PUNK anarchism

Éléments de PUNK philosophie
Miettes N°1

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#277, le 1er mars 2021

Le pouvoir corrompt. Le pouvoir stable, durable, « parfait », supposé apporter « l’harmonie », ce pouvoir fixé transforme la corruption en architecture, pour un despotisme établi.
« La véritable démocratie » ne peut se suffire de se déployer contre l’État, ne saurait se suffire d’être anarchie.
« La véritable démocratie », non seulement doit déconstruire l’État, mais doit déconstruire tout état, toute position de stabilité ou toute institution installée, se prétend-elle « la plus parfaite ».
La véritable démocratie » est l’an-archie, le combat permanent contre toutes les institutions supposées « les meilleures » et posées irrévocables, le combat permanent contre les utopies merveilleuses et supposées éternelles. Y compris « les institutions anarchistes ».
Le seul chemin, pour éviter la dégradation de tout rêve en cauchemar, est d’empêcher tout « arrêt », toute stabilité établie, toute fantasmagorie d’une harmonie réalisable.
Le militant de l’an-archie ou du PUNK anarchisme est celui qui s’engage, sans effroi, dans le mouvement de la destitution des institutions, mouvement qu’il faudra, sans cesse, recommencer, sans halte ni fin.
NO FUTURE : tout Empire harmonieux de mille ans, que l’on tenterait de réaliser, puis de stabiliser, engage sur un chemin de corruption ; tout Empire sera désastré.

Ce texte DaDa-PUNK est soufflé :
Par le Manifeste DaDa de Hugo Ball (1916)
DaDa signifiant « va te faire mettre » ; et on peut traduire : DaDa = PUNK. [1]
Par le seul texte théorique de Mikhaïl Bakhtine, Pour une philosophie de l’acte (1920).
Et, bien sûr, par Marcel Duchamp,
La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1912-1923).
Marcel Duchamp et :
Le Collège de Pataphysique ;
L’Ouvroir de littérature potentielle [2]

Et, pour qui saura lire, ce texte est une recomposition du marxisme, reconfiguration qui traverse « le marxisme occidental » (de Lukacs à Marcuse), « l’opéraïsme », « l’Open Marxism » (Holloway) et mène aux débats contemporains sur « le nouveau matérialisme » (Badiou, Zizek).

Ce ne sera donc pas un texte philosophique (plutôt pataphysique), mais une introduction théorique à la science sociale unifiée, histoire, psychanalyse, économie, sociologie, dont rêvaient « les marxistes ».
Néanmoins, seule l’introduction théorique (ou « spéculative », pour suivre le nouveau vocabulaire du « matérialisme spéculatif »), seule cette introduction sera développée ; avec « l’éthique politique » associée.
Toute la partie (gigantesque) de « science critique » (pour suivre les termes de la Théorie Critique de Francfort, Adorno, et Benjamin) – de critique de l’économique, par exemple – ayant été développée par ailleurs (en d’autres Miettes, depuis longtemps dévorées).

Le style sera donc para-mathématique (mathématique au seul sens de Bourbaki) et non pas poétique (le style souvent associé à la philosophie depuis Heidegger, le style que préfère Giorgio Agamben, et, à moitié, Alain Badiou).
Le texte sera divisé en sections (les Miettes). Et pour faciliter la lecture, procédera à de nombreuses reprises ou répétitions (chaque Miette cherchant à être « indépendante »).

Pour l’introduire de manière plus classique, le texte qui suit est le montage théorique d’une hypothèse empirique :
Hypothèse empirique : nous sommes au moment d’une nouvelle « coupure révolutionnaire » ; mais fracture (encore) invisible et qui ne deviendra « évidente » que par ses effets, effets qui commencent, cependant, à « apparaître » en masse.
Nous serons donc conduits vers une « phénoménologie » de l’invisible, de l’apparaître et de l’évident.
Mais partons des effets, qui commencent à être massivement visibles ; et résumons les à deux manifestations (le deux étant notre chiffre fétiche) : « la déstructuration écologique » présente deux aspects (que nous retenons ici), le changement climatique et les épidémies virales (épidémies, dont il est maintenu prévu qu’elles se reproduisent régulièrement, ouvrant tout un champ de profits aux « nouvelles industries biotechnologiques », et tout un champ de coercitions nouvelles pour le Despotisme évolutif ou évoluant vers l’autoritarisme).
Il faudrait développer de très longues analyses « critiques » sur « l’anthropocène » (ou « le capitalocène ») pour montrer que les deux manifestations (retenues, il y en a d’autres) sont les effets d’une même rupture.
Nous poserons, ici, ces démonstrations comme acquises. Car le sujet du texte est autre, et se veut une explication théorique de ces effets et de la rupture génératrice, ou une « remontée » des effets et de leur rupture, à leur théorie.
Nous allons chercher une théorisation des ruptures, fractures, désastres, etc.
Et nous avons même « un visage » à mettre sur notre analyse : Elon Musk, l’allégorie de cette coupure, Elon Musk dont il faudrait étudier en détail le discours technopathe de « la fuite en avant » style SF, le gigantisme technique comme « salut ».

Arrivons au sujet du texte :
Il s’agit de théoriser la fracture, rupture, coupure.
Essayons de la préciser, de manière un peu plus théorique :
Il s’agit du 4e mouvement « d’abstraction » ; après les 3 précédents analysés par Baudrillard dans L’échange symbolique et la mort.
Chaque nouveau mouvement « d’abstraction » passe par une coupure, « une révolution », à la fois technique, de la mesure cadastrale à la calculabilité la plus invasive (comme l’informatisation et les big data – la révolution informatique), ET politique, une « avancée » dans les techniques du Despotisme.

Introduisons le durcissement des formes : aliénation secondaire puis réification congélation (en despotisme Éco-Nomique) – de la tradition au conformisme et au grand conformisme.

L’économie (et l’Éco-Nomie) correspond(ent) à une étape de l’histoire du despotisme se perfectionnant (« le progrès »), une étape de « l’histoire de l’abstraction ».
Pour bien analyser cette abstraction il faut partir de son résultat : la société numérisée, comptable, mesurable, monétaire, etc., incarnation mathématique appliquée.
Posons la question : comment est possible une société soumise à la comptabilité, société qui rend possible la science sociale mathématique (et d’abord l’économique) ; ou, comment se déploie le mouvement qui mène du droit (romain) à l’arithmétique politique, à la statistique, à la comptabilité nationale et aux modèles de gestion macroéconomiques (dits keynésiens, par exemple) ? Comment devient possible la constitution économique (hayekienne) de style Maastricht et ses suites européennes techno-économiques (l’austérité infinie comme enfermement comptable) ?

Plusieurs généalogies entremêlées sont indispensables à étudier :

— La généalogie des organisations « rationnelles » modernes ou des « bureaucraties rationnelles » (d’entre-prise).

Ce thème renvoie aux recherches de Pierre Legendre. Je ne citerai que l’un de ses premiers ouvrages (décoiffant !) et l’un des derniers (il y aurait beaucoup à dire sur la dérive conservatrice à réactionnaire de Legendre ; mais les œuvres n’appartiennent pas à leurs auteurs !) ; bien entendu tout le reste de l’œuvre est à méditer (en particulier sur l’importance du droit dans la généalogie du despotisme éco-Nomique) ; il faut toujours lire Giorgio Agamben AVEC Pierre Legendre.
Jouir du Pouvoir, traité de la bureaucratie patriote, éd. de Minuit, 1976 ;
Dominium Mundi, L’Empire du Management, Mille et Une Nuits, 2007.

— La généalogie de la comptabilité, comptabilité qui prend son envol dans la république mercantie de Venise.
À l’exosquelette militaire des sombres châteaux forts moyenâgeux (un château fort étant une carapace idéologique projetant des individus cuirassés – exoprojection de la cuirasse caractérielle de W. Reich) succède l’exosquelette numérique comptable monétaire, beaucoup plus abstrait et « rationnel », l’exosquelette comptable de la république mercantile avec ses palais « ouverts ». Certes la comptabilité exige le sombre château (de Kafka) ; Venise a besoin d’une armée, même mercenaire et peut faire la fortune de condottieri casqués (Bartolomeo Colleoni) ; mais le saut d’abstraction (de « rationalisation ») dans la norme numérique comptable monétaire ne peut se penser qu’au moyen de la généalogie fracturée de la lignée juridique autoritaire.

Explicitons cela (trop) rapidement :
Posons : CommonWealth = Reich = Empire, Richesse = Puissance, Wealth = Reich (richard, riche) ; le processus de civilisation est un processus de durcissement, processus qui permet l’accumulation ; du point de vue royal (du réal de la réalité), on passe des dolmens aux pyramides (progrès architectural) ; et la richesse (des tombeaux ! ˗ déjà le travail mort !) est bien l’expression immédiate de la domination (ici de l’esclavage – quand a débuté l’esclavage ? dès la construction des grands tombeaux, 50 000 avant JC ?). Le château fort carapace des quasi-insectes sociaux (plaisanterie « latouriste ») manifeste l’enfermement « nécessaire » dans la forteresse (aussi bien Kafka que Dick, La vérité avant dernière). L’accroissement de la richesse (des riches) dénote le renforcement des procès de contrôle (intensifs et extensifs), jusqu’à la création de la réalité virtuelle numérique comptable monétaire (le château fort (comme un coffre-fort) comptable monétaire déguisé en palais renaissance est notre monde).

On peut alors se reporter à Jean Baudrillard, à L’échange symbolique et la mort, 1976.
On doit se référer aux travaux de Baudrillard pour la pensée des simulacres (cf. encore Philip Dick), des abstractions réalisées ou incarnées en institutions (en châteaux ou blockhaus exosquelettiques).
Toute réalité est un processus de colonisation qui TEND à établir un système ou une méga-structure, au moyen d’une structuration (le processus de congélation) ; des opérations politiques de structuration tentent d’établir et de maintenir de telles systématiques (qu’il faut sans cesse enforcer).

Ces systématiques fragiles sont hypostasiées en lois, ordres, « nature sociale » (communauté impérative ou identitaire), même, et surtout, lorsque systèmes, lois, ordres sont incomplets (ils ne peuvent être qu’incomplets) et que la structuration colonisation interne n’arrive pas (jamais) à la structuration « parfaite » (pour utiliser un terme d’économiste).
La structuration vise à la complétude, la fermeture (identitaire), l’absorption complète (du Réel). En tendance, la structure se clôt en système qui se substitue au Réel (cherche à se substituer au Réel) et tend à former un néo-réel, une réalité virtuelle.
Ce néo-réel réalité virtuelle est symbolique (imaginaire au sens de Castoriadis, constituant du social).

Il est donc important de distinguer des niveaux d’analyse :
1- La structuration, la Guerre, la conflictualité et la tentative sans cesse reprise de la colonisation (question : pourquoi la colonisation échoue-t-elle et doit-elle être sans cesse reprise ; réponse : parce que le Réel désubstructurant est déterminant en dernière instance) ;
2- La structure structurée, la néo-réalité incomplète, toujours formalisée en système de droit ;
3- La structure théorisée (par le structuralisme statique ou par l’Éco-Nomie) qui est la tentative de bouclage discursif idéologique de cette néo-réalité ; c’est à ce niveau tertiaire que se situent les « sciences de police » (économie, gestion, sociologie, psychologie, etc.).

En simplifiant si le Réel est Chaos, le symbolique est un semblant, un simulacre, lui-même brisé par le Chaos. Toute société (du) simulacre, comme tout agent socialisé (assujetti), est clivé, cassé, divisé, etc.
On peut, sur cette base simpliste, établir une généalogie (elle-même simpliste) de la réalité Éco-Nomique abstraite (du progrès de la rationalisation) :
— Soit d’abord le règne de la loi, symbolique 1 ou simulation de 1er ordre ; le symbolique est hyperréalisé comme contrainte irréfragable déclarée « naturelle » ; s’opère la constitution d’un état du monde, naturel ou à la loi naturelle ; correspondant à cette constitution se déploie une société disciplinaire, inquisitoriale pré-moderne.
— Sur la base nécessaire de cette réalité virtuelle 1 (posée naturelle ou comme nature) peut apparaître la science comme symbolisation du symbolique ou simulation de 2e ordre ; on peut parler d’herméneutique de 1er ordre ; la néo-réalité régularisée à la loi naturelle et rendue irréfragable par les procédés disciplinaires devient l’objet (« naturel ») de la réflexion de second ordre ; d’où la double fonction (ou tentation) permanente de la science : assurer le symbolique 1 (naturalisé), renforcer ce symbolique 1 par un symbolique 2 encore plus incontestable (puisque « scientifique ») ; débute alors la société de contrôle moderne et ses nouvelles mythologies (science & technique pour l’essentiel).

Nous trouvons là des éléments critiques pour analyser la science (économique, par ex.) : la science à la fois assure le symbolique dit naturel en proclamant « sa réalité », l’objet de la science est d’affirmer péremptoirement qu’il y a de la réalité naturelle, de la loi naturelle, de l’inné, du biologique naturel, etc., et cette science également renforce ce naturel sup-posé ou im-posé, énonce dogmatiquement la réalité symbolique de niveau 1 par une discursivité de niveau 2 qui ne passe pas pour une discursivité mais pour une certitude, l’irréfragable de la loi naturelle étant renforcé par l’absolue certitude de la « démonstration scientifique ».
Cette réalité virtuelle de 2e ordre, moderne, rationnelle, a un point d’ancrage fort dans les sciences qui sont bien policières.

— Un troisième déploiement se met en place, le Spectacle, symbolique 3, simulation de 3e ordre ou déploiement complet de la réalité virtuelle comme conformation.
Il est assez simple de placer dans cette esquisse de généalogie de l’abstraction, la mesure, la comptabilité, la numéricisation, la monnaie, l’ordre Éco-Nomique qui correspond à ce symbolique 3. L’aboutissement actuel du mouvement de l’abstraction est la science économique nomothétique, analysée comme psychologie normative géométrique ou science normative du comportement tendant à être rendu complètement prévisible.
En résumé, par un mouvement d’approfondissement (avec des coupures) de « l’abstraction », nous arrivons à l’étape nouvelle de « l’artificialisation », pour suivre le vocabulaire de l’Encyclopédie des Nuisances.
Étape encore plus radicale (ou révolutionnaire), qui radicalise la radicalité (de « l’oubli du Réel »).
Avec les effets indiqués, climat, virus, désastres en tous genres dont l’émigration, ET la poursuite, « accélérée » ou « accélérationniste », de la fuite sans fin, style Elon Musk.

Donc :
Nous avons des éléments empiriques un peu théorisés, les étapes de l’abstraction et leurs effets ; chaque étape ou époque correspondant à une coupure fracture avec des effets spécifiques.
En particulier des effets de pouvoir.
À chaque époque le Despotisme mute, en se renforçant tendanciellement (il devient « scientifique » ou « éclairé »).
« Notre étape » ou « notre époque » est celle « technopathique » du Despotisme autoritaire technocrate (sanitaire) ; avec, toujours, la figure d’Elon Musk, « le nouvel ingénieur conquérant », Robur le Conquérant.

Alors :
Le texte qui suit est la tentative de théorisation ou d’explication de ces éléments empiriques, d’abord bruts puis semi-élaborés ou un peu théorisés, et, enfin, dans le texte lui-même, complétement théorisés.
Théorisation qui implique la critique et la réflexivité.
Pour le dire d’une manière hégélienne (Hegel notre grand « inspirateur ») l’abstraction réalisée radicalisée, la 4e étape de l’artificialisation irréversible et caractérisée par une fuite vers une 5e étape, par exemple la « conquête de l’espace » (style Elon Musk), cette nouvelle abstraction, pour être analysée, exige une pensée critique réflexive de cette abstraction, pensée qui ne être qu’abstraite ou « spéculative », encore un terme hégélien.
Théorie abstraite de l’abstraction !


L’Office de l’Abyme
Aux militants (fidèles) de la guerre éternelle
Future Unlimited

Miettes pour les corbeaux :

Miettes 1 : L’engagement.

Miettes 2 : Critique du programmatisme ;
Critique du principe de « l’éthique première » (à la Lévinas).

Miettes 3 : Les difficultés de la pensée théorique,
Dans la structure axiomatique du monisme à dualité ;
Immanence radicale et dualité.

Miettes 4 : Schéma restreint du monisme à dualité, ou de la philosophie non standard,
En exploitant le matériau Agamben.

Miettes 5 : Le mouvement historique de la sécularisation de la théologie négative,
néoplatonicienne,
Comme introduction au monisme à dualité.

Miettes 6 : Schéma un peu plus détaillé de la non dialectique,
Ou de la dynamique de la dualité.

Miettes 7 : Introduction à la question de la réalisation ;
Que veut dire « réaliser » le Réel en réalité ?
Toute réalisation est corruption ;
Retour sur le thème, néoplatonicien, de « la dégradation ».

Miettes 8 : Schéma restreint du monisme à dualité,
En concassant le matériau Badiou.

Miettes 9 : Introduction à l’axiomatique de la dualité non dialectique,
Comme « généralisation » de l’herméneutique heideggérienne.

Miettes 10 : Lecture anti-humaniste, à la Badiou, de l’événement qui (nous) échoit,
Mais qui n’est pas choisi.
Attendre la révolution,
Ou s’engager dans le flux continu de l’événement fragmenté et constant.
L’événement démultiplié de la déconstruction.
Politique négative et Agir négatif, forment les principes an-archiques, du PUNK anarchism.

Annexe : exercice de critique.
La révolution n’est pas un problème de technique.
C’est toujours un problème de destitution de toute construction.

Épilogue


Miettes 1

L’engagement

Nous allons essayer de penser ce que pourrait-être « l’engagement », disons, pour simplifier, l’engagement pour la justice, lorsque cet engagement n’est plus « appuyé » ou « fondé » sur une perspective constructive ou affirmative.
Lorsque l’engagement ne se pense plus en termes de poursuite d’une fin, lorsque l’engagement n’est ni téléologique ni sotériologique, lorsque l’engagement ne se pense plus en termes de « réalisation » d’une utopie ou d’un quelconque programme éthique (présupposé). Lorsque l’engagement n’est plus dans « la lumière » de l’utopie.
Depuis longtemps, maintenant, au moins depuis Sartre, se pose la question d’une morale ou d’une action morale au milieu du chaos.
Vieille question gnostique !
Nous allons déplacer cette question ; ce que nous nommons « généralisation du gnosticisme ».
La question de l’agir sans fondement, l’agir an-archiste, ou de l’engagement sans issue, hors de toute fin, sera divisée en deux analyses : axiomatique & critique.
Deux analyses entremêlées, faits et valeurs ne pouvant se séparer, que nous reprendrons plusieurs fois au moyen de schémas, principalement de schémas restreints.
Schémas restreints qui déploieront des critiques de pensées politiques standards ; et nous serviront de supports (et d’illustrations). Et permettrons, peut-être, de mieux nous situer.
Par exemple, parce que nous aimons beaucoup Giorgio Agamben, nous ouvrirons une carrière où nous exploiterons le matériau Agamben.
Partons de la définition, à la Derrida, de « la justice », la justice étant l’objet de l’engagement : l’engagement de justice, au sein du chaos monde.
La justice est la déconstruction, c’est-à-dire la critique illimitée, de la critique qui se critique elle-même.
La justice n’est pas un « état » (de justice) mais un mouvement, une dynamique.
Mouvement sans fin qui « entraîne » l’engagement.
Engagement qui devient l’Office de l’Abyme (Abgrund).
Au moyen d’allers et retours, de chemins de traverse, et, surtout, de chemins qui ne mènent nulle part, de passages de l’axiomatique, comme expression de la justice, à la critique, au commentaire et à la glose (ou gnose), nous allons essayer de faire penser ce que peut être cet « Office de l’Abyme » (le militant engagé, dans le flux de la justice ou de la déconstruction, devenant un « Officier de l’Abyme »).
Le militantisme classique, positiviste et qui vise une fin (nommée « état de justice », une utopie ou un alter-monde), le militantisme affirmatif, doit être « dépassé » ou, plutôt, déplacé (sorti de toute place ou emplacement).
Le sous-jacent ou l’arrière-plan étant (ce que Badiou nomme) « la fidélité ». Mais fidélité extraite de son histoire religieuse ou des cadres moraux (éthiques stabilisés ou étatisés).
Comment être fidèle à l’idée de « révolution » ou de « communisme » (à l’événement qui coupe, toujours pour reprendre Badiou) lorsque l’événement semble évanoui ?
Et, d’abord, que signifie l’évanouissement ? Pourquoi l’événement ou l’idée qu’il soulève doit-il s’évanouir ?
La fidélité doit se repenser : non pas fidélité, positive ou positiviste, à une construction idéale ou à une espérance, trop corruptibles, mais fidélité à une puissance, à une potentialité (Agamben), c’est-à-dire à quelque chose d’indéterminé (et d’interminable), la puissance de justice qui est la puissance (négative) de déconstruction illimitée.
Utilisons (le matériau) dès maintenant (nous y reviendrons en détail, Miettes 4), l’introduction de Giorgio Agamben au « poème philosophique » de Carlo Levi, Peur de la liberté (Éditions la Tempête, 2021).
Tout mouvement de libération qui ne serait pas conscient (et donc critique) du lien indéfectible entre l’idolâtrie étatique (ou l’idolâtrie de la statique, de l’état de repos) et l’esclavage est condamné à l’échec.
Chercher à « réaliser » un état de justice réactive la réduction esclavagiste.
Passons alors de l’anarchie (schéma restreint) à l’an-archie (généralisation).
Tout engagement pour la justice qui ne serait pas conscient (et donc critique) du lien indéfectible entre la croyance idolâtre en la possibilité de fixer un état (dont l’État n’est qu’une figure), en la possibilité de construire une « utopie réalisée » (style Erik Olin Wright), ET la reconduction de l’esclavage, sera condamné à l’échec, sera condamné à tourner dans l’enfer monde.
La condamnation sera celle de « tourner », c’est-à-dire de reproduire les circuits et les circularités qui font monde ; tourner indéfiniment dans les geôles de l’enfer monde.
Comment alors échapper à cette condamnation, échapper à l’éternel retour infernal des constructions corrompues ?
Non pas en imaginant que l’on peut échapper au chaos ou à l’enfer monde en « découvrant », en portant au jour, un état paradisiaque ou d’harmonie.
Mais en faisant souffler une tempête, un maelström qui va dynamiser, dynamiter (à coup de « nihiline ») le chaos, « l’accélérer », mais vers RIEN.
Non pas chercher à « arrêter » ou stabiliser, étatiser, mais, au contraire, mettre en mouvement indéfini les institutions qui se pensent « justes » par leur simple stabilité.
Toute institution qui « s’arrête », qui s’incruste et cherche à durer, ne peut qu’être de plus en plus « corrompue ». Le pouvoir corrompt, le pouvoir stabilisé corrompt encore plus.
Il n’y a aucune opposition à avoir contre les programmes, les projets, les utopies, les utopies merveilleuses ; et leurs « réalisations ».
Il n’y a qu’une conscience critique à avoir : toute réalisation est corruption.
Et, donc, il ne s’agit pas de trouver la formule des « meilleures institutions », cette graduation (du pire au meilleur) ne serait qu’un réalisme de compromission (incapable de défaire la corruption) ; il ne s’agit pas plus de chercher à imposer (et comment ?) de « bonnes institutions » définies par un calcul éthique (le problème de Lévinas avec l’État).
Il s’agit de « rester mobilisés ».
À la fois de faire face au chaos ou à la corruption, insurpassables, ET à l’impossibilité radicale « d’éliminer » ce chaos.
Éliminer le chaos, si cela s’avère simplement pensable, ce serait anéantir le monde, et ses humains. La solution finale !
Peut rester la compromission des degrés de chaos ; mais qui, vite, dérape.

Revenons aux deux analyses liées, dont nous avons parlé plus avant.
Nous développerons une axiomatique, une théorie du monde et de son au-delà (l’Être et l’Événement) – une science critique.
Mais une telle axiomatique, qui adjoint un « en dehors » au monde, est directement une éthique, ici une éthique politique (anti-humaniste). La fameuse distinction faits / valeurs se complexifie.
Axiomatique, éthique, critique, engagement, voilà ce qu’il faut séparer, pour développer une analyse ; mais qui ne sont pas séparables.
Il ne peut donc être question de penser « l’éthique » au sens de Lévinas, à la fois comme norme et comme pensée première ; la question de la « réalisation », qui fracasse le système de Lévinas, reviendrait hanter l’éthique (ce pourquoi Derrida développe une « hantologie » plutôt qu’une « ontologie »).
Le normatif se dissout toujours dans la compromission, dans « la mission » de se réaliser (ainsi va l’enfer monde).

Il faut donc inverser les choses (ce que nous avons nommé « révolution copernicienne opéraïste »).
L’éthique ne peut se penser que comme mouvement, engagement, lutte, éthique politique ; « critique pratique » pour reprendre le vieux vocabulaire marxiste (althussérien).
L’éthique rendue éthique politique se caractérise par la lutte ; lutte qui se sait sans fin ; et exige une fidélité héroïque.
Le combat, la lutte, l’antagonisme viennent toujours avant ; et se théorisent en termes de la dualité Réel / réalité.
Poser l’éthique comme première et définie normativement (des tables de lois épurées), cela est exclu.
L’éthique n’est pas une table des lois futures ; elle consiste en l’engagement dans la lutte, lutte qui se sait (critiquement ou réflexivement) « interminable », illimitée.
La lutte « précède » et dépasse, de toujours, l’engagement ; qui est engagement dans la lutte.
Comprendre, voir, l’antagonisme, le poser axiomatiquement, en faire un « principe », la lutte d’abord, tout cela est déjà un engagement éthique politique (le pouvoir exigeant de dénier l’antagonisme et se présentant comme pouvoir de paix).
L’éthique apparaît négativement et comme négativité. Refus, rejet, opposition, contradiction, etc.
Autant que la justice est la critique illimitée, et, donc, une rupture, l’engagement de justice dans l’antagonisme consiste à soutenir la rupture.
L’éthique politique se place toujours du côté du « désordre » (que nous théoriserons comme Réel) CONTRE, antagonisme, « l’ordre » (que nous théoriserons comme réalité).
L’éthique politique consiste à rejoindre le flux de déstructuration.
Jamais elle ne consiste à se compromettre dans des structurations.
Encore une fois, non pas imaginer « stabiliser » ou « résoudre » le chaos, trouver une bonne société humaine, mais s’engager dans le flux destructeur.
L’invention de palais flottants ne peut être considéré que comme un « support pédagogique » pour des enfants apeurés, support qu’il faut sans cesse critiquer. Et cette forme d’éthique, voire de morale « moralisante », est tout à fait seconde.
L’invention éthique de palais merveilleux, ou toute formulation de tables des lois futures, cela ne peut avoir aucun autre sens que celui d’accompagner, d’illustrer en images pieuses ou en chants épiques entraînants (et donc dangereux), la critique première effectuée par la politique négative.
Maintenant, il est temps de cesser de « positiver », il est temps d’abandonner le positivisme politique ou la politique des ingénieurs gestionnaires du social.

Finissons par un grand texte religieux, un évangile du monde moderne :
« Le résultat général auquel j’arrivai, et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut, brièvement, se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés et nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles.
L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. »
Voilà le bréviaire. Celui du matérialisme tronqué en réalisme avec réductionnisme économique.
Mais c’est ce bréviaire qui introduit « la détermination en dernière instance » que nous placerons comme notion essentielle pour théoriser la différence Réel / réalité.
Incitons à relire cette trop célèbre préface.
Et laissons comme exercice sa critique (le passage du matérialisme réductionniste au matérialisme transcendantal ou spéculatif).

[1Voir le beau catalogue publié à l’occasion de l’exposition DaDa, au Centre Pompidou, fin 2005 début 2006.

[2Sur cette question centrale de « l’ouvroir », voir L’Insurrection des Gilets Jaunes et la révolution de la révolution, LM192, 21 mai 2019.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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