Verrons-nous Karim aux Champs-Elysées ?

(question de sport 3)
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#363, le 12 décembre 2022

Jamais une coupe du monde n’aura été aussi critiquée que celle organisée au Qatar. Pourtant, la compétition a bien lieu et elle suscite l’enthousiasme attendu. Dans ce texte, Fred Bozzi propose de penser l’évènement par-delà le déni et la critique. On y croise Karim Benzema, quelques mythes, un conte et la passion du ballon. Si vous ne deviez lire qu’un article sur la coupe du monde, sa critique et ses résultats, c’est celui-ci ! [1]

QATAR 2022. Certains se sont efforcés de nous ouvrir les yeux sur l’abominable réalité, histoire de prévenir les effets hypnotisants des actions de football. Leur prise de parole paraît avoir porté ses fruits puisque d’autres se sont efforcés de rester sourds aux chants des sirènes. Mais s’ils pensent avoir déjoué le maléfice en détournant le regard, ces derniers n’ont peut-être pas aperçu que dans leur dos, un mythe pousse allègrement, et qu’ils ne pourront rien faire pour l’infléchir. Il s’agit donc plutôt ici d’oser regarder les mirages en face.

Prologue au conte de Noël

Que faire du Mythe du Mondial au Qatar ? Nous sommes devant le fait accompli, et la compétition ne semble pas avoir besoin de scénarios incroyables, comme on dit, pour entrer dans la Légende. Sauf tremblement de terre, l’événement va bel et bien finir par servir les illusions de la croissance. Il aura été symbole de la présence des pays du sud dans la sainte course au développement : leur prouesse logistique pour acheminer des milliers de personnes en atteste. Il aura inauguré l’ouverture morale qui s’ensuit, même s’il restera des progrès à faire : l’absence de violence autour des stades, la ferveur populaire et la belle prestation des équipes arabes en est un signe. Il aura actualisé l’émergence d’un mondialisme éco-responsable, puisque les conteneurs habituellement remplis de marchandises inutiles auront servi à la construction de stades recyclables. Traduction : la compétition capitaliste aura trouvé chez les rentiers du gaz et du pétrole de quoi reformuler et rafraîchir sa légende, en plus de renflouer les actuels marionnettistes et les charmeurs de foules.

Par prévention, fort heureusement, beaucoup d’esprits critiques s’étaient appliqués à dénoncer les faux-semblants, à démystifier les opérations d’enfumage écologique et social. Ils avaient montré les mensonges et la corruption, la censure et les renforts sécuritaires, l’exploitation mortifère des travailleurs et la répression des minorités. C’est pourquoi d’autres ont tenu à se désolidariser des footballeurs irresponsables (avec leurs fausses contestations et leur vraie soumission) ou des téléspectateurs complaisants (avec leur goût pour les récréations accordées par le maître esclavagiste). Ils ont tenu à montrer patte blanche. Ils ont dit que c’était le Mondial de la Honte, et ont lancé une sorte d’appel à la repentance pour les pauvres pécheurs.

Mais depuis que l’événement a cours, les critiques sont malheureusement moins présentes. Il faut dire qu’en les relayant, les média mainstream les ont bien délayées. Et il faut aussi reconnaître assez crûment que la critique n’a pas fait disparaître l’événement. On a eu beau pointer un mal supérieur dans un mal déjà-là (le sport-spectacle c’est mal, le sport-Qatar c’est pire), on n’a pas amélioré les choses. Peut-être a-t-on renforcé le diable en le diabolisant, et sans donner l’impression de pouvoir le terrasser : c’est comme si la critique était elle-même devenue signe du mal qu’elle dénonce. En tout cas puisqu’elle n’a aujourd’hui rien à ajouter, puisqu’il est pour elle hors de question de parler de sport (dribbler sur des tas de cadavres), c’est comme si son silence participait à la mise en place de la prétendue parenthèse enchantée.

Il y a pire : la critique rationnelle n’a pas nui à la transformation symbolique en cours, au rafraîchissement du Mythe. Là-bas, tout marche comme sur des roulettes. Les stars brillent et les actions sont belles, il y a des déceptions et des surprises. Les technologies de pointe ont mis le spectacle en valeur et aidé au contrôle du jeu et de la vie alentour, les commentateurs ont sans cesse rappelé les vertus du travail et la valeur du mérite. A commencer par ceux qui affirment que la qualification historique du Maroc pour la demi-finale ne relève pas du miracle mais d’une capacité à exploiter au mieux les ressources humaines, ce que ne savent manifestement plus faire les belges, les espagnols et les portugais vaincus tour à tour.

