Que faire de nos gendarmes ?

Pour une mutation lexicale dans les luttes de nature
Fred Bozzi

paru dans lundimatin#385, le 31 mai 2023

Les voleurs, les nudistes et les extraterrestres avaient les leurs, il n’y a aucune raison que nous n’ayons pas les nôtres : des gendarmes pour écolos. Et en l’occurrence, il n’est pas question des pyrrhocoris apterus, plutôt des acolytes du Sergent Garcia – celui qui poursuit Zorro. Le problème, certes, c’est qu’ils ont récemment eu tendance à nous prendre pour des parasites, voire des terroristes, et à se liguer contre les droits de l’homme. Mais n’avons-nous pas nous-mêmes tendance à noircir le tableau ? N’est-ce pas d’ailleurs la vocation du tout nouvel Observatoire des violences contre les militants – faire des bilans malheureux ?

Que faire de nos gendarmes ? Il est peut-être temps de changer de logiciel, arrêter de voir le mal partout pour jouer aux vengeurs masqués. La première ministre a en effet reconnu que nous sommes dans notre rôle quand nous alertons : cette légitimation ne nous oblige-t-elle pas ? Et quand l’égérie de la transition énergétique a invité les entreprises pétrolières à se réinventer, le président de Total a aussitôt annoncé que le climat est au centre de ses préoccupations : pouvons-nous décemment ignorer un tel engagement ? Voici donc une proposition : faire un pas vers l’apaisement amorcé par le Président de la République, accompagner les changements en cours. Et pour ce faire, accepter de parler en toute sincérité de la relation à nos gendarmes – en se rappelant avec l’exécutif qu’effectivement, en matière d’écologie, tout commence par le langage. [1]

Jusque-là, tout se passait relativement bien. Nous contestions les projets aberrants, les forces de l’ordre nous interdisaient de convaincre nos contemporains. Nous indiquions la direction à suivre pour retrouver la nature, ils rappelaient les règles de circulation sur les routes existantes : « il faut se calmer sur la bétonisation ; ok mais roulez bien à droite ; d’accord mais on ne la continue pas cette route ; ok on va demander à Bolloré ».

C’est vrai qu’il y avait parfois quelques tensions. Quand les gendarmes étaient un peu trop sur les dents, les écolos risquaient les leurs. Mais dans l’ensemble, l’ambiance était plutôt bonne. Les cohortes faisaient des allers-retours en fonction des vagues de gaz, les gardiens restaient en apnée à chaque avancée militante et acceptaient de respirer en fonction du sens du vent. Tantôt un loustic renvoyait le pavé dans l’anar, tantôt un grippe-coquin tirait sans sommation, mais finalement c’était assez bon enfant – on jouait à « je te tiens, tu me tiens par la barbichette ».

Et puis il y avait la bataille des chiffres, la célèbre guerre des bilans ! Ils disaient que nous étions 6 000 quand nous étions 30 000, nous estimions 30 000 quand nous étions 28 000. Ils créaient la cellule Demeter pour prévenir l’augmentation des attaques contre l’agro-industrie, nous affirmions qu’il n’y en avait pas plus qu’avant. Sans compter leur volonté constante de nous diviser en bon et mauvais militants – l’atomisation qui fait nasse, euh… qui fait masse, nous qui sommes définitivement une seule et même foule sentimentale.

Au moins chaque camp avait-il des histoires à raconter. Les anciens loubards avaient la sensation d’être « payés pour se marrer », dixit une ancienne connaissance, quand leur chef affirmait que s’il « y a des fois où vous allez vous emmerder à cent sous de l’heure, l’intérêt c’est qu’un jour ça peut être la guerre » [2]. De notre côté nous pouvions faire la différence entre le mauvais gendarme – quand il voit un écolo qui bouge il tire, et le bon – quand il voit un écolo qui bouge il tire mais c’est un bon chasseur, euh… gendarme.

Pourtant, depuis un moment, il semble qu’il y ait de l’eau dans le gaz – est-ce justement parce que l’Eau est apparue comme un bien commun ? Nous avons beau vouloir défendre la nature, les gendarmes sont persuadés que nous vivons pour désobéir et terroriser – voire que nous avons la passion de détruire les belles choses, que nous cherchons le bruit des bombes et les acouphènes plutôt que la tranquillité, que nous préférons leur présence à celle des montagnes que d’autres voudraient exploiter.

