Pass convivialité

une presque fiction
Stéphanie Chanvallon

paru dans lundimatin#411, le 15 janvier 2024

Dans ce texte très drôle au sujet d’une idée sinistre, on nous conduit d’un monde de QRcodes et de « pass » à un petit bivouac convivial sous les étoiles. Saurons-nous discerner ce qui est fictif de ce qui ne l’est pas ?

Pass sanitaire, pass culture... Voilà que se trame dans les nimbes de l’hémicycle une série de pass - comme une série de vaccins à venir - dont la finalité ne sera pas voilée tant nous sommes devenus absorbateurs de nouvelles fonctionnalités. Tout semble aller pour le mieux dans un monde de dépendances et d’instrumentalisations.

De la réalité

Le projet de ce texte est né de constats journaliers sur l’asservissement au tout numérique et surtout d’une douloureuse expérience qui met en exergue nos difficultés à nous parler ou plutôt le fait que nous mettions facilement l’autre à distance par le biais de la communication digitale. L’idée d’un pass convivialité venant prochainement se greffer à nos vies est alors apparue, un pass pour autoriser, pour encadrer, au nom de l’ordre. Un pass qui arriverait « naturellement » pour prendre en charge après que nous avons, au fil des ans, abandonné pour une part la profondeur de l’échange et tout ce qu’il recouvre comme engagement.

Contexte : dans le milieu associatif des soins palliatifs, où est fondatrice la présence à l’autre, une personne bénévole accompagnante a été suspendue de son engagement par une missive mailée émanant de la présidence sans que rien, sur le motif de cette suspension, n’ait jamais transparu ou n’ait été évoqué. Ce mail arrive un soir, quelques lignes sur un écran, juste comme ça. Quelques lignes sur un écran. Profond choc - cette façon de procéder, inhospitalière, a déjà eu cours quelques mois auparavant avec un autre bénévole.

Une mise en défaut tant formelle que froide, à partir d’interprétations et de mésinterprétations sur des « écarts » aux règles de l’accompagnement constatés par des membres de l’équipe médicale et bénévole. Prenant son courage à deux mains, téléphonant, répondant par une longue lettre, rencontrant le chef médical des soins palliatifs alors que le bénévole n’est plus autorisé à accéder au service, l’incriminé s’entend dire que ce qui est rapporté par ce mail n’est pas ce qui s’est dit à son sujet, qu’au sein même de l’équipe médicale la notion d’« écart » de comportement est problématique et source de tensions et qu’elle devient contradictions dans les faits, bref... Il n’y avait pas là de quoi suspendre le bénévole. Manque de justesse et non sens, et pourtant quelques lignes sur un écran pour un renvoi sans aucune autre forme de procès (au sens figuré actuel).

Passer un coup de fil, se rencontrer, s’expliquer et comprendre une situation, faire un effort pour communiquer, faire confiance dans notre capacité à nous parler, ce n’est donc plus possible ? « Ah ben non, toutes les cases n’ont pas été cochées ou alors le comportement n’entrait dans aucune case ». Suspicion, trouble à l’ordre, puis chien qu’on accuse de la rage... Le système et ses règles semblent investir tous les espaces, n’autorisent aucun débord, aucune autre façon. Sauf que là, on n’est pas dans une usine d’outillage ou de production de viande avec contrôle et traçabilité. Nous sommes entre humains qui prennent soin d’humains.

Pour faire simple, avec une accélération depuis la douloureuse période du COVID [1], la communication vraie (avec qualité, sensibilité, dans un espace habité, par la perception de l’autre dans ses mimiques et ses souffles...) semble devenue difficile, et dans cette expérience, elle l’est dans différents espaces intrinsèquement entremêlés : le milieu médical, le milieu des bénévoles, le milieu partagé par les soignants et les bénévoles. Que la personne soit en tort n’est même plus ici le problème. Ce qui interpelle c’est cette façon de procéder qui atteste bien du mal-ensemble dans lequel nous sommes installés. Il y a pourtant là quelque chose de la perte, une perte précieuse – elle nécessiterait un autre texte.

Alors, il ne s’agit plus de poser un « quelque chose ne va pas » mais d’interroger à la fois « comment en sommes-nous arrivés là ? », « au nom de quel(s) intérêt(s) plus grand(s) que nos convictions ? ». Savons-nous encore être avec l’autre sans se précipiter pour décrocher à la moindre sonnerie du portable – ce qui semble relever aujourd’hui plus d’un réflexe que d’une impérieuse nécessité ? A s’observer, énervement ou agacement, impatience, sur agitation apparaissent tôt ou tard dans nos affects.

Je m’entends dans ma tête : « complètements tarés », « complètement barrés ». Ce n’est pas un jugement, c’est un profond mal-être mu en tristesse. En tout cas, c’est dit si spontanément que j’y cherche une signification. Barrés comme code barre ou comme case cochée barrée. Et quand maintenant vous avez oublié votre code personnel pour accéder à un site officiel, c’est un QRcode qui vous est proposé pour vous identifier. Mine de rien, ce n’est qu’un QRcode... mine de rien, justement. Ou barrés comme la direction massivement prise et que quelques-un-es ne souhaitent pas prendre. Est-ce donc préjudiciable de refuser ce qui se vend comme une société de progrès ? Tarés comme « perte de valeur subie par un matériau, une marchandise, par suite d’une altération, ou bien encore une défectuosité d’un organisme, etc. ». Nous serions de la matière ? Il faut bien reconnaître que l’expression « chair à canon », modernement « chair à missile ou à drone » est d’actualité. Il ne faut pas s’en étonner puisqu’« il faut bien vivre avec son temps ! ». La fonction de tare permet de soustraire le poids d’un objet du poids total mesuré. Nous nous sommes donc vus soustraire quelque chose, mais quoi ?