Autrement dit au cœur de la bataille, c’est comme si la critique était elle-même prise dans le tourbillon et ne subsistait qu’à titre de mythe, voire apparaissait sous le jour du mythe de la Critique-salvatrice-élitiste-rabat-joie terrassée par le Football-enchanteur-frère-des-peuples. N’aurait-elle pas pu mieux faire ? Accepter d’être un crible sévère plutôt que prêtresse de sainteté ?

En l’occurrence, après avoir dénoncé les conditions d’organisation au Qatar, elle aurait pu rappeler qu’avant de célébrer la qualification dans la rue avec son peuple pour donner du gaz à son pouvoir, le Roi du Maroc avait effectué un « virage stratégique » en se tournant vers la Chine et la Russie. Elle aurait pu rappeler qu’il faut toujours se méfier des affects nationalistes, et que certaines défenses idéologiques opèrent aussi bien là-bas qu’ici (la mort des ouvriers au travail ? ne me faites pas la leçon, on les connaît depuis longtemps chez nous). Mais la critique aurait pu de surcroît, et a contrario, accepter de considérer la réalité sportive et souligner que l’équipe marocaine est cette fois conduite par un entraîneur marocain, qu’un signe d’autonomie en résulte et que celui-ci donne de la fierté à bien des gens. Elle aurait pu souligner que les joueurs se donnent corps et âme en fonction d’une vision tactique précise, mais aussi de façon à entrer en résonance avec la vibration populaire censée aider à ce que les choses tournent en leur faveur. Que tous sont humbles, prenant soin de ne pas se prendre pour d’autres, mais qu’ils sont en train de se débarrasser d’un sentiment d’infériorité.

Et dans cette perspective, comme le dit l’entraîneur marocain, la critique pourrait s’appliquer à lutter contre ceux qui tentent déjà de récupérer leurs victoires. Il s’agirait par exemple d’apercevoir qu’après avoir cautionné l’événement cyniquement, on a ici trouvé une occasion de le cautionner moralement : avec leur jeu défensif, les Lions de l’Atlas ont repoussé les assauts des conquistadors espagnols et bouté les portugais hors d’Afrique, mais ils sont évidemment amis de l’ancien « protecteur » français puisqu’ils jouent et vivent pour beaucoup en France, et parlent la langue des Lumières partout ailleurs… Il s’agirait d’autre part de rappeler que les surprises font chaque fois partie du programme, que l’emballage idéologique est déjà prêt pour flatter l’ordre établi et que certains esprits réactionnaires attendent le bon moment pour attiser les tensions sous-jacentes. Mais il s’agirait de le faire sans écraser certaines joies éphémères en cours d’éclosion, sans abimer ces fragiles aphrologies qui font que des gens sont parfois heureux avec pas grand-chose. Et sans compter sur personne d’autre, car ni les Etats, ni les Fédérations, ni les joueurs ne le feront – surtout pas leurs agents. A nous de le faire, parce que cela nuit vraiment au capitalisme créateur de besoins.

En résumé : il serait bon que les justes constats de la critique puissent faire sens pendant l’événement ; or si la dénonciation empirique des faux-semblants et l’ignorance décidée du terrain ont échoué, il est peut-être utile de renverser les choses, c’est-à-dire de dénoncer le mal au nom d’un bien, de prendre en compte la pratique sportive et, plus encore, de prendre en compte la réalité du Mythe en cours de construction. En conséquence de quoi il peut être utile de déréaliser la critique pour lutter sur le terrain de la déréalisation en cours, s’efforcer d’opposer une histoire aux histoires qu’on nous raconte – ne pas craindre d’imaginer, même si c’est pour un temps seulement, à partir des bouts de réalité qui paraissent de ci de là. En cinq mots : engager la Guerre des Mythes.

