Penser la Palestine

Quelques considérations sur le sionisme et l’antisionisme
Stéphane Zagdanski

paru dans lundimatin#288, le 17 mai 2021

À l’aune de l’actualité du conflit israélo-palestinien brûlante de ces derniers jours suite aux expulsions domiciliaires de plusieurs habitants palestiniens du quartier hiérosolymitain de Sheikh Jarrah et aux attaques des forces de sécurité israéliennes contre la mosquée al-Aqsa en pleine « marche pour la danse des drapeaux » dans la Vieille ville célébrant la conquête de Jérusalem-Est par les forces israéliennes en 1967, l’écrivain Stéphane Zagdanski nous propose ici quelques réflexions sur le sionisme et l’antisionisme. Si certaines affirmations paraîtront peut-être polémiques, elles ont au moins l’avantage de permettre de réfléchir sur ce que le projet des pères fondateurs du sionisme est devenu en se confrontant à la realpolitik d’une région complexe et cible de toutes les convoitises.

« Le sionisme, accessible à la plupart des Juifs vivants, du moins par un bout extérieur, n’est qu’un accès vers la chose plus importante. »
Kafka, Conversations avec Gustav Janouch

L’Histoire, ça n’existe pas.
Il n’y a que des histoires – y compris au sens où l’on dit familièrement : « Tout ça, ce sont des histoires… ».
Souvenirs doublés d’oublis, parcellaires et chaotiques comme tout ce qui émane des cervelles humaines. Récits. Archives – lesquelles ne sont que des histoires tamponnées d’une date précise. Publications. Polémiques. Images – lesquelles ne sont que des reflets fragmentaires et figés de la vie vécue, dénués a priori d’autre sens que celui, purement technique, de leur cadrage (borné, par définition) ; contrairement aux mots qui vivent en secret de toutes les significations qui les ont imprégnés au cours des siècles, les images sont mortes et muettes, leurs significations leur sont toujours attribuées de l’extérieur, y compris par ce type particulier d’histoires qu’est la technique du montage des images et du son.
Or l’immense majorité des histoires est toujours teintée, voire imbibée, d’idéologie. Une idéologie, quelle qu’elle soit, est un système dogmatique plus ou moins élaboré – parfois très élaboré – d’associations d’idées réflexes et répétitives qui s’appliquent uniformément à toutes les situations humaines que ce système décide, à partir de ses propres présupposés souvent inconscients, de confondre, d’associer, ou d’opposer…
Le problème avec les histoires, c’est qu’elles méconnaissent les abyssales turbulences régissant les vies des hommes, leurs existences, leurs actes, leurs pensées, leurs drames et leurs extases, toute cette trame arbitraire, indémêlable, infiniment complexe, que des esprits paresseux qualifient d’« Histoire » et à laquelle ils s’imaginent assister comme, depuis un fauteuil molletonné, des spectateurs à une séance de cinéma.
Quant à ce qui arrive en ce moment en Israël, à Gaza, en France et ailleurs – ce qu’on appelle l’« Actualité » –, il en va de même que l’Histoire.
L’Actualité, ce n’est que l’Histoire – qui n’existe pas – en train de ne pas avoir lieu.

* * *

L’État d’Israël est une entité bifide incomparable. Il est un état, et il est Israël. On peut donc en dire d’emblée deux choses qui induisent deux types de réflexions très différentes :
1/ Israël aujourd’hui est une « démocratie » à l’occidentale, entièrement vouée à la corruption néo-libérale, en tous points comparable en cela à la France, à l’Italie, à l’Angleterre, aux USA… comme à n’importe quelle autre société où règne le « spectaculaire intégré » aujourd’hui.
Quant aux ennemis et adversaires géo-politiques de l’État d’Israël, le Fatah, le Hamas, l’Iran, le Hezbollah, le Liban, la Syrie, Daesh, etc., ils sont soumis strictement à la même corruption et propragande néo-libérale, hormis que ce sont d’infâmes despotismes à tendance théocratique prêts à voir périr leurs propres populations dans l’heure pour assouvir leurs délires fanatiques et génocidaires.

2/ Israël est le seul et unique pays peuplé d’une majorité de Juifs. Or le peuple juif, par son histoire, par son rôle livresque et métaphysique dans la constitution spirituelle de l’Occident chrétien et de l’Orient musulman est incomparable avec un autre peuple de ces deux immenses régions du monde.
En tant qu’État, il est légitime de reprocher à Israël strictement tout ce dont on peut blâmer les autres sociétés contemporaines. Là-bas, comme partout ailleurs – y compris dans les pays les plus farouchement ennemis d’Israël, et jusque à Gaza, en Cisjordanie et dans les plus misérables camps de réfugiés palestiniens (où l’on rêve aussi de vivre « à l’américaine » [1]) –, le néo-libéralisme a tout empoisonné de son venin nihiliste. Là-bas, comme partout ailleurs, tout-un-chacun partage les fantasmes ravageurs de l’Économie triomphante ; tous adhèrent aux grotesques valeurs factices du capitalisme le plus effréné ; personne ne remet en question les aspirations à la servitude volontaire globalisée ; nul ne critique le faramineux insouci de la nature et de la beauté, la pente au ravage, la course à la destruction. Tout le mal qu’on peut donc légitimement dire de l’État d’Israël – ses dirigeants corrompus, sa population hébétée de divertissements médiatiques imbéciles, le débat public confisqué par les plus cyniques marionnettes communicantes, la course effrénée au gain, l’abandon des plus démunis, etc. –, n’est pas le propre d’Israël : c’est le mal du monde, c’est la caractéristique d’une Époque de l’histoire humaine qui a pris un si sale tournant que les hommes, où qu’ils soient, ne s’en remettront probablement pas.