Il y a même une sorte d’escalade sur le terrain – est-ce parce qu’ils cherchent à nous écraser comme des mauvaises herbes et que nous repoussons chaque fois plus nombreux ? On les avait jadis vus asperger des gens assis sur un pont, aujourd’hui il leur arrive carrément de balancer des grenades sur les élus qui protègent des militants blessés. Et quand les plus anciens organisent un pique-nique dans les champs, ils se hâtent de les repousser vertement, sans égard aucun à la possibilité de causer des blessures tétaniques sur les métaux rouillés qui jonchent le sol. Et puis allez hop, fini de trier entre « violents » et « pacifistes », ils tirent dans le tas. Rangez les raquettes de tennis parce que si vous renvoyez les lacrymos nous on sort direct les lanceurs de balles…

Avec tout ça, étant donné ces légères inflexions dans les cultures policières, nous pourrions en venir à ruminer des idées délirantes. Par exemple, imaginer que les écolos sont aujourd’hui les cibles préférées de tous les gouvernements du monde, et que ceux-ci en viendront bientôt à laisser les activistes pénétrer dans des lieux interdits pour mieux les châtier. Ou alors qu’ils vont créer les BRAVES – Brigades de Répression des Actions Véritablement Ecologiques et Sociales. Vu l’ampleur du contrôle administratif, judiciaire et moral, nous pourrions même penser que la surveillance va devenir constante, et prendre l’habitude de vérifier qu’il n’y a pas un micro sous la voiture, une caméra sous le lit, voire une petite tâche de peinture jaune sur un vêtement – elle serait porteuse d’un mystérieux code confondant.

En tout cas, il faut le reconnaitre, la parano est déjà montée d’un cran dans nos esprits. Certains hésitent à parler en présence d’un smartphone, et j’ai ouï-dire qu’un jeune homme avait récemment empêché sa compagne de rassurer sa mère par cette voie au motif qu’elle risquait de les faire tous repérer. Je crois d’ailleurs savoir qu’il accélère le blanchiment de ses cheveux pour paraître inoffensif, et que sa belle s’entraîne tous les jours devant un miroir pour être sûr d’avoir le bon comportement en cas de contrôle. Autant dire que le gendarme intérieur se développe allègrement en chacun d’eux.

Or ce qu’il faut remarquer, quelle tristesse !, c’est que la réciproque est vraie. A force de nous fréquenter, les gendarmes en viennent à retourner la violence contre eux. Ils ont beau entendre les politiques les soutenir et les féliciter publiquement, ils ont beau se dire qu’ils ne font que leur boulot, leur conscience n’est jamais tranquille. Peut-être même soupçonnent-ils que leur espérance de vie est inférieure à beaucoup d’autres, et que les autorités cachent sciemment les statistiques des suicides dans leurs rangs (comme on cache celles des « sacrificateurs » dans les abattoirs).

Bref : entre nous, ce n’est pas folichon, et tout le monde en souffre. Surgit alors la question fatidique : n’en serions-nous pas venus à entretenir une relation toxique ? Ces années de sympathiques chamailleries ne se seraient-elles pas finalement évanouies pour laisser place à une indigne rancœur ? N’en sommes-nous pas arrivés au point où il vaudrait mieux se séparer malgré les regrets ?

Changer les noms pour sortir de la crise

Au point où nous en sommes, rien ne sert de se voiler la face. Les gendarmes ne rejoindront pas massivement notre cause. Nous ne pourrons pas leur faire admettre que nous sommes les victimes d’un pouvoir aveugle, ni que le héros de Braveheart était de notre côté. Nous ne pourrons pas jouer aux « diplomates » avec eux, ni leur faire comprendre qu’ils protègent un trou aussi vide que l’horizon nihiliste du Capital ou de la République dont ils se réclament – et que ce trou est une propriété privée construite avec l’argent public. Nous ne pourrons pas plus leur faire remarquer que s’ils veulent, comme nous, faire exister à même la lutte ce pour quoi ils luttent, il vaudrait mieux qu’ils le fassent en sens inverse : en cessant de balancer des grenades assourdissantes au nom d’un modèle sourd et aveugle – brutalité inouïe.

Alors quoi ? Organiser une bonne engueulade en espérant reprendre ensuite une discussion plus apaisée ? Imaginer se réconcilier sur l’oreiller à la saison des amours ? Nous ne pouvons décemment y croire… Par contre, c’est une heureuse hypothèse, nous pourrions espérer une bonne rigolade. Nous contenter d’une troisième mi-temps, histoire de se fendre la gueule tous ensemble cette fois. Histoire de remplir le creux au fond du ventre, oublier un moment la trouille de la patrouille.

Mais attention ! Pas question de gaz hilarants, ou de trucs qui font exploser de rire. Finis les expédients de toute nature – il s’agirait de rester sobre. Comment faire alors ? La première chose, évidemment, ce serait de considérer les gugusses qui nous gouvernent : nous pourrions partager des constats désopilants sur leur esprit de sérieux, et nous réjouir de les voir bientôt se séparer complètement du peuple – pour autant qu’ils aillent vraiment sur la lune et y restent à jamais.