Voici donc, en guise de cadeau pour les amateurs de football et de pied de nez pour le pouvoir médiatique, un conte de Noël qui va contre le Mythe du Mondial au Qatar. Il affleure à ce qui a pu être dit à propos d’un joueur célèbre qui n’a pas joué au mondial [2]

Il était une fois un footballeur…

C’était au 21e siècle. Karim était un virtuose du ballon. Avec ses tirs enveloppés et ses reprises de volée, bien sûr, il marquait des buts somptueux. Mais il faisait mieux : là où les autres jouaient avec leurs pieds – c’était source de quelques maladresses, il semblait jouer avec ses mains. Ses déplacements sur le terrain aussi étaient judicieux, et il effectuait des contrôles en course tellement harmonieux que l’on se demandait qui de lui ou du ballon épousait le mouvement de l’autre. Idem avec les partenaires : après de soyeux dribbles sur de tout petits espaces verts, il savait comprendre leur situation en un coup d’œil, et donner le ballon au bon moment – dans le tempo d’un batteur de jazz. C’était un créateur d’espaces, et tout le monde était charmé alentour – les adversaires médusés.

Sa vie au stade n’était que joie, et il espérait qu’elle se hisse jusqu’aux histoires grandioses qu’on lui avait racontées : l’épopée de 82 – quand l’allemand Schumacher avait injustement brutalisé Battiston sur la route du but, l’aventure de 86 – quand l’argentin Maradona avait injustement marqué de la main contre les anglais avant de terrasser les allemands, l’odyssée de 90 – quand les allemands avaient injustement bénéficié d’un arbitrage défavorable aux argentins et que « le pouvoir avait été plus fort que le sport », dixit Maradona. A dix ans, il avait assisté à la victoire de la France contre le Brésil de Ronaldo, son modèle d’attaquant, et avait ressenti la fierté d’avoir les mêmes origines que Zizou, le magicien kabyle qui avait enchanté le terrain. Il avait partagé la joie avec son père, il avait vu sa mère en parler avec les voisins, et il avait vu les enfants des voisins mimer les exploits du héros avec d’autres gamins sur la place, devant la maison de quartier.

Karim aussi voulait réussir à accorder la terre et le pied, le terrain et la société – devenir un dieu du stade comme Zizou. Et c’est rempli d’enthousiasme et de respect du jeu qu’il menait sa vie de sportif de haut-niveau. Sur la trace des plus grands, il ne brûlait pas les étapes, et savait surtout que pour en être il lui faudrait gagner la Coupe du Monde. Il entretenait son allégresse pour ne pas perdre ses moyens, comme il disait, et gravissait un à un les échelons vers la grâce. Ce qu’il pouvait l’aimer, sa joie de jouer.


Mais un jour qu’il s’entraînait seul aux abords du stade, un serpent s’approcha pour lui proposer d’en savoir un peu plus sur les conditions du bonheur et du malheur – sur l’argent et les sirènes. Le jeune footballeur ne jurait que par la victoire et la défaite, il refusa prudemment. Mais alors qu’il s’en allait balle au pied, le serpent vexé lui mordit un mollet. Karim n’était certes pas douillet, il ne s’inquiéta pas pour si peu. Ce n’était qu’une anicroche, le vilain tacle d’une sale bête…

Il se sentit toutefois un peu bizarre quelque temps après, et se surprit plus tard à se mêler de la vie hors le stade. Lors d’une sombre soirée où des hommes tournèrent autour d’une femme trop jeune, puis dans une sinistre affaire où des malfrats tentèrent de faire chanter un homme au prétexte qu’ils avaient des informations sur sa vie intime, il se mit hors-jeu. Il eut beau demander l’aide du dieu Zizou pour échapper aux sanctions, celui-ci affirma qu’il devrait assumer ses fautes s’il voulait retrouver son innocence.

Karim vénérait cette parole. Il accepta donc sa condamnation, et la punition de ne pas participer à la prochaine Coupe du Monde. Ce fut dur, très dur, mais son amour du jeu en fut finalement augmenté. Il lava ses péchés sur le terrain et, dans son bain de jouvence, connu même un regain de vertu sportive. Ce fut la rédemption quand on lui remit le Ballon d’Or. Il était désormais un demi-dieu, et il aurait bientôt l’occasion de participer à une nouvelle Coupe du Monde pour devenir un vrai dieu du stade. Il fallait rejoindre un lointain pays du sud ? Il s’y rendrait volontiers pour réaliser son rêve de toujours…