En revanche, deux singularités caractéristiques de cet État doivent être prises en considération pour comprendre la situation présente et leur intrication méditée comme rapport de cause à effet : l’État d’Israël est Israël, c’est-à-dire qu’il porte le nom propre par lequel se reconnaît le peuple juif depuis près de trois mille ans, et cet État est en conflit défensif à ses frontières (y compris avec la bande de Gaza) avec plusieurs de ses voisins qui sont autant d’ennemis engagés fantasmatiquement dans une guerre d’extermination revendiquée.

« Le nationalisme juif », expliquait Kafka à Gustav Janouch, « c’est la cohésion – sévèrement maintenue, parce qu’imposée de l’extérieur – d’une caravane qui traverse dans la nuit un désert glacé. La caravane n’a pas le dessein de conquérir quoi que ce soit. Elle veut seulement atteindre un pays bien protégé, qui donnerait aux hommes et aux femmes de la caravane la possibilité de faire épanouir librement leur existence d’êtres humains. La nostalgie que les Juifs ont d’une patrie n’est pas un nationalisme agressif, s’emparant rageusement des pays d’autrui faute d’avoir trouvé en soi-même et dans le monde une patrie véritable et parce qu’au fond il serait incapable en fait de faire reculer le désert.
— Vous pensez aux Allemands ? (lui demande Janouch)

Kafka garda d’abord le silence, puis il mit la main devant sa bouche en toussotant et dit d’une voix lasse :
— Je pense à tous les groupes humains avides de butin qui dévastent le monde et, s’imaginant accroître la sphère de leur pouvoir, ne font que restreindre leur humanité. Le sionisme, en comparaison, n’est qu’un tâtonnement laborieux pour retrouver ses propres lois d’homme. »

L’utopie sioniste est incontestablement dans un triste état. Ainsi en va-t-il aujourd’hui de toutes les utopies modernes, le socialisme à l’Est, la Révolution et l’abolition des privilèges en France, l’égalitarisme en Amérique du Sud, la décolonisation en Afrique, la fin du racisme en Amérique du Nord, la démocratie en Occident, etc. Quant aux pays qui se déclarent ouvertement ennemis d’Israël, c’est encore pire puisqu’on chercherait en vain quelles utopies revendiquées ont bien pu trahir leurs régimes despotiques, leurs sociétés fanatiques, leurs mœurs intolérantes et leurs idéologies belliqueuses.

L’histoire de la fondation de l’État d’Israël et du conflit israélo-arabe étant intimement liée à l’histoire moderne du peuple juif, c’est par cette dernière qu’il faut commencer de réfléchir pour espérer comprendre quoi que ce soit aux tenants et aboutissants du conflit qui embrase à nouveau la région aujourd’hui.

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Le sionisme n’est pas une idéologie : c’est à sa source une séculaire utopie d’émancipation politique et mystique fondée sur l’importance spirituelle de la Terre d’Israël (soit la « Palestine » de l’ancien empire ottoman) pour les Juifs du monde entier.

Walter Laqueur, dans sa monumentale Histoire du sionisme : « Une étude des origines du sionisme doit obligatoirement prendre pour point de départ cette place centrale occupée par Sion dans les pensées, les prières et les rêves des Juifs de la diaspora. La formule ‘‘l’an prochain Jérusalem’’ fait partie du rituel juif et de nombreuses générations de Juifs pratiquants se sont tournées vers l’Est en récitant la grande prière de la liturgie juive, le ‘‘Shemone Essre’’. La nostalgie de Sion se manifesta par l’apparition de nombreux messies, de David Alroy au XIIe siècle à Sabbataï Tsevi au XVIIe ; on la trouve dans les poèmes de Judah Halévy, dans les méditations de générations de mystiques. Le lien physique des Juifs avec leur ancienne patrie ne fut jamais complètement rompu ; durant tout le Moyen Âge, d’importantes communautés juives existaient à Jérusalem et à Safed, et de plus petites à Naplouse et à Hébron. Les tentatives de Don Joseph Nassi, duc de Naxos, pour encourager la colonisation juive près de Tibériade, échouèrent mais l’émigration individuelle en Palestine ne cessa jamais ; elle atteindra un nouveau sommet avec l’arrivée de groupes de ‘‘hassidim’’ à la fin du XVIIIe siècle. »

On comprend sans peine que les antisémites aient toujours en majorité été antisionistes. Ils n’ont aucun rapport avec les différents Juifs de différentes origines (les religieux, les assimilés, les internationalistes, etc.) qui s’opposaient à ses débuts et jusqu’à la seconde guerre mondiale au sionisme (comme solution à l’antisémitisme). Aucun de ces Juifs antisionistes ne pouvait prévoir la tentative de leur extermination au XXe siècle. On pouvait à la rigueur encore croire auparavant que les Juifs allaient se préserver de l’antisémitisme autrement qu’en s’auto-déterminant et en se défendant de leurs persécuteurs les armes à la main. Mais après ce qu’on a nommé la « Shoah », une telle candeur n’était plus possible.

