Parole d’un littoral

(parole 7)
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#397, le 5 octobre 2023

Les amateurs de voyages organisés raffolent de l’été indien. C’est pour eux l’occasion de goûter un privilège, engranger de belles images. Ils pourront les montrer ensuite à leurs riches voisins, pensent-ils, pour mieux passer l’hiver. Mais le littoral qu’ils arpentent ne l’entend pas de cette oreille.

J’ai toujours vécu entre deux. Bâbord la mer, tribord la terre (ou l’inverse, je ne sais plus, avec ce qui m’arrive). Un pied dans l’eau, un pied au sol, je me demandais s’il fallait laisser passer les vagues, ou laisser pousser les arbres.

C’est comme ça que j’ai évolué au fil des siècles. Tantôt recroquevillé vers un fond de baie armoricaine, tantôt répandu plus largement vers l’océan atlantique. Un coup plutôt confiné, un coup engagé vers l’ailleurs.

Et je vivais cela à mon rythme. Les métamorphoses des traits de mon rivage étaient une lente respiration. Elles semblaient devoir aller ainsi pour l’éternité. En un mot : ma géologie, c’était une sorte d’infini, et j’aimais bien ça.


Mais récemment, j’ai eu affaire à une surprenante montée de la mer, et dû reculer en terre plus vite que d’habitude. J’ai senti que le Gulf Stream avait dévié sa route, et que les eaux qui rognaient mes falaises venaient tout droit de la banquise fondue.

J’ai vu aussi une écume jaunâtre s’échouer sur l’estran – elle était sûrement due aux intrants de la terre, comme les algues vertes dont parle la lumière. Puis la mer a dégorgé une baleine à bosse, une baleine à bec, et moult dauphins sont venus mourir sur les plages.

Autant dire que c’est vraiment bizarre, ce qui se passe en moi depuis quelques temps. J’en passe par toutes les couleurs, et sérieusement, ça a tendance à me perturber. Les changements sont trop brusques, je ne me reconnais pas.


Le plus étrange, c’est que par là-dessus j’ai dû accueillir des immenses blocs blancs, à bâbord. De vrais immeubles flottants, avec à l’intérieur des rivières de champagne qui coulent à flots, et des habitants qui sortent par petites grappes pour me parcourir.

Ce sont des touristes, paraît-il. Des gens qui fréquentent les beaux sites et les relient en suivant un parcours fléché. On dirait qu’ils collectionnent des fragments de moi pour reconstruire un monde parfait, le constituer en totalité achevée.

Je crois même qu’ils imaginent pouvoir jouir à bon compte des parties de mon corps : quand ils photographient mes lieux, ils font défiler sur des écrans les images capturées en pensant retrouver mon infinité. Quelle blague.


Evidemment, je me suis d’abord dit qu’avec cette étonnante manie, ils s’éloignent complètement de ma nature. Mais bon, c’était un spectacle plutôt comique de voir des gens un peu à l’ouest sur ma pointe Finistère. Alors j’ai laissé faire.

Seulement il y a peu, j’ai senti une ombre se déployer en moi. J’ai cru à une nouvelle marée noire – douloureux souvenirs des bateaux qui croisaient hier. Heureusement, ce n’était pas le cas. Mais quand même : une armée bleu marine était en train de redessiner mon paysage !

Qu’est-ce que c’était que ce truc ? Une brigade au service des croisières ! Je n’en suis pas revenu : en plus du champagne, les visiteurs venus de la mer avaient besoin d’être escortés par les forces de l’ordre pour consommer du folklore.


Comment en étions-nous arrivés là ? J’ai appris que quelques personnes avaient voulu alerter la population sur l’inécologie de leurs petits tours de moi, mais que d’autres plus installés avaient fait en sorte de les éloigner manu militari pour éviter de gâcher la fête. D’où la présence policière.

Me voilà bien ! Bâbord des gestionnaires, tribord des révolutionnaires, et au gouvernail un capitaine de gendarmerie qui convoie des touristes en short vers les Kouign-amann et les boutiques de Locronan (avant d’aller peut-être, ironie de l’histoire, contempler les traces de la résistance à Plogoff). Tu parles d’un porte-à-faux.

Ma première réaction, évidemment, a été de rester entre deux : je vis comme ça depuis des siècles, je pouvais continuer. Mais j’ai senti que cette trouble période demandait que je reprenne les choses en main, et fasse moi-même bouger les lignes. Mieux encore, que j’apprenne à me mouiller, à forcer ma nature pour réussir à pencher d’un côté.


J’ai donc ouvert mes écoutilles, et entendu d’emblée dire que les touristes ont beau être de passage, ils font débarquer un mode d’habitation trop polluant : carburant trop lourd, rejets outranciers. Et puis ce ne sont pas des réfugiés climatiques, ni des nomades, ce sont des gens polis par l’argent qui dégustent le monde dans une bulle. Avec distinction, peut-être, mais sans voir la chose à laquelle ils participent, ni son lot d’injustices.