Mais les choses ne furent pas si simples. Car le venin coulait encore dans ses veines, et la lucidité grandissait en lui. Karim ne pouvait vraiment plus rester indifférent à la vie hors le stade. Il voyait que l’on organisait un événement festif d’été en plein Novembre – mois du froid et du souvenir des morts, de l’humide et du repli sans fard, qu’on était sans respect pour le climat, pour la nature, pour sa physiologie. Il voyait les réprimés, les emprisonnés et les morts cachés d’une société qui voulait briller, il voyait la débandade de ceux qui avaient prétendu les défendre – et qui avaient fini par parler de respecter la culture locale. Il voyait les interdits de celle-ci et les usages technologiques d’une autre, qui visait à identifier les visages et anticiper les comportements par le calcul pour museler les contestations, l’expression des différences. Pire : il voyait que la vie de terrain aidait à améliorer ces horreurs, quand on découpait les actions pour les reconstruire ensuite artificiellement avec des instruments censés aiguiser le regard et renforcer la justice – quand on préférerait l’image du jeu à sa réalité. Quelle déception pour l’enfant qui aurait voulu faire rêver les voisins.

Karim n’était plus protégé en rien par sa mélodie joyeuse, celle qui faisait encore dire à certains que si on devait boycotter la présente Coupe du Monde, il aurait fallu boycotter la précédente ; donc puisqu’on ne l’avait pas fait, on ne pouvait plus le faire aujourd’hui. Il n’avait plus en lui ses réflexes absurdes, et il somatisait sa ludique perte comme un mauvais rêve de Novembre : sa cuisse était si douloureuse qu’il ne pouvait plus jouer – ni pour le réel à Madrid, ni pour l’idéal de la France. C’était la blessure, la vraie cette fois. Après avoir consulté un médecin impuissant, il demanda même à Zizou de lui rendre son innocence. Mais le dieu du stade répondit que pour retrouver un amour défunt, il lui faudrait s’adresser aux dieux assistants, ceux du Royaume des Morts. Et il ne les trouverait qu’au fin fond du Désert du Qatar… Karim était courageux, il irait : son amour du jeu avait déjà fait taire le chant de quelques vilaines sirènes, il saurait braver les périls de la vie hors le stade en usant du ballon.


L’aventure commença comme une renaissance. A peine un certain Charron lui avait-il demandé son laisser-passer qu’il effectua un contrôle en course si majestueux que l’autre en oublia sa mission. Et quand à la prochaine porte il fit face à Cerbère, le gardien canin, il n’eut qu’à exécuter un de ses dribbles sur de tout petits espaces pour que la bête ne sache plus où donner de la tête. Il put passer entre les pattes du molosse, direction la joie de vivre.

A dos de chameau, conduit par un robot ? Oh que non ! Karim ne croyait qu’en ses jambes retrouvées. Il courrait d’ailleurs si vite qu’il arriva bientôt au fin fond du désert du Qatar. Mais il tomba d’emblée sur une scène bien étrange : un petit homme à l’épaisse touffe de cheveux noire et au maillot rayé blanc et bleu s’évertuait à réussir deux exercices sans y parvenir. Tantôt il essayait de marquer un but de la tête, mais la cage disparaissait dès que le ballon approchait de la ligne d’en-but. Tantôt il dribblait pas moins de sept adversaires avant de penser marquer, mais le ballon revenait lui-même au point de départ.

Karim semblait l’avoir déjà vu, ce petit footballeur… Mais oui, c’était Diego ! Diego Maradona, l’artiste argentin. Que faisait-il là ? Il était avec les criminels, et avec ceux qui s’étaient opposés aux dieux capitalistes de l’Olympe, répondit-il. Ça ne le dérangeait pas, mais il aurait bien voulu en finir avec ses deux exercices. Un vrai supplice : ça faisait déjà plus de deux ans qu’il s’y essayait toute la journée en pensant décrocher enfin son ballon d’Or. Voulait-il que Karim l’y aide, lui qui en avait déjà gagné un ? Sûrement pas ! Il resterait seul à sa tâche, et finirait bien par triompher.