À nouveau Walter Laqueur : « L’opposition au sionisme est aussi ancienne que le sionisme même. Elle vint de multiples côtés, juifs et non juifs, de gauche et de droite, religieux et athées. On a affirmé tantôt que le but du sionisme était impossible à atteindre, tantôt qu’il était indésirable, tantôt qu’il était à la fois illusoire et indésirable. L’opposition arabe n’a rien de surprenant mais les attaques vinrent également d’autres milieux, dont l’Église catholique, les nationalistes arabes qui se méfiaient des intrus européens, les hommes politiques et les orientalistes européens pro-arabes et les communistes. Les pacifistes le condamnèrent en tant que mouvement violent. Gandhi écrivit que, comme idéal spirituel, le sionisme avait sa sympathie mais qu’en recourant à la force les Juifs avaient rabaissé et avili leur idéal. Tolstoï déclara que le mouvement sioniste n’était pas progressiste mais foncièrement militariste ; l’idée juive ne trouverait pas son accomplissement dans une patrie territorialement limitée. Les Juifs voulaient-ils vraiment un État du type de la Serbie, de la Roumanie ou du Monténégro ? Certains antisémites approuvèrent le sionisme, d’autres le dénoncèrent dans les termes les plus violents ; pour les uns comme pour les autres, les Juifs et le judaïsme représentaient un élément destructeur et leur politique visait par conséquent à réduire l’influence juive et à se débarrasser du plus grand nombre de Juifs possibles. On aurait pu penser qu’ils auraient accueilli avec faveur un mouvement qui se proposait justement cela, à savoir de réduire le nombre de Juifs qui résidaient dans les différents pays d’Europe mais, en réalité, ils s’en sont fréquemment pris à lui. La Palestine, estimaient-ils, était un pays trop beau et trop important pour être donné aux Juifs qui, de toute façon, avaient perdu la capacité d’édifier un État à eux. Ils étaient destinés à rester des parasites et le sionisme était donc une imposture. Ce n’était pas une tentative constructrice mais au contraire une simple ruse, un élément de la conspiration visant à instaurer le règne des Juifs sur le monde. Mêlant métaphores et images, le théoricien du nazisme, Alfred Rosenberg, écrivait en 1922 : ‘‘Certaines des sauterelles qui suçaient la moelle de l’Europe retournent dans la Terre promise et sont déjà en quête de pâturages plus verts. Au mieux, le sionisme est l’effort impuissant d’un peuple incapable pour réaliser quelque chose de constructif mais, en général, il sert aux spéculateurs ambitieux de nouveaux champs dans lequel pratiquer l’usure à l’échelle du monde entier.’’ Rosenberg demandait la mise hors-la-loi du sionisme comme ennemi de l’État allemand et l’inculpation des sionistes sous l’accusation de haute trahison. »

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Aujourd’hui, l’ultra-gauchisme se construit en miroir de la domination néo-libérale. À l’inverse, le judaïsme traditionnel et la pensée juive échappent seuls en Occident à l’idéologie pré-capitaliste, capitaliste et néo-libérale. Les raisons en sont complexes mais pourraient être démontrées en examinant les textes de la Bible consacrés aux pauvres et aux riches, ceux du Talmud (principalement les trois traités Baba Kama, Baba Batra, Baba Metsia) consacrés aux échanges commerciaux et au travail, à la pauvreté, à l’étranger, à la domination impériale romaine, etc.

Ce sont pourtant des évidences qu’on peut saisir ne serait-ce qu’en lisant quelques versets de la Bible dans n’importe quelle traduction [2]… Si les gauchistes antisionistes ne les ont pas comprises, c’est qu’ils ont intérêt à ne pas les comprendre.

Les premiers kibboutsnikim et quelques uns des premiers sionistes, gens parfaitement honorables, les avaient au contraire très certainement à l’esprit. Dire à cette occasion que l’État d’Israël a trahi les rêves des pères fondateurs ne dit rien d’autre que constater que la France, par exemple, a trahi les rêves d’abolition des privilèges des Révolutionnaires, ou que l’Église de Rome a trahi les rêves d’émancipation universalistes des premiers chrétiens (pédophilie, accointance historique avec les régimes dominateurs et despotiques, colonisation impérialiste, esclavagisme et conversions forcées de régions entières du globe, etc.).

Nulle part au monde un État n’est l’incarnation ni la réalisation d’un « rêve ». Le « rêve » des Juifs sionistes, c’était a minima de ne plus subir la sauvagerie antisémite sans pouvoir se défendre.

Ce que l’on reproche aux sionistes, on pourrait le reprocher à toutes les nations, et quant aux ennemis déclarés d’Israël, on se demande même quel rêve on pourrait leur reprocher d’avoir trahi (peut-être celui d’une frange universaliste et émancipatrice dans l’Islam) tant ils entrent tous sans exception dans la catégorie des régimes les plus abjects du globe !

Nul ne peut nier qu’il existe, en Israël comme ailleurs, des Juifs qui participent à cœur joie au ravage du néo-libéralisme, des Juifs corrompus (Netanyahou le premier), racistes, colonialistes (qui rêvent de tuer ou de déporter tous les Arabes de Palestine…), mais ce n’est pas leur judéité qui s’exprime en cela (contrairement à l’antisémitisme chrétien et musulman, inscrit dans leurs textes fondateurs mêmes), même s’ils sont des Juifs religieux. Quelqu’un qui ne se conforme pas à ce que disent les textes juifs a beau être juif, il ne se place pas au cœur de la vérité juive, de la conception swingante de la vérité que déploie le judaïsme (dont tout le monde connaît au moins deux célèbres maximes : « Tu ne tueras point » et « Tu ne voleras point »).

Il faut savoir ce que disent les textes traditionnels juifs pour comprendre comment doit penser un Juif. Qui ne pense pas comme un Juif a beau être juif, ce qui parle en lui ou à travers lui n’est pas le judaïsme et n’implique aucun autre Juif. Un financier juif, pour reprendre mon image, en tant qu’il est financier, qu’il prospère sur le ravage de l’économie contemporaine, quelqu’un comme Maddof et quelques autres, est profondément dans le péché vis-à-vis de la vérité juive de la gratuité, de la charité, du souci et de l’attention portés aux plus démunis et à tous ceux qui souffrent à cause des riches principalement.

