ses supporters, de ses actions philanthropiques (qui ne sont jamais que ses intérêts d’image). Il est égocentrique, et son métier consiste à résister à la loi de l’autre, à ses placements, au tempo qu’il veut dicter. A son jeu.

Or en la matière, Djokovic est seulement meilleur que les autres. Il prend des coups mais ne se soumet presque jamais. Il s’accroche à tout ce qu’il peut, fait un tour aux toilettes et renverse les matches. En amont il s’entraine dur comme tous les autres, mais en plus, il suit un régime alimentaire strict. Il est sans gluten et vegan, le matin il ne mange que des fruits pour éviter de perdre de l’énergie à digérer des aliments lourds. C’est son dopage à lui, c’est ce qui a fait de lui le numéro 1 mondial après un effondrement au classement.

Autrement dit, il gère son capital biologique et ses atouts physiques autant qu’il active ses forces sociales, gouverne ses intérêts, maximise sa valeur sur le marché de la vie. Et malgré ses commandements alimentaires, il n’est pas vraiment prosélyte : il défend surtout la liberté individuelle, et accepte que celle-ci s’arrête quand il a perdu, quand il ne peut plus jouer. En un mot Djokovic n’est que l’incarnation de l’individu libéral tel qu’il doit être.

Il faut donc faire un troublant constat : à moins que la majorité écrasante réclame l’égalité en toutes choses et en tout temps, rien ne semble la distinguer de celui qu’elle écrase. Elle a par exemple fort apprécié que les autorités australiennes jouent avec la règle, confisquant finalement un visa qui avait été accordé, ou qu’un ministre use de son pouvoir personnel pour casser une décision de justice. Et elle n’est assurément pas prête à penser avec Marx que la liberté individuelle est l’hypostase de la propriété privée. Elle veut la liberté libérale et la concurrence généralisée divertissante (assortie de quelques règles). Elle hurlerait si deux joueurs coopéraient lors d’un match. Elle veut son QR code et tout ce que de droit.

Alors pourquoi la majorité libérale-démocratique veut-elle la peau de Novak Djokovic ? Doit-on tout simplement penser qu’elle jubile de gagner à son tour ? Doit-on penser que ce qu’elle appelle science médicale n’est qu’un instrument de sa jalousie ? Et comment est-il possible que cette majorité écrasante prétende soudain n’avoir jamais péché ? Comment peut-elle avoir oublié qu’elle riait quand Macron disait « ne croyez pas ceux qui disent « ce sont les règles du jeu, ne les questionnez pas, cela a toujours été comme ça, vous devez suivre ces règles ». C’est du bullshit » ? Comment peut-elle oublier qu’en temps de guerre il n’y a pas de règles pour les libéraux-nucléaires, et qu’en temps de paix elles n’existent que pour les autres ?

La vie des majorités

Pour répondre à la question sans s’en tenir à dénoncer les complotistes, il nous faut partir de cette vérité : Djokovic incarne parfaitement le système libéral-démocratique. Issu d’un vaste système de sélection, partant d’exclusion, il a été soumis à un entraînement anormal dans le but de produire une performance anormale. Il se fait violence et use efficacement de la violence, il se domine pour en dominer d’autres. C’est une mécanique bien réglée, surtout à l’open d’Australie qui ouvre la saison sportive (par la suite, il lui arrive de perdre : les événements le rendent vulnérable, des fatigues et rebondissements instabilisent la machine, comme à l’US Open ou aux JO en 2021). Doté d’un service correct, d’un bon coup droit et d’un très bon revers, il est surtout un excellent relanceur, et un immense défenseur. Il entre dans la tête de l’adversaire. Comme le système libéral, il intègre peu à peu l’adversité avant de la désintégrer par son rythme et ses placements.

Il est donc assurément pièce et moteur du système qui héberge la majorité. Que peut-elle donc lui reprocher ? Officiellement, le fait qu’il soit réfractaire à la pfizerisation. C’est-à-dire ? Le fait qu’il ne prenne pas sa dose et son booster pour accéder à une immunité plus performante pour son corps que ne l’est son corps propre. La vaccination devrait lui être aussi naturelle que le dopage (une piqure de plus, cautionnée et cachée), mais il ne veut pas, alors elle lui en veut. Comment le comprendre ? Tentons une hypothèse. Elle lui en veut parce qu’elle s’est habituée à suivre une loi plus fondamentale encore que celle de la concurrence : celui qui refuse de soutenir l’avancée du système technique, tout entier fait de monopoles, doit cesser de vivre en individu libre. La majorité obéit à ce commandement, et elle ne trouve aucune justification au fait que Djokovic ne s’y plie pas. Aussi incertains que paraissent les bienfaits des opérations techniques imposées, les méfaits des réfractaires sont d’emblée avérés [2].

Reste toutefois une question : pourquoi un traitement aussi sévère (rétention, expulsion, interdiction) a-t-il été acclamé par une majorité attachée à se figurer qu’elle est raisonnable ? Nouvelle hypothèse : c’est une question d’image. Vu ce que l’humanité vit depuis deux ans, l’essentiel est de montrer sa solidarité sanitaire. C’est Nadal, encore une fois, qui l’a formulé : « s’il existe une solution et que la solution est le vaccin, alors nous devons être vaccinés pour le bien-être de tous et pour la santé de notre sport ». Or le numéro un mondial ne se laisse manifestement pas imaginer. Il a beau avoir fait des actions de charité avec l’espagnol, il n’est pas solidaire. Il a beau avoir financé des respirateurs, il n’est pas vacciné. Le public se rappelle d’ailleurs que sa dernière B.A. a viré au cluster (l’Adria tour de juin 2020).

Ce n’est certes pas nouveau : Djokovic ne représente pas ce qu’il est censé représenter. Il peut incarner la nécessité du travail et de la concurrence, mais rien de plus. Il fait des cœurs avec ses bras quand il gagne, il offre sa raquette aux enfants, mais ça ne marche pas. Quelle est donc sa faute ? Il fonctionne mal dans sa capacité à incarner les prétendues « valeurs » (courage, sain mérite, solidarité avec les vaincus souffrants) censées mouvoir le système qui héberge la majorité. Au lieu de le faire apparaître vivable, il en donne une image trop crue : culte de la compétition, de la spécialisation et de la rationalisation, justification de la hiérarchie entre les hommes et de leur destin de producteurs machiniques.

Voici donc la réponse à notre question : la majorité veut la peau de Djokovic parce qu’elle est trop fine. Son image ne réussit pas à masquer la réalité de ce qu’est un champion du système libéral-démocratique. La majorité ne croit jamais complètement au bon samaritain, mais elle exige que les sportifs de haut-niveau produisent les signaux qui lui permettront de ne pas être trop lucide, et de se divertir. Elle n’accuse donc pas le tennisman d’avoir fait de la com’ avec cette histoire, seulement d’en faire de la mauvaise. Elle voulait juste qu’il fasse illusion pour permettre d’entrer in-lusio, dans le jeu. Elle veut gouverner, sachant que gouverner c’est faire croire ; or Djokovic incarne trop parfaitement le système pour permettre à la majorité de se faire croire qu’elle peut muter en peuple solidaire inquiet de la santé de tous.

Evidemment, le gouvernement australien en a profité. Il a saisi l’occasion de paraitre empathique et ferme au nom de la santé, à défaut de se laver des feux qui avaient brûlé les koalas en 2020. Il y a gagné en capital démocratique en paraissant céder aux aspirations d’un peuple australien excédé par les confinements et les passe-droits. Peut-être même s’est-il immunisé contre toute rébellion en faisant un exemple. Aux prochaines élections, il devrait être aussi imbattable que Djokovic à l’Open d’Australie. Et cela devrait nous effrayer. Car même s’il n’est pas encore question d’un nouveau projet d’autoroute à la Porte d’Auteuil, notre Roland-Garros arrive…

L’avis d’une minorité

Chez nous, le cirque a déjà commencé. Après avoir annoncé que Djokovic pourrait jouer (en France-Nucléaire, on sait accueillir, ce n’est pas comme en Australie-la-Traitresse), la ministre des sports a changé de version. Pour jouer, il faudra être vacciné. Finies les exceptions, finis les passe-droits. Finis les petits malins qui prennent leurs libertés avec la règle, finis les champions de tennis qui ne se soumettent pas. Il ne faudrait pas que la majorité puisse se rappeler l’exception au couvre-feu qui avait été accordée par Macron lors de la demi-finale Djokovic-Nadal de 2021. Il ne faudrait pas que la majorité écrasante puisse comprendre que le rôle des hommes politiques est de créer de l’exception [3]. Il faut que la majorité puisse se divertir.