Il fallait donc imaginer Diego heureux. Il n’avait visiblement pas perdu son enthousiasme de joueur, il était resté « el pibe de oro », le gamin en or. Karim, lui, n’était plus un gamin. Et ça, c’était vraiment terrible, reconnaissait Diego. C’est pourquoi – ni une, ni deux, le dingo se lança vers le but disparaissant pour marquer de la main et déclencher l’intervention des dieux assistants. Il savait qu’il ne risquait pas grand-chose, tant ceux-ci seraient surpris de constater la présence de Karim.

Que faisait effectivement un vivant au Royaume des Morts ? Il devait s’expliquer séant. C’est que mordu par un serpent, il avait perdu sa joie de jouer. Pouvaient-ils la lui rendre ? Comme d’habitude, Diego ne put s’empêcher de déblatérer pour les convaincre. Ils n’en pouvaient visiblement plus de ses négociations et le pire, c’est qu’ils acquiescèrent : l’intrus pouvait retrouver sa belle ludicité. Mais à une condition ! Karim devrait renoncer à participer à la Coupe du Monde, et même à en regarder la moindre image ; traverser la nuit de Novembre sans luire à la lumière factice du Qatar, sans jamais se retourner sur son rêve de jeunesse et de divinité.

Karim accepta. Devenir un dieu du stade semblait peu de choses à côté de retrouver sa joie de jouer. Et quand Diego lui proposa de boire l’eau de la Fontaine de l’Oubli avant de repartir, il préféra s’abstenir, malgré la chaleur du désert : il aurait risqué de ne pas se souvenir de sa mission. C’est donc concentré comme jamais qu’il traversa le désert et le stade. Au passage, il déclara publiquement forfait, rappelant qu’il n’avait jamais abandonné mais que sa blessure l’y contraignait et qu’il voulait laisser sa place à quelqu’un qui pourrait aider l’équipe à faire une belle Coupe du Monde. Puis il quitta illico le Qatar, traversa la mer et les villes jusqu’à pouvoir se réfugier dans son quartier. Il ne lui restait plus qu’à attendre que la compétition s’achève sans lui…


Bizarrement, Karim vivait bien la situation. Il était même apaisé. Pourtant le venin n’avait pas entièrement quitté son corps… Le soir d’une rencontre cruciale pour son ancienne équipe, il lui monta à la tête. Attiré par la clameur d’un groupe de supporters en train de commenter les exploits d’un certain Killian, il fut pris d’un terrible doute : puisqu’il n’avait aucune jalousie envers ce nouveau héros, c’est peut-être qu’il n’aimait plus le football. C’est peut-être que tous ses efforts n’en valaient finalement plus la peine… Il fallait qu’il regarde. Il fallait qu’il sache. Il s’approcha donc, et là, quelle beauté ce fut ! L’attaquant Killian marqua sous ses yeux le plus somptueux des buts. Sa joie de jouer s’illumina de mille feux.

Mais hélas, sitôt réenchantée, elle s’évanouit vers les confins du Désert du Qatar. Karim avait rompu sa promesse aux dieux assistants, il devrait en assumer toutes les conséquences. Il avait bel et bien perdu sa précieuse ludicité pour la deuxième fois, le désenchantement était total. C’était comme d’avoir revu un dessin animé qui n’avait tellement plus paru crédible que même le plaisir du souvenir s’était évanoui. Et plus encore, la culpabilité le rongeait : tout était de sa faute, et rien ne pourrait la réparer. Il avait succombé au doute de l’adulte, et celui-ci le hanterait pour l’éternité. Il ne pourrait plus jamais jouer comme avant – ni pour le réel à Madrid, ni pour l’idéal de la France.

Le pire pour lui, c’est que beaucoup de gens du quartier lui en voulaient. Aux yeux des amateurs, il passait pour celui qui avait oublié les plaisirs simples du jeu. Aux yeux des autres, il passait pour celui qui avait sciemment manqué de lucidité. Il était seul, Karim, et comprenait que tous avaient bu l’eau de la Fontaine de l’Oubli : au stade ils n’avaient cure des malheurs alentour, hors le stade ils ignoraient la légèreté de jouer en commun. Lui non, et il savait qu’on le rejetait parce qu’il vivait l’ouverture consciente plutôt que la clôture ludique, plutôt que la clôture critique. Il savait qu’il n’appartenait ni aux meutes sportives pressées de se mettre du côté de la victoire, ni aux masses critiques pressées de se distancier du mal. Il savait la vanité d’un joueur croyant avoir sauvé l’humanité parce qu’il a marqué un but, le ridicule d’un critique croyant avoir sauvé la vérité parce qu’il a déconstruit un mensonge.