Kafka encore, en discussion avec Janouch : « Aujourd’hui les Juifs ne se contentent plus de l’histoire, cette patrie située dans le temps. Ils désirent trouver un pays qui soit le leur dans l’espace, petit mais semblable aux autres. Il y a de plus en plus de jeunes Juifs qui retournent en Palestine. C’est un retour vers eux-mêmes, vers leurs propres racines, vers la croissance. Cette patrie palestinienne est pour les Juifs un but nécessaire. Tandis que la Tchécoslovaquie est pour les Tchèques un point de départ.

— Une sorte de piste d’envol.

— Vous pensez qu’ils parviendront à décoller ? Je les verrais plutôt s’éloigner excessivement de leurs bases, des sources d’énergie qui leur sont propres. Je n’ai jamais entendu dire qu’un aiglon ait appris à voler comme un aigle en observant constamment et obstinément comment nage une grosse carpe. »

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J’appelle pour ma part « antisioniste » quelqu’un qui « s’oppose » au sens propre au sionisme, lequel est un mouvement né en pleine affaire Dreyfus d’émancipation et d’autodétermination des Juifs pour se protéger de la criminalité antisémite.

« Tous les après-midi, maintenant », confiait encore Kafka à Janouch, « je me promène dans les rues ; on y baigne dans la haine antisémite. Je viens d’y entendre traiter les juifs de Prasivé plemeno <« race de galeux »>. N’est-il pas naturel qu’on parte d’un endroit où l’on vous hait tant ? (Nul besoin pour cela de sionisme ou de racisme). L’héroïsme qui consiste à rester quand même ressemble à celui des cloportes que rien ne chasse des salles de bains. »

Les Juifs opposés au sionisme (les religieux, les assimilationnismes, les internationalistes, etc.) – dont se réclament par une ruse cousue de fil blanc les antisionistes antisémites (les antisiomites) aujourd’hui – ne s’y opposaient que parce qu’ils considéraient qu’il existait d’autres solutions (les leurs) à la sauvegarde du peuple juif (je mets à part le cas de cette pauvre démente de Simone Weil qui rêvait d’une extermination douce des Juifs).

Après 1945, cette position naïve elle aussi, n’était plus tenable. Les Juifs d’Europe avaient été quasiment exterminés, avec la complicité de bien des dirigeants arabes et des populations arabes de Palestine, farouchement hostiles à l’immigration juive. Certes, Hitler n’était pas musulman, mais il y a une nette coresponsabilité arabe dans l’extermination des Juifs, très exactement comme il y a aujourd’hui une coresponsabilité des Européens dans la mort de centaines d’émigrés en Méditerranée simplement parce qu’on leur refuse de se réfugier ici.

Après la guerre, donc, il n’était donc plus plausible d’être antisioniste. Voilà pourquoi un juif qui n’est pas haineux de soi ne peut qu’être sioniste au sens originel du mot. À sa source, le sionisme n’était pas un étatisme et pas même un nationalisme, ni un colonialisme ni un impérialisme. C’était la volonté utopique d’un foyer. Le Foyer National Juif correspondait à la volonté de sauvegarde du peuple juif en danger partout, dans le monde chrétien et musulman [3].

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Bien avant la création de l’État d’Israël, il y avait au sein du sionisme (parmi ses dizaines de courants divers et farouchement opposés les uns aux autres), un courant minoritaire favorable à un état bi-national où musulmans et Juifs seraient intégrés à part entière. C’est aujourd’hui la revendication imbécile et naïve (quand on connaît la gravité de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme en terre d’Islam depuis des siècles) des antisionistes les plus candides (lesquels ne sont pas nécessairement antisémites mais sont les idiots utiles des antisionistes antisémites largement majoritaires dans le monde). Or les Arabes (du moins leurs dirigeants) s’y sont toujours farouchement opposés, révulsés à l’idée que des Juifs puissent vivre parmi eux avec un statut d’égalité à part entière.

C’est cette même révulsion qui explique que tous les plans de paix et de partage de la Palestine entre Juifs et Arabes depuis bien avant la création d’Israël en 1948 jusqu’à 2002 furent catégoriquement refusés par les dirigeants arabes.

La dernière tentative d’amorce de paix en date est la remise de la bande de Gaza par les Israéliens à l’Autorité palestinienne en 2005. Ce mouchoir de poche territorial n’était pas l’embryon d’un État palestinien mais le gage de la part des dirigeants israéliens d’une possibilité de pourparlers de paix et d’une collaboration ultérieure avec les dirigeants palestiniens, en vue de fonder enfin, après tant de décennies d’échecs, un État palestinien pacifique à côté d’Israël qui comprendrait, après d’âpres négociations, la Cisjordanie et la bande de Gaza.

Ce en quoi le Fatah et le Hamas ont transformé la bande de Gaza en à peine quinze ans dit tout sur la possibilité de faire la paix avec les leaders palestiniens.

Nul ne sait ce que désire vraiment la population palestinienne, qui n’a pas et n’a jamais eu voix au chapitre. Tout juste peut-on s’en faire une idée en sachant que de libres élections en Cisjordanie aujourd’hui feraient apparemment tomber l’Autorité palestinienne aux mains du Hamas. Et l’on peut se faire une idée très claire de ce que pensent les dirigeants du Hamas et quelques autres leaders palestiniens et arabes, pour la raison qu’ils le déclarent publiquement. Ce qu’ils déclarent et profèrent à répétition, cela depuis des années, non seulement en Palestine mais dans beaucoup de pays arabes, c’est la haine des Juifs.