Alors nous, minorité faite de minorités, voulons-nous la peau de Novak Djokovic ? Voulons-nous appuyer sur la balle qu’il s’est tirée dans le pied en voulant éviter la piqûre ? Voulons-nous activer le despotisme démocratique pour évacuer un prétendu complotiste ? Voulons-nous profiter de sa difficulté à passer la barre des 21 titres pour humilier un champion arrogant qui fait passer les autres pour des idiots ? Voulons-nous affamer un extrémiste vegan qui prétend défendre le naturel contre l’artificiel, et qui croit peut-être que son corps doit rester pur pour continuer d’être numéro un ?

Il y a peut-être autre chose à faire, du moins à penser. Nous pourrions en effet nous laisser aller à croire que Djokovic est traversé par le sentiment que quelque chose se trame dans le monde du tennis, qui fait que Naomi Osaka a fui le dernier tournoi de Roland-Garros et que Peng Shuai est séquestrée. Nous pourrions imaginer qu’il flirte avec la désobéissance civile, et tente de résister au conformisme qui a fait accepter aujourd’hui des règles que la majorité trouvait intolérables il y a peu. Nous pourrions faire l’hypothèse que Djokovic est plus qu’un champion de tennis.

Evidemment, c’est un rêve. Mais c’est un doux rêve, et il ne nous reste plus grand-chose d’autre en ce moment. Alors peut-être pourrions-nous continuer de rêver, et penser que ce champion a gagné un supplément d’âme dans cette épreuve, un je-ne-sais-quoi qui le conduira à abandonner bientôt sa course aux records (nombre de tournois majeurs ou masters 1000, longévité à la place de numéro un mondial, record de points en saison). Peut-être pourrions-nous imaginer qu’il soit déjà en train de faire sa chrysalide pour devenir papillon, comme Clay est devenu Ali.

Mohamed Ali était un poids lourd. Il parlait beaucoup, mais c’était un boxeur noir révolutionnaire : volant comme un papillon à la périphérie d’un adversaire qu’il laissait dominer au centre du ring, il pouvait le mettre KO en piquant furtivement son menton telle une abeille. Il esquivait les coups parce qu’il entrait dans la tête des adversaires, il était le champion d’une catégorie où l’on ne peut normalement pas se mouvoir ainsi. Un champion imbattable… jusqu’à ce qu’il refuse d’aller combattre au Vietnam. Jamais un Viet-Cong ne l’avait traité de sale nègre, il ne voulut pas servir de chair à canon pour les maîtres blancs.

A partir de là, les choses sont devenues difficiles pour lui : il a évité la prison, mais il a été déchu de ses titres. Il a perdu des amis et sa jeunesse. Il a même été exclu de l’organisation religieuse qui l’avait guidé dans ses orientations, parce qu’il voulait boxer de nouveau. Mais il est revenu sur le ring. Moins rapide et moins mobile, il a alors connu la défaite. C’est pourtant à ce moment qu’il est devenu plus qu’un champion arrogant. Car triomphant d’un athlète bien plus puissant que lui, Foreman, en inventant une façon d’encaisser les coups (le rope-a-dope) après les avoir tant esquivés grâce à son jeu de jambes (shuffle), il réussit à porter sa cause bien plus loin que lui-même. On ne lui avait finalement pas cloué le bec.

Alors rêvons que Djokovic fasse comme Ali. Et même qu’il fasse mieux. Le boxeur a laissé sa santé au combat et dû lutter trente-deux ans contre la maladie de Parkinson, le tennisman pourrait convertir le sport à la santé (plutôt que se convertir à une autre religion). Il pourrait défendre le corps sportif contre la machine dopée (mon corps vaut mieux que mes records). Il ne s’agirait pas d’agir et gagner au nom de la santé de tous et du tennis, comme le prétendent les sportifs, mais de gagner la santé et de gagner par la santé. Il s’agirait même, peut-être, de défendre la santé sociale en soignant les minorités écrasées par les majorités démocratiques- libérales. De dénoncer la façon dont le système met en scène des compétitions pour masquer les immenses monopoles qui se trament, et qui finissent un jour par humilier les soignants.