Il aurait voulu rappeler à tous que ce qui se passe hors du terrain influe sur le jeu, et que ce qui se passe sur le terrain influe sur la vie d’ailleurs. Il aurait voulu leur rappeler qu’à la Coupe du Monde, il avait vu les menaces sportives étouffer les cris pour les droits humains, et les menaces civiles écraser les joueurs qui avaient eu le courage de faire écho aux appels de la rue – il avait vu la défaite de tous les menacés. Il aurait voulu partager cette vérité, et trouver avec d’autres le moyen de remplacer les menaces par un espoir qui se propagerait de la vie au terrain, et qui rendrait heureux ses voisins. Mais il était seul, Karim, et ne vivait plus qu’avec sa mélancolie.

Attiré par tant de malheur – vanités des vanités, tout est vanité, et le football est vanité…, le serpent revint évidemment à la charge pour lui proposer un antidote. Mais il n’avait plus la patience d’écouter ses sornettes, et shoota sans apprêts dans le persifleur. A la place, Maradona apparut heureusement, et lui proposa une nouvelle fois de boire l’eau de la Fontaine de l’Oubli. Karim refusa pourtant. Il voulait désormais assumer pleinement sa condition. C’était pour lui l’âge de raison, et une histoire de dignité.

Mis au courant par tant de probité, le dieu Zizou en personne lui proposa alors de monter aux Champs-Élysées. Son sacrifice le valait bien. Il ne serait plus jamais ni enfant ni dieu du stade, mais il pourrait goûter là-haut le repos des héros et des gens vertueux. D’autant que certains aimaient bien le football, même s’ils restaient conscients de ce qui s’y tramait parfois. Karim s’en trouva un peu soulagé, mais son châtiment du doute de l’adulte ne s’évanouit pas pour autant. Il se demandait ce que signifierait d’aller ainsi du Désert du Qatar jusqu’aux Champs-Elysées : retrouver seulement une part de sa joie de jouer ? accélérer la venue du sable à Paris ? colporter l’argent sale vers la ville lumière ?

Epilogue au conte de football

Verrons-nous Karim aux Champs-Élysées ? La décision appartient certes au héros de l’histoire. Quant au champion terrestre, ballon d’Or des quartiers populaires, peu importe qu’il soit déclaré champion du monde sans avoir joué ou nommé responsable de la défaite par quelques aigris. Mais en ce qui nous concerne, la question a son importance. Elle n’est pas seulement de savoir si nous irons fêter la victoire des français ou des marocains. Elle est de savoir si nous irons tous au Paradis, celui du précédent conte de Noël – s’il aura suffi de se détourner du Mythe du Mondial au Qatar, de ses apôtres et de ses esclaves (joueurs, spectateurs et travailleurs), pour être certains d’avoir préservé un bien précieux, d’avoir sauvé Eurydice. La réponse est délicate, et nous sommes certes face à une énigme. Mais heureusement, presque comme d’habitude, Macron a donné un indice en disant : « il ne faut pas politiser le sport ». Traduction : il faut politiser le sport, y compris et surtout la pratique sportive elle-même (quitte à ce que ce soit au sens d’Arendt, comme aménagement de la possibilité du non-politique).

Comment faire ? Comme d’habitude : en se portant visiblement contre une chose au nom d’une autre pour laquelle nous sommes (tel type de jeu et de sport, de terre et de terrain, de ville et de forêt, de plaisir et de restriction, de culture et de critique…). Certes, ce qui rend difficile une telle opposition en l’occurrence, c’est que personne n’est vraiment pour le Qatar (sauf ceux qui l’ont fait naître, ou par procuration). C’est d’autant plus vrai que l’événement est lointain, et que les postes de télévision fonctionnent comme des écrans de fumée empêchant de s’opposer à une réalité tangible. La question devient donc : comment rendre visible ce qui tend à ne pas l’être, comment s’opposer à l’irréalisation en cours ? Il y a peut-être une piste simple pour y répondre…