Ainsi quand un porte-parole du Hamas déclare dans un discours à la télévision : « Oui nous sommes le peuple qui aspire à la mort, tout comme nos ennemis aspirent à la vie ! » ; lorsque dans une émission pour enfants diffusée à la télévision palestinienne, on fait déclamer à une petite fille de cinq ou six ans que lorsqu’elle sera grande elle veut « tirer sur les Juifs » ; quand un chef religieux égyptien évoque publiquement, à la télévision égyptienne, « l’anéantissement de tous les Juifs au jour du Jugement » ; lorsque le premier ministre turc déclare que « ceux qui condamnent Hitler jour et nuit surpassent Hitler en barbarie », ces déclarations et tant d’autres du même ordre donnent certains indices pour juger de ce qu’éprouvent certains Arabes à l’égard des Juifs, et que semble confirmer les dernières émeutes antisémites dans quelques villes historiquement mixtes d’Israël.

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Penser la Palestine exige de penser le conflit judéo-arabe qui flamboie en mots et en actes dans cette petite région du monde depuis 1881, soit depuis les premières vagues d’immigration de Juifs russes pogromisés dans leur pays d’origine, jusqu’aux manifestations organisées par le Hamas à la barrière de sécurité séparant la bande de Gaza d’Israël il y a deux ans, et jusqu’aux jets de roquette de ces derniers jours. Et penser le conflit judéo-arabe puis israélo-arabe à partir de 1948 (cinq guerres, deux traités de paix et huit plans de partage tous refusés par les dirigeants arabes), exige d’abord de savoir penser un conflit en soi.

Dans un conflit, quel qu’il soit, il y a des morts. Dans un conflit, quel qu’il soit, il y a des morts innocents. Les jeunes adolescents allemands embrigadés dans les HitlerJugend et menés d’autorité au front à la fin de la seconde guerre mondiale, pour servir de pure chair à canon, furent les victimes innocentes des soldats alliés. Leur cause, ou plus exactement la cause qu’ils servaient de gré ou de force n’en est pas plus juste pour autant. C’est exactement la même chose concernant les adolescents palestiniens embrigadés aujourd’hui de gré ou de force par le Hamas (et quand on inculque la haine antisémite la plus enragée à un enfant depuis son plus jeune âge, son embrigadement à l’adolescence ne saurait être déclaré choisi ni réfléchi), tués par les snipers israéliens. Ce sont des victimes innocentes d’une cause profondément injuste, la cause du Hamas qui les utilise cyniquement, à l’instar de tous les dirigeants despotiques de la planète, pour servir de chair à canon.

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Les antisionistes sont une drôle de foule. La plupart sont si médiocres intellectuellement que condescendre à polémiquer avec eux est une disgrâce. Signe des temps, cette bousculade de vils bavards constitue une incommensurable majorité idéologique (ne serait-ce que parce qu’il y aura toujours dans le monde beaucoup plus d’antisémites et d’antisionistes que de Juifs), de sorte qu’il n’y a guère que les Sentinelles des îles Andaman qui n’ont pas encore donné leur avis sur la Palestine ni désigné les responsables du désastre ni détaillé les moyens assurés de régler le conflit israélo-arabe.

Autre fait troublant, non seulement cette meute d’indignés sélectifs s’est internationalisée depuis longtemps, mais elle s’est globalisée aussi sur le plan socio-professionnel : cinéastes, philosophes, chanteurs, économistes, lycéens, gagmen, politiciens, sociologues, éditorialistes, comédiens, journalistes, universitaires… Tous partagent la même sous-langue constituée des mêmes vocables empruntés au même registre de l’infamie : « apartheid », « racisme », « génocide », « colonisation », « spoliation », « occupation », « ségrégation »… et désormais « sionisme ». 

C’est un vaste envoûtement délétère, tout le monde s’y met, tout le monde s’en mêle, tout le monde répète mensonges et demi-vérités établis depuis des décennies et chacun croit avoir tout saisi en ressassant quelques slogans faciles et formules outrées.

Les philistins décérébrés qui clament leur antisionisme aujourd’hui ont ceci de commun avec tous les antisémites depuis toujours, à commencer par les premiers contempteurs chrétiens et musulmans dans les Évangiles et dans le Coran, de ne construire leur rhétorique crispée et indigente qu’en une référence substitutive spéculaire à la Parole juive. L’antisionisme est depuis toujours un discours usurpateur, structuré sous la forme d’un plagiat et d’une substitution. Comme Hitler vociférant que les Juifs voulaient exterminer le seul vrai peuple messianique qu’étaient les Allemands, les antisionistes sont des usurpateurs de la souffrance et de la tragédie juive, des plagieurs intellectuellement anorexiques, des entravés du style à qui les mots manquent pour exprimer leur ressentiment, de sorte qu’ils n’ont d’autre choix, pour proférer leur identité enragée de substitution, que d’emprunter aux Juifs (ou à quelques autres communautés opprimées du XXe siècle (« l’appartheid ») leurs signifiants singuliers, en en inversant la polarité ou en les détournant (« Shoah » plagiée en « Nakba », « Résistance à l’occupant » nazi reprise littéralement, « Génocide », etc.).

Du côté juif, hormis quelques racistes proclamés rêvant d’exterminer ou d’expulser tous les Palestiniens, kahanistes et compagnie, qui scandalisent tout le monde en Israël, on ne trouvera pas, ou très peu, en un siècle de discours, de proclamation génocidaire ou spoliatrice, et se réjouissant du malheur des Arabes. Le mot-à-mot de la déclaration d’indépendance d’Israël en est en soi la meilleure preuve.