Ce qui peut étonner le plus c’est ce constat partagé de notre dépendance à la numérisation du monde. Nous nourrissons l’IA au quotidien, presque à chaque clic. Nous sommes devenus sans le savoir des travailleurs très spéciaux. Nous sommes à l’affût du moindre signal digitalisé venu de l’extérieur de soi. Et singulièrement, nous le vivons comment tout cela, le soi depuis le dehors, et l’être ensemble ? Même Noël se décline en règles encadrées ou à scanner dans divers lieux publics : passer du bon temps, profiter de ses enfants, savoir donner et recevoir, partager un bon repas, être heureux... Cela pourrait faire sourire, cela s’insinue doucement. Acceptation progressive de ce qui finit par ne plus choquer ou tout simplement questionner. Mais revenons au pass convivialité.

Pass sanitaire, pass culture... Du pass sanitaire, tout ou presque a été dit, et déjà apparemment oublié [2]. Quant au pass culture, malgré les critiques plutôt du côté institutionnel, il va bon train et ne soulève que très peu d’interrogations ou de discernement du côté des utilisateurs [3].

De la fiction

Le pass convivialité [4] est mis en œuvre dans le cadre du certificat numérique de l’Union européenne et du contrôle des relations à l’intérieur de chaque frontière et au passage de chacune d’entre elle. Il permet de :

— empêcher toute communication pouvant porter atteinte à l’ordre public

— sécuriser sur le territoire métropolitain l’entrée de formes de communication non valides et agir en prévention pour la sécurité du territoire voisin

— faciliter la mise en œuvre des mesures de contrôle des communications

— agir contre l’émergence de nouvelles formes de communication ou le retour des formes de communication du temps de grand-père.

Le pass convivalité participe à la stratégie nationale qui vise à instaurer une société centrée sur l’humain. Cette société progresse au plan économique et résout ses problèmes sociaux grâce à un système associant de façon sophistiqué l’espace physique, psychique et cybernétique. La réussite du pass sanitaire, la mise en place d’un pass culture, favorisent le déploiement de la formule pass dans différents domaines de la société. L’objectif et de solutionner les divers enjeux planétaires par des technologies telles que l’Internet des Objets (IoD), l’Intelligence Artificielle (IA), la robotique, les mégadonnées et la biotechnologie. La communication et les échanges humains étant un enjeu crucial pour la stabilisation de ces enjeux, le pass convivialité est donc créé.

« Pass convivialité » : toutes les réponses à vos questions 

Le « pass convivialité » consiste en la validation permanente, numérique (via l’application TousProconvivialité), d’une preuve d’une adéquation des échanges avec le cadre autorisé pour éviter toute atteinte à l’ordre public. Tout manquement entraîne la perte du pass convivialité et l’activation d’une identification sécurité visant à informer l’alter.

Comment récupérer mon « pass convivialité » ?

Pour récupérer votre « pass convivialité » :

— les tests convivialité sont réalisés par un professionnel de santé sécurité agréé. Leurs réussites génèrent une preuve dès la saisie du résultat via un code barre ou codeQR

— une fois votre certificat de convivialité en main, il suffit de le scanner pour l’importer et le stocker en local, dans votre téléphone avec TousProConvivialité

— l’activation de l’identification sécurité lors de la perte du pass convivialité est automatiquement désactivée mais reste mémorisée.

Où le « pass convivialité » est-il obligatoire ?

Sur le territoire national, sans exception. Les règles du « pass convivialité » sont applicables pour les outre-mer.

Qu’est-ce que le « pass convivialité » européen ?

Pour voyager librement et en toute sécurité au sein de l’Union européenne, le « pass convivialité » devient européen. Il permettra à moyen terme la formalisation d’un « pass convivialité européen » ou ECP.

Avez-vous trouvé les informations que vous cherchiez ?

Retour à la réalité. Un feu de camp sous un ciel étoilé, les cris d’une chouette hulotte. Et puis des palabres, des rires. Les premières notes d’une guitare et une danse qui s’improvise sur un tapis de feuilles d’automne. Simplement. Les portables sont à portée de main, les satellites assurent la liaison ; tout va pour le mieux dans un monde où il est question de « vous rapprocher de l’essentiel » puisqu’« on est fait pour être ensemble » [5]. Mais il y a les absents : Marion, Romain..., il y a elle, il y a lui, les électrosensibles qui ne peuvent désormais que se tenir à distance des espaces de convivialité criblés d’ondes. C’est aujourd’hui, autour d’un feu de camp. L’autre absent.

Ivan Illich écrivait en 1973 au sujet de la convivialité : « L’équilibre de la vie se déploie dans plusieurs dimensions ; fragile et complexe, il ne transgresse pas certaines bornes. Il y a certains seuils à ne pas franchir. Il nous faut reconnaître que l’esclavage humain n’a pas été aboli par la machine, mais en a reçu figure nouvelle. Car, passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote (...) J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu’il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l’outil dominant et l’outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don » [6].

Le don comme engagement.

Stéphanie Chanvallon


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[1Article du 20 février 2023 « Réparer les morts. Mémoire et vigilance », disponible sur https://lundi.am/Reparer-les-morts-memoire-et-vigilance

[2Article de Fred Bozzi du 6 novembre 2023 « Silences. Quatrième post-scriptum au terrain vague », disponible sur https://lundi.am/Silences

[3Article de Philippe Godard du 23 janvier 2023 « Pass culture et trouble à l’ordre public » disponible sur https://lundi.am/Pass-Culture-et-trouble-a-l-ordre-public

[5Slogans d’opérateurs telecom.

[6Ivan Illich, « La convivialité », Editions du Seuil, 2021, p.13, 28

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