Il semble en effet pertinent de ne plus faire comme si tous les sportifs étaient relais du mal : on a assez souffert de leur démission pour ne pas s’efforcer de dilater la moindre révolte. Alors que certains commentateurs s’appliquent à faire vivre le spectacle de façon à évoquer la vie d’entreprise (et vice-versa), nous pourrions parler du courage des joueurs iraniens (et du fait que les chinois semblent avoir entamé leur protestation en voyant les images de la compétition). Et plutôt que relayer l’idée que les joueurs doivent courir parce qu’ils gagnent des millions, nous pourrions nous appliquer à décrire le sport autrement, à souligner par exemple que quand un joueur réussit à jouer avec légèreté (y compris pour être performant) en dépit des lourds enjeux qui pourraient le plomber, il entre en résonance avec ceux qui peuvent y trouver quelque bonheur parfois – il effectue un geste politique.

Il paraît aussi qu’un footballeur italien non-qualifié a fait irruption sur un terrain en arborant un drapeau aux couleurs arc-en-ciel et un maillot floqué d’un message de soutien aux ukrainiens et aux femmes iraniennes. La caméra de pouvoir s’est détournée de la scorie, mais les puissants ont été prisonniers des apparences : il s’en est sorti sans problème (à vérifier certes par la suite). N’est-il pas utile de raconter son exploit ? En plus d’entrer en résonance avec la lutte des minorités, il a montré que toujours quelque chose échappe à la société de contrôle (il a pris des risques et a bien préparé son coup, car il était connu des services). N’est-il pas aussi utile d’espérer que la prochaine fois qu’il déboulera sur un terrain, les joueurs qualifiés l’applaudiront ?

Évidemment, ceci implique de regarder ce qu’il ne faudrait pas regarder : c’est la condition pour montrer ce que d’autres voudraient qui ne soit pas montré, et que d’autres ne sauraient voir. Évidemment, ceci comporte le risque de pactiser avec le diable, de se laisser charmer par le chant des sirènes ou mordre par le serpent de l’histoire. Mais en prenant soin de ne pas boire l’eau de la Fontaine de l’Oubli, qui permet aux spectateurs et aux critiques d’ignorer sciemment l’existence dont l’autre parle, c’est un risque à prendre pour réussir à nuire à la puissance de transformation symbolique de la machine nommée Capitalisme. Et si les matches sont à la source d’odieux oublis (6500 morts : 65 rencontres = 100 morts par match), nous aurons à commémorer. Et si le sport est un miroir grossissant de la société libérale, il nous faudra sortir les boucliers pour la méduser. Pour forcer les Narcisses à se noyer dans leurs eaux.

Dans cette perspective, les articles critiques et le travail journalistique effectués en amont sont encore très utiles. Il faudra les approfondir, notamment en insistant sur le fait que les stades sortis de nulle part n’iront nulle part – qu’il y a eu déterrestration et terraformation. Ce sera une façon d’expliciter la transformation en cours du Kapitalisme en Qapitalisme : il est désormais capable de créer ex-nihilo sa folle compétition (il y avait deux stades au Qatar, aucune culture footballistique). Mais il ne faudra pas oublier que cette opération passe par le symbolique, et qu’il est nécessaire de s’appuyer sur le terrain pour lui nuire, par exemple en montrant comment le jeu permet de subvertir les limites idéologiques auxquelles il est assigné dans le ventre de la machine. C’est peut-être bien peu au vu de l’ampleur du problème, mais c’est déjà plus que de croire que la sainte critique est en mesure de faire disparaître ce contre quoi elle se porte – surtout quand elle se permet de ventriloquer les joueurs. Porter la bataille des idées de la rue au terrain sera toujours mieux que de (se) répéter qu’on est contre le mal. Nous ne pourrons en tout cas pas ignorer la réalité d’un terrain que des millions de personnes scrutent. Car les Jeux de Paris arrivent en 2024, et il ne faudra pas rater l’occasion de nuire au Mythe de Jeux de Neige organisés prochainement dans un désert.

[1Deux questions de sport ont précédé celle-ci :
Et si les Jeux Olympiques avaient lieu ?
Qui veut la peau de Novak Djokovic ?

[2Les férus de mythologie grecque reconnaitront Orphée et Eurydice, les fans de football l’étrange affaire Benzema, les lecteurs de la revue Terrestres l’idée de Guerre des Mythes, dont nous avons parlé avec Martin Mongin : https://www.terrestres.org/2022/02/25/guerre-des-mondes-guerre-des-mythes/

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