Le sionisme historique était d’abord sensible aux souffrances des Juifs pogromisés, mais il ne fut jamais insensibles aux souffrances des Arabes dès qu’il en eurent conscience (après ne pas les avoir vus, ni pris en considération). Aujourd’hui encore on soigne dans les hôpitaux israéliens les Palestiniens, les blessés syriens, voire même les notables du Fatah lorsque la situation médicale l’exige. Par ailleurs, une partie de la population israélienne (certes minoritaires, comme le sont par exemple les gilets jaunes dans la population française) est positivement en faveur des Palestiniens et de leurs revendications. Certains soldats (Betselem) critiquent et dénoncent ouvertement les agissements d’autres soldats de Tsahal, etc.

Dans le camp d’en face, en revanche, il n’est qu’une seule et même vocifération depuis le début du conflit à la fin du XIXe siècle, jusqu’à nos jours. C’est l’antisémitisme le plus cru et ordurier, à la Drumont, des éditorialistes libanais chrétiens très influents au début du XXe siècle. C’est le pacte armé entre le grand mufti de Jérusalem, Al Husseini, leader arabe le plus influent de la première moitié du XXe siècle, avec Hitler et les nazis. Même si les assertions intéressées de Netayahou affirmant que c’est le grand Mufit qui souffla l’idée à Hitler du génocide des Juifs est grotesque, son pro-nazisme et son antisémitisme abject sont historiquement indéniables. Même choses chez tous les dirigeants palestiniens, tel Abbas commençant sa carrière en URSS par une thèse négationniste consacrée au génocide des Juifs pendant la guerre, tel le Hamas aujourd’hui et ses médias diffusant la haine des Juifs la plus patente jusque dans les émissions pour enfants...

Le sionisme – né au XIXe siècle d’une conviction utopique selon laquelle les Juifs pourraient enfin ne plus avoir à subir l’antisémitisme, leur sort ne plus dépendre des populations au sein desquelles ils vivent en minorité depuis tant de siècles – est devenu aujourd’hui une banale invective, depuis la bouche du plus dégénéré esclavagiste islamiste jusqu’à celle de l’étudiant en gender studies d’un campus californien. Quant aux indifférents, à l’ère de la propagande cybernétique, ils ne le demeurent pas longtemps.

En voici un exemple édifiant, datant (par hasard) de la crise des Gilets jaunes (hier donc), qui vaut mille autres anecdotes du même acabit :

On connaît la blague de Woody Allen : « J’ai lu Guerre et Paix en lecture rapide : ça se passe en Russie. » En février 2019, Maxime Nicolle, surnommé « Fly Rider », louable militant de la cause des Gilets Jaunes, exprime son avis supersonique sur la question juive [4]. À l’évidence, Maxime Nicolle est un brave garçon. Il commence par se déclarer touché par la souffrance juive, et il n’a pas tort concernant les manœuvres de récupération médiatico-gouvernementales du symptomatique incident Finkielkraut [5]. Maxime finit même par admettre ce que par quoi il aurait fallu commencer – hélas, la casquette à l’envers lui a brouillé les idées : « Je vous laisse vous renseigner sur l’histoire de la Palestine et d’Israël, c’est hyper compliqué, c’est très très très très très compliqué… » Après avoir longuement réfléchi (autrement dit après avoir passé une soirée à cliquer sur internet : le temps cybernétique est très relatif), le tribun casquetté inversif s’est décidé à fulminer son judicieux avis sur la question. Désirant en découdre avec le sionisme, il commence sa diatribe par une confusion assez typique du dialecticien de pacotille – dont sa casquette imperturbablement portée à l’envers semble l’indépassable symptôme : « L’antisionisme », déclare le casquetté en surveillant d’un œil les réactions et commentaires de son cyberpublic, « si on s’y intéresse un petit peu, c’est quand même un truc hyper, hyper, hyper, hyper raciste, mais carrément raciste. C’est-à-dire que c’est une idéologie à la con qui est d’extrême en plus mais euh c’est pas grave, le président ça le dérange pas, c’est-à-dire qu’il faut pas être raciste, il faut pas être antisémite mais on a le droit d’être sioniste et d’être hyper raciste… »

Ses fans ne manquent pas de faire remarquer à Maxime Nicolle qu’il a, par un lapsus casquetté à l’envers, confondu « sionisme » et « antisionisme ». Il se reprend : « Oui, c’est le sionisme qui est raciste, pas l’antisionisme évidemment ! Je me suis peut-être mal exprimé (sic : c’est peu dire)… C’est être sioniste qui, enfin, c’est même pire que ça, quand on s’y intéresse, c’est vraiment dégueulasse. Allez pas sur Wikipédia parce que c’est très neutre. Allez vraiment voir ce qui se passe là-dessus, c’est un truc à gerber… »

Nul ne peut décemment nier la réalité du malheur des Palestiniens. Pour autant, se prononcer sur un malheur humain sans en connaître ce qu’on nomme les tenants et les aboutissants, à savoir d’une part les causes historiques, idéologiques et métaphysiques précises, aussi diverses et circonstanciées soient-elles ; et d’autre part les divers groupes, dirigeants, idéologues et populations qui profitent de ce malheur humain, cela revient à prendre parti, sur le mode dégénéré d’un supporter de foot, mais ça ne s’appelle pas penser.

Le cas de Maxime Nicolle est significatif. D’une part, il dévoile l’envers de la casquette du discours antisioniste. Car s’il ne s’y réduit pas toujours (le plus souvent, si), le discours antisioniste a ceci de commun avec l’antisémitisme qu’il procède par aversion inversive. Tous les lieux communs de la rhétorique antisioniste renversent ainsi la vérité historique, à commencer par l’accusation de « colonialisme ». Il suffit pour s’en convaincre de lire les 880 pages de la classique Histoire du Sionisme en deux volumes de Walter Laqueur, les 1060 pages de la très riche Histoire intellectuelle et politique du sionisme (1860-1940) de l’irremplaçable Georges Bensoussan, d’y ajouter les cinq tomes de l’Histoire de l’antisémitisme de Léon Poliakov, l’Évangile et le Coran (eh oui, tout est lié) et de connaître au moins un peu, quand même, l’histoire mondiale des XIXe et XXe siècles, pour s’en convaincre.

Qui parmi les antisionistes a fait ce travail ? Personne.

* * *

Pour ne pas perdre mon temps à déconstruire chaque assertion ridicule de tel cinéaste [6], tel chanteur de rock [7] ou telle star hollywoodienne [8], je veux livrer quelques réflexions sur l’argumentation du philosophe français à la fois le plus prestigieux aujourd’hui et le plus radical dans son antisionisme – Alain Badiou –, lequel a l’avantage d’avoir livré toute sa pensée depuis déjà longtemps concernant à la fois l’État d’Israël et le peuple juif.

Je renvoie aux deux longues séances de mon Séminaire [9] que j’ai consacrées cette année à Badiou pour les diverses démonstrations et citations de détail concernant sa philosophie. Je n’entends ici que tirer certaines déductions concernant son antisionisme. 


Il y a une lâcheté proprement philosophique qui consiste à penser – ou du moins de ne pas se risquer à contredire –ce que Nietzsche qualifiait déjà de « troupeau » : « La morale est aujourd’hui en Europe la morale du troupeau. » (Par-delà bien et mal). Chez Alain Badiou, cette déclaration faite en novembre 2015 après les attentats du Bataclan est un exemple parfait de la morale du troupeau : « Prenons, sans même l’examiner dans sa signification politique, l’affaire de Gaza : 2000 morts du côté palestinien, parmi lesquels à peu près 450 enfants. Alors, c’est civilisé ça ? Parce que ce sont des avions qui tuent, déchiquetant, broyant et brûlant les gens, et non des jeunes abrutis qui tirent dans le tas avant de se suicider ? »

Le troupeau, c’est encore ce que Spinoza qualifie simplement de « vulgaire » (vulgus) à la fin de la préface du Traité théologico-politique  :

« Je n’ai aucun espoir de leur plaire ; je sais combien sont enracinés dans leur âme les préjugés qu’on y a semés à l’aide de la religion ; je sais qu’il est également impossible de délivrer le vulgaire de la superstition et de la peur ; je sais enfin que la constance du vulgaire, c’est l’entêtement, et que ce n’est point la raison qui règle ses louanges et ses mépris, mais l’emportement de la passion. Je n’invite donc pas le vulgaire, ni ceux qui partagent ses passions, à lire ce Traité, je désire même qu’ils le négligent tout à fait plutôt que de l’interpréter avec leur perversité ordinaire, et, ne pouvant y trouver aucun profit pour eux-mêmes, d’y chercher l’occasion de nuire à autrui et de tourmenter les amis de la libre philosophie. »

Hier, le troupeau, c’était le stalinisme et le fascisme, et bien entendu l’antisémitisme. Aujourd’hui c’est toujours l’antisémitisme et l’antisionisme (à moins d’être un halluciné du lobby et du complot juifs, il est difficile de ne pas comprendre qu’il y a sur la planète incommensurablement plus d’antisionistes que de Juifs), l’Américanisme, la Technique (les mathématiques dans le cas de Badiou, lesquelles ont modelé le monde occidental et contribuent, aujourd’hui encore, par exemple avec les algorithmes financiers du High Speed Trading, à ravager la planète).

Badiou, qui a lu Heidegger, le sait probablement, ou du moins est censé le savoir. Or Badiou est un des plus frelatés serviteurs du ravage, sous plusieurs formes, idéologique, politique, et philosophique. Quant à la forme rhétorique, comme tant d’intellectuels français il ne sait pas écrire, et ainsi sa piècette de théâtre et ses romans sont tous d’une nullité extravagante.

Tout le monde connaît les compromissions intellectuelles de Badiou avec les criminels staliniens de sa jeunesse. Or ce n’est que parce qu’il connaît bien la lâcheté consubstantielle du troupeau philosophique qu’il peut continuer de promouvoir Mao aujourd’hui. Sa fermeté de vue ne vaut qu’à cause de la mollassonnerie des neurones consubstantielle au troupeau. Ce n’est pas de s’être compromis, fût-ce une seule fois dans sa vie, qui est le plus blâmable : c’est de ne pas avoir eu le courage de penser cette compromission (comme l’a fait Heidegger lui-même, lentement et difficilement certes, ce dont témoignent ses Carnets noirs).

Alain Badiou est un spinosiste inversif : il s’imagine, en bon gaga du mathème, que les mots collent tant à leur signification, que le signifiant, le signifié et leur référent sont si indissociables qu’il suffit de biffer un signifiant pour que son référent cesse de poser problème et disparaisse. C’est exactement la bêtise formulée dans la blague du scientifique qui étudie l’audition des sauterelles en arrachant une à une les pattes de l’une d’entre elles. Ainsi Badiou se gargarisait-il en 2005 d’avoir trouvé la « réponse » à la « question juive » : il suffisait de biffer le « signifiant » « juif » du vocabulaire humain.