Portés par ce doux rêve plutôt que par la chasse aux complotistes, nous pourrions envisager notre propre chrysalide. Au lieu de prétendre utiliser les armes de l’adversaire (ses droits, ses revers, ses portables ou ses QR codes), nous pourrions faire notre propre mue, accepter de changer de peau pour devenir Djoker. Plutôt que mettre toute notre énergie à faire en sorte que les JO n’aient pas lieu à Paris en 2024, nous pourrions chercher aussi à entrer en résonnance avec des athlètes et joueurs qui pourraient partager nos aspirations [4]. Il parait sage en effet de ne pas laisser à nos adversaires le soin de disposer du sens et de la portée des pratiques sportives. Sans quoi, comme Djokovic, nous risquons de les perdre, ces JO. Sans quoi nous ne pourrons jamais venger les Jardins d’Aubervilliers.

Au moins, pour éviter l’ulcère au moment où certaines forces ne manqueront pas de vouloir nous écraser lors des « parties démocratiques », dixit Macron, il parait urgent d’aller faire un tennis à l’air libre, et mimer un Djokovic vs Nadal enfin délibéralisé. C’est une saine voie pour échapper à ce qui nous est imposé depuis cinq ans. Sans compter que le geste vécu et imaginé hors des impératifs techniques peut incliner à l’écologie [5]. Alors bon match :

Deux champions de la terre battue [6]

Histoire au long court, roman de Roland,

Chansons de gestes portés par les vents.

Face à l’éternel retour de joueurs preux et fiers,

Nadal tient en coup droit, soulève la poussière.

Il délivre ses revers pour une Décima,

Puis s’incline sur la terre, lui donnant sa joie.

Versus

Injurieuse fortune, théâtre fait de pièces,

Concours de bons mots au gré des girouettes.

Dans l’éternel détour de banquiers prétentieux,

Macron fait une pluie d’or et d’autres envieux,

Enchaînant coups, travers, décimant le climat.

Saint Clean, farce contre terre, des sommets tombera.

[1Pour les lecteurs nés au 21e siècle, il convient de rappeler qu’en 1988 Robert Zemeckis réalisait Who Framed Roger Rabbit ? (Qui veut la peau de Roger Rabbit  ?) pour les Studios Disney. On y suivait le parcours rocambolesque de Roger Rabbit, un acteur Toon (personnage de dessins animés). Accusé d’avoir tué Marvin Acmé parce qu’il avait fait picoti-picota avec son épouse Jessica Rabbit, Roger est poursuivi par le juge Demort, qui ne rêve que de le plonger dans la Trempette (un bain d’acide capable de faire disparaître les Toons). Mais grâce à l’enquête menée par l’humain Eddie Valiant, nous découvrons que tout cela était un coup monté par Demort lui-même, qui n’est autre qu’un Toon déjanté, actionnaire unique de Cloverleaf Industries, et qui prévoit d’acheter Toonville et Acme Corporation pour les détruire et faire place à une autoroute. Evidemment, cette histoire était inspirée par des faits réels des années 1930 (le démantèlement des transports publics organisé par des sociétés privées pour développer l’automobile et les autoroutes), mais toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne pouvait être que fortuite.

[2Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

[3Un repenti du ministère de l’écologie déclarait en 2020 : « au ministère, on est surtout des machines à déroger, c’est-à-dire qu’on imagine la capacité de dérogation plutôt que d’imposer la loi. Il s’agit d’avoir des bons argumentaires pour se défendre contre le recours des associations, les reproches de la commission européenne ».

[4Les Jeux Olympiques de Tokyo-Fukushima n’ont pas été annulés. Il faut même rappeler que l’événement a eu lieu sans public, et que ceci n’a posé aucun problème au système qui nous héberge. Les puissances numériques ont fait office de caisse de résonance. C’est pire que tout. Je réitère donc ma proposition : https://lundi.am/Et-si-les-Jeux-Olympiques-avaient-lieu

[5Il y a une écologie du geste sportif. Cf https://lundi.am/Et-si-les-Jeux-Olympiques-avaient-lieu, Une conversion du regard, §6 à 10.

[6Texte écrit en 2017, après que Nadal ait gagné son 10e Roland-Garros (la « décima ») et que Macron ait été sacré « champion de la terre » (pour l’avoir décimée).

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