Je dois dire que ce message d’alerte m’a tout de suite parlé. J’avais déjà eu vent des gaz qui étouffent mes lointaines cousines, les côtes de Méditerranée, et malgré la loi censée me protéger, celle qui porte mon nom, j’avais constaté des passe-droits et la multiplication des maisons secondaires. Je ne voudrais pas, effectivement, que la touristification charrie de mauvaises vapeurs, ou une nouvelle gentrification.

Mais qu’en pensaient les autres, plus installés ? Qu’il n’y a rien à craindre. Selon eux, les embarcations sont bien plus petites que celles qui stagnent et souillent ailleurs. Elles sont neuves et surfent sur une vague moderne, elles sont donc assurément moins polluantes. Et puis les locaux profiteront des visiteurs, il faut s’en réjouir ! Ceux qui en ont conscience en font déjà l’éloge (qu’ils soient boulangers, libraires ou guides cultivés), les rétifs sont par conséquent de simples ignorants. Alors circulez, il n’y a rien à voir.


A ces mots, ma conscience n’a fait qu’un tour. J’ai compris que les plus installés déroulaient le tapis rouge à une activité lucrative, pourvu que les billets tombent dans leur panier. J’ai compris qu’ils voulaient laisser aller le cours normal des choses d’argent.

N’y avait-il pas pour moi d’autres horizons ? Et n’avaient-ils pas honte de laisser entendre que se mobiliser contre les flux monétaires revient à stopper la vie ? Ne savent-ils pas que si les gens finissent par vivre le ralentissement comme une entrave, c’est parce qu’ils sont d’abord contraints de baigner dans ces forts courants financiers ?

A l’évidence, non. Je les ai plutôt vus organiser la division des habitants et dénoncer les paresseux antitout, ceux qui refusent de travailler. Les deux pieds sur terre, comme ils disent, et sans vergogne, ils affirment même que ces fainéants donnent une mauvaise image du pays parce qu’ils repoussent les étrangers que tout bon citoyen saurait accueillir.


Mais qu’est-ce que c’est que ce mensonge ? Leurs opposants rappellent seulement que la mondialisation est une vaste entreprise d’irresponsabilisation, qu’avec elle c’est toujours pire ailleurs, et qu’il peut être bon de ne pas s’en faire localement relais !

Ils rappellent seulement que le capital est un vilain touriste. Les installés ne l’ont-ils pas vu comme moi aller des dunes de Tréguennec creuser des mines aux terres de Landunvez bâtir une immense porcherie ? A quand les aménagements en cascade pour ses nouveaux appétits ?

Voici donc ce que je pense : plutôt que m’assigner à résidence, les militants essaient de maintenir un dehors à ce qui forme le monde de l’économie. Ils entretiennent un espace de rencontre pour ce qui n’est pas encore habituel en son cœur. Ils me boutonnent une ouverture éclair.


Autant dire qu’aujourd’hui, je penche nettement du côté de ceux qui donnent l’alerte. J’espère qu’ils réussiront à allumer un phare dans le brouillard des plus installés, qu’ils parviendront à écrire le plus audible des s.o.s avec ma chair.

Et j’aimerais dire avec eux que j’en ai marre d’être souillé. J’aimerais hurler aux oreilles des anti-rien que la mer monte, que la terre tremble, et qu’il n’est plus temps de pérorer quand des gens se noient parce qu’ils fuient le danger.

En un mot je pars à vau-l’eau, et veux la dislocution des tranquilles. Entre écologique et social, je veux contredire la parole du luxe pour faire écho à ceux qui souhaitent une habitation plus humble du monde. J’en profiterai pour dénoncer les prétendus appels au dialogue, ces balivernes que les installés prononcent tout en bâillonnant les contradicteurs.


Vu que je me déploie toujours en deux bords, je crois bien que mon message pourrait porter loin. Des natifs aux nouveaux arrivés, des gens de peu aux plus aisés, des gens de mer aux gens de terre. Des Bigouden aux Penn sardin aussi, et des langoustiers de Penmarc’h aux thoniers brestois. De Lorient à Saint-Malo même, pourquoi pas de Marseille à Venise !

Le problème, certes, c’est que je n’ai pas encore voix au chapitre. Je ne suis ni homme, ni femme – on ne reconnaît pas ma parole politique. Mon message n’est donc peut-être ici qu’une bouteille à la mer. Mais ce n’est pas la fin du monde. Car il me reste à bouillir joyeusement dans mon silence, à fomenter une tempête, un cri vague et sans filtre, pour convoyer bientôt les riches visiteurs vers leurs fonds préférés, loin de mes côtes.

Et ce qui me réconforte, c’est que ce nouveau souffle me rapproche des militants : destinés au mutisme et à la défaite, ils ont une fois réussi, j’en suis témoin, à repousser les touristes relais du capital. Et ça, c’est pour moi un réjouissant souvenir, un bel exemple à suivre. Je vais me mettre séant dans leur sillage. On n’a peut-être pas fini de se marrer.

Fred Bozzi

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