Difficile de ne pas songer qu’avec leur « nom » – les intellectuels français sont d’une ignorance si crasse concernant le judaïsme que Badiou ignore probablement que « le Nom » est un des surnoms du Dieu des Juifs ! –, c’est l’annihilation des « Juifs » que Badiou fantasme, conformément au vieux fantasme assimilationiste de l’Abbé Grégoire déjà, qui préconisait de mettre un terme à l’antisémitisme en dissolvant les Juifs dans la foule des non-Juifs.

Or il est loin d’être acquis – le contraire l’est même quasiment, on en a des exemples historiques précis –, que si l’on ne prononçait plus jamais le « nom juif », voire même s’il n’y avait plus de Juifs sur terre, l’antisémitisme disparaîtrait. L’antisionisme est bien la preuve, contre le spinosisme inversif de Badiou, que la vieille haine perdure en changeant les noms !

Spinoza expliquait que les mots ne sont pas consubstantiels aux choses mais employés et décidés au hasard des coutumes (Platon l’exprimait déjà dans le Cratyle), ce qui provoque tous les problèmes d’incompréhensions liés aux connaissances du premier genre et aux idées inadéquates. Même chose lorsque Badiou déclare l’État d’Israël « obsolète ». Il en fantasme l’obsolescence sur le mode des industriels qui la programment concrètement dans leurs marchandises pour mieux leur substituer une autre camelote identiquement destinée à s’auto-détruire promptement… Comment ne pas voir chez Badiou, au simple emploi du mot « obsolète », ce qui motive son fantasme de la disparition d’une structure étatique dans laquelle vivent des millions d’hommes dont par ailleurs il considère que le nom qu’ils portent, un nom tiré de leur texte sacré depuis des millénaires, est lui-aussi obsolète puisqu’il aurait été contaminé par l’emploi péjoratif de ce nom dans les discours des nazis.

D’où, chez Badiou qui n’est pas un antisémite au sens banal du mot, tout cela vient-il ? De la conception mathématique universelle qu’il se fait de la « vérité » [10], laquelle est bien elle-même intimement « impérialiste » et « colonialiste » sous son inévitable forme cybernétique.

La philosophie de Badiou est structurée sur le mode d’une profonde perversion dominatrice ; je l’ai démontré ailleurs, mais cela s’entend à l’ouïe nue à son élocution autant qu’à son vocabulaire ou à ses raisons idéologiques. Badiou a élaboré un concept de la vérité autoritaire qui pue la volonté de domination par tous les pores de sa prose. Sa « vérité » est exactement à l’image de ce que Heidegger explique dans son Parménide – Heidegger que Badiou critique sur un mode narquois et délabré (« À un moment il faut bien arrêter de questionner pour apporter des réponses ! ») –, qu’elle n’a été proposée, cette veritas, que pour écrabouiller (à la manière impériale romaine) la belle, subtile, profonde et énigmatique (questionnante) notion d’alèthéia.

Or, ne relevant ni de la veritas ni de l’alèthéia, la conception juive de la vérité est profondément subversive. Ce que précisément lui reprochent dans leurs textes fondateurs (Évangile et Coran, pères de l’Église et Haddith) les entreprises de domination idéologique que furent les impérialismes chrétien et musulman.

Antisionistes, apprenez à penser.

[1Libération du 6 mars 2019 : « Le faible des Palestiniens pour KFC marque leur rapport paradoxal à l’Amérique. Si les Etats-Unis restent honnis pour leur posture d’allié numéro un de l’Etat hébreu, endossée à l’extrême par Donald Trump, la culture yankee reste symbole de réussite, importée par la prospère diaspora palestino-américaine, dont l’influence est prégnante, des imposantes villas de campagne aux corn-flakes fantaisie dans les supermarchés chics. Jusqu’aux rutilants KFC palestiniens, pourtant si éloignés de la gastronomie palestinienne, par ailleurs défendue bec et ongles. Ce qu’apportent aussi ces enseignes, c’est l’illusion d’une « normalité » en Cisjordanie occupée, rattachant la Palestine, au-delà des restrictions spatiales et matérielles, aux grandes capitales arabes mondialisées, où le Colonel Sanders, mascotte de KFC, a pignon sur rue. A tel point que pendant la révolution égyptienne, le régime de Moubarak avait accusé KFC – et donc l’Oncle Sam – de manipuler la jeunesse de Tahrir… »

[2Je renvoie sur cette question à mes textes précédents parus dans Lundimatin.

[3Il faut à ce sujet méditer la conférence de Georges Bensousan consacrée aux Juifs en pays arabes : https://akadem.org/sommaire/themes/histoire/diasporas/les-juifs-sefarades/juifs-en-pays-arabe-le-grand-deracinement-1850-1975-05-07-2012-45763_77.php

[9J’ai minutieusement examiné le cas Badiou dans mon Séminaire, on peut en juger ici : https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRjrGgwjqkx692bJxkwbfWfV

[10Extrait de mon séminaire : Si l’on compare maintenant avec ce que Badiou énonce des vérités comme « multiplicités génériques », indicibles et ineffables en soi (« nul prédicat langagier ne permet de les discerner, nulle proposition explicite de les désigner »), on comprend vite qu’il ne s’agit plus de ce que Lacan entend par « vérité », à savoir « ce qui se creuse dans le réel avec la dimension de la parole ». En réalité, il semble bien que Badiou n’ait fait que ramasser le « concept hautement transfini de ‘‘vérité mathématique objective’’ » qu’évoque Gödel dans sa lettre à Hao Wang du 7 décembre 1967, là où Gödel lui-même l’avait volontairement retiré… »

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