Il faut néanmoins apercevoir la fragilité de cette première proposition. Spinoza dit que c’est une passivité [3] : rire aux dépends des chefs, c’est continuer d’en dépendre. Au moins pouvons-nous accepter, sans trop philosopher, l’idée que cette moquerie ne tiendra pas longtemps. Comment faire alors ? S’appliquer à être actif, bien sûr. Mais la difficulté redouble, puisque ce sont précisément nos activités réciproques qui nous poussent à nous opposer. Et en l’occurrence, elles risqueraient de nous faire emprunter les voies d’un rire inopportun…

Les pièges sont en effet nombreux. Le rire nerveux laisserait entendre que nous sommes pris la main dans le sac et que nous essayons de faire croire que ce n’est pas grave. Les petits ricanements pourraient ressembler à de l’ironie et conduire nos compères à la crispation (les blagues ne sont pas toujours aussi facilement partageables que celles du bon chasseur ou des deux cons qui marchent et vont toujours plus loin qu’un intellectuel assis). Le rire gras leur donnerait l’impression de n’être qu’entre collègues et, si le fou rire constituerait un indéniable soulagement pour tous, le rire fou semble en l’occurrence trop dangereux.

A quoi il faut ajouter la nécessité de se détendre pour pouvoir profiter des traits d’humour, et malheureusement la difficulté d’y parvenir, à cette détente. Nous-mêmes devrions rire quand certains nous accusent d’être des Amish, quand d’autres prétendent que l’Eau leur appartient exclusivement, mais nous n’y arrivons pas toujours, avouons-le ! Nous faisons preuve de trop de sérieux – sans que nos convictions nous rendent plus convaincants. Il nous faut donc être empathiques, entendre que nos camarades peuvent avoir des contrariétés, et accepter d’avoir nous aussi à désamorcer les tensions.

Mais enfin, comment faire ? Comment trouver la voie active entre les pièges du rire et les difficultés de la détente ? La tâche est certes délicate, mais il semble que nous ayons toutes les cartes en main pour la mener à bien. Reprenons en effet le cours de notre propos : nous constatons une inflexion dans les cultures policières et une tendance à déployer un gendarme intérieur, puis nous rapportons la seconde à la première, et nous finissons par penser que le comportement des forces de l’ordre est la cause de nos affections. Or n’est-ce pas là une erreur de raisonnement, par conséquent la source de notre passivité et l’origine du présent malaise avec nos complices d’hier et de toujours ?

Pour retrouver la voie active – redevenir « cause adéquate » de nos états dit Spinoza, efforçons-nous donc de modifier l’ordre de nos constats, et de penser plutôt que si nous sommes en train de devenir paranos, c’est précisément parce que nous pensons que les gendarmes nous voient comme des terroristes. A partir de là, quelle aubaine !, il ne reste plus qu’à gommer en nous cette erreur d’appréciation. Rien de plus simple. Alors chassons séant cette vilaine pensée, effaçons immédiatement cette affreuse image de nous-mêmes ! Nous ne sommes pas des terroristes, nous ne sommes pas des terroristes, nous ne sommes pas des terroristes… Et réciproquement, généreusement, préventivement, accordons à nos meilleurs ennemis que s’il leur arrive de se tendre, c’est bien parce qu’ils croient que nous les voyons comme les bras armés du capitalisme – mais où vont-ils chercher une idée pareille ?

Voici donc qu’apparaît, c’est la voie de l’apaisement tant désiré par le Président, une piste enthousiasmante pour améliorer nos relations abîmées : une conversion du regard. Elle nous conduit à les voir autant qu’à nous voir autrement, et avec nos deux yeux. Evidemment, une telle mutation pourra faire naître l’espoir que les gendarmes rendront bientôt la pareille, mais elle requiert avant tout que nous fassions les choses à notre portée. Et en la matière, il va sans dire, tout commence par le langage – par la façon de nommer ceux avec qui nous évoluons en ce monde.

En conséquence de quoi j’appelle ici même, quelle joie !, et quel soulagement !, à dissoudre dans nos consciences délirantes l’existence des BRAVES (Brigades de Répression des Actions Véritablement Ecologiques et Sociales) pour les remplacer par deux options plus sympathiques. Nous – peuple de l’Eau, pourrions ainsi saluer la naissance du GIROSCOPE (Groupe d’Inspection Rassurante des Organes de Surveillance des Copains Ecologistes) et du GIROFAR (Groupe d’Intervention Récréative et Originale des Forces Anti-Rivières). Les deux branches (Surveillance et Répression) seraient gouvernées par le gentil GRALADIN (alias Gendarm Raladin – reste à comprendre pourquoi il y a une coquille [4]).

[1Ce texte fait écho à « Que faire de nos défaites ? Pour une mutation spirituelle dans les luttes de nature », écrit plus sérieusement avec Stéphanie Chanvallon : https://lundi.am/Que-faire-de-nos-defaites.

[2https://www.youtube.com/watch?v=oqUaYASiVTY : à partir de 4’40, ou de bout en bout pour un plaisir maximal.

[3Spinoza, Ethique, IV, scolie de la proposition 45.

[4Indice : rien à voir avec Aladin, ni même avec le Sergent Garcia, plutôt avec Jaffar et Gargamel.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :