Les messes noires de Michel Foucault, le bullshit de Guy Sorman

paru dans lundimatin#282, le 16 avril 2021

Dans son récent dictionnaire du bullshit, un essayiste franco-américain du nom de Guy Sorman, jusque-là connu pour son apologie du néo-libéralisme et sa défense de Reagan, Thatcher et Pinochet, a accusé Michel Foucault d’avoir violé des enfants de huit ans lors d’un séjour en Tunisie. Cette accusation fut reprise par le Sunday Times puis par différents médias français et sur les réseaux sociaux, sans jamais qu’il soit demandé davantage de précisions quant aux faits allégués par cet étrange accusateur. Quelques vérifications, les démentis de témoins directs de la vie de Foucault en Tunisie et de ses relations avec de jeunes adultes, puis le refus de Guy Sorman de répondre aux témoignages qui contredisaient ses accusations, ont vite porté à croire qu’il s’agissait là d’une simple calomnie lancée par un auteur réactionnaire en quête de buzz, mais on sait le destin des rumeurs de nos jours : sans un soupçon de preuve autre que les déclarations vagues de Sorman, la nouvelle a tôt fait le tour de l’internet. Cet article revient sur ces accusations, les raisons de croire qu’elles sont complètement fausses, le combat de Guy Sorman (contre l’héritage de 68 et pour une « révolution conservatrice »), la pensée de Michel Foucault sur la question de la sexualité et son rapport aux lois, et enfin la récente fièvre médiatique et législative qui permet à l’État (en France) d’encadrer de plus en plus la sexualité, et notamment celle des mineurs.

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« Je confesse l’avoir vu s’acheter des petits garçons en Tunisie (…) Il leur donnait rendez-vous au cimetière de Sidi Bou Saïd, au clair de lune, et les violait allongés sur des tombes.  »

« Il leur jetait de l’argent et disait ‘‘Rendez-vous à 22 heures à l’endroit habituel’’. (…) Il y faisait l’amour sur les pierres tombales avec de jeunes garçons. La question du consentement n’était pas même soulevée.  »

Que ceux qui se sont tenus éloignés des médias cette dernière semaine sachent que ces affirmations ne sont ni tirées d’une mauvaise série B, ni d’un recueil de témoignages anonymes à propos d’un complot pédo-sataniste ourdi par les Illuminatis. L’auteur de cette assertion n’est autre que Guy Sorman, jusque là surtout connu pour sa défense de l’oeuvre de Reagan, Thatcher et Pinochet, ainsi que pour sa volonté de liquider l’héritage de mai 68 et des pensées critiques faisant obstacle à la « révolution conservatrice » qu’il appelle de ses vœux. La première citation figure dans son bien nommé dictionnaire du bullshit, et la seconde est tirée d’une déclaration de Sorman au Sunday Times, ensuite relayée par de nombreux médias français et internationaux. Quant au criminel sodomisant des enfants sur des tombes au clair de lune lors d’un rituel dont la description rappelle les rumeurs courant sur les premiers chrétiens sous l’Empire romain, ou la description de conspirations juives au Moyen-âge, il s’agirait de… Michel Foucault.

Quelques jours après la publication de l’article du Sunday Times, ces allégations ont été démenties grâce à une enquête rapidement menée par des journalistes du magazine Jeune Afrique dans le village en question. Depuis plusieurs jours, sur les réseaux sociaux, des personnes originaires du Maghreb insistaient déjà sur le caractère peu plausible des allégations de Sorman, en rappelant que les cimetières y sont généralement très surveillés afin d’éviter les profanations. Dans Jeune Afrique, des témoins ayant fréquenté Michel Foucault rappelaient que « comme dans tout village, on n’est jamais seul et le cimetière, surtout sur cette terre maraboutique, est un lieu sacré que nul n’oserait profaner pour ne pas contrarier la baraka de Sidi Jebali, saint patron des lieux.  » Quant aux garçons fréquentés par Michel Foucault, on apprend finalement qu’ils n’étaient pas âgés de 8 ou 9 ans comme l’affirmait Sorman, mais de 17 ou 18 ans, selon le témoignage «  catégorique  » de «  Moncef Ben Abbes, véritable mémoire du village  ». Il ne s’agissait pas non plus de «  les violer allongés sur des tombes  », mais de «  les retrouver brièvement dans les bosquets sous le phare voisin du cimetière  ».

L’affaire, qui semble close, serait presque drôle d’absurdité si elle était restée, comme cela eût été le cas lorsque le discernement n’était pas encore passé de mode, cantonnée aux poubelles d’internet et aux divagations complotistes et antisémites d’Alain Soral et de ses clones. Mais en 2021, les affirmations de Guy Sorman ont pu être proférées dans un livre publié par les éditions Grasset sans le moindre début de preuve, et être répétées sur le plateau de C ce soir sur France 5 sans que le présentateur ni aucune autre personne ne s’étonne ni ne demande des éclaircissements. Dans le Sunday Times dans le cadre d’un article publié le 28 mars et qui a rencontré un écho certain, Sorman a pu affirmer l’existence d’autres témoins sans avoir à les nommer, et sans que le journaliste chargé de l’interroger ne le questionne sur le contexte, les dates, et d’éventuelles preuves. Enfin, dans les médias comme sur les réseaux sociaux, de Fdesouche, C News et Valeurs actuelles à nombre de comptes twitter féministes et queers, en passant par le Point, Middle East Eye et même l’Obs, tous ont relayé ces accusations sans exercer le moindre travail de vérification. Quand après une semaine de propagation de la calomnie, et suite aux contradictions apportées par les habitants de Sidi Bou Saïd, un journaliste d’Arrêts sur images a demandé à Guy Sorman d’apporter des précisions, ce dernier a bien sûr refusé. Il semble maintenant suffire qu’une assertion porte sur la pédophilie pour que l’accusateur et ses relais soient dispensés d’avoir à fournir des preuves ou même des précisions.

En plus de se baser sur la seule déclaration de Guy Sorman, et de n’effectuer aucune enquête journalistique, l’article du Sunday Times comporte plusieurs erreurs factuelles. L’article situe les faits en Tunisie en 1969, affirmant que Foucault y vivait, alors qu’il est en rentré en France à la fin de l’année 1968 pour enseigner à Vincennes. Une pétition écrite par Gabriel Matzneff et publiée en 1977 est mentionnée, alors que Foucault ne l’a pas signée. Comme nous l’avons dit, aucun élément ou aucune preuve n’est apporté pour appuyer les accusations de Sorman. Ou plutôt, les expériences BDSM homosexuelles de Foucault en sont une, comme sa critique du droit et de la notion de majorité sexuelle. Une fois de plus, c’est l’homosexualité masculine, associée au regard critique du penseur sur les normes, qui semble appuyer l’accusation de pédophilie. Cet emballement est favorisé par le fait que nous sommes, en quelques années, passés de la nécessité de rendre justice aux victimes à la croyance totale dans chaque accusation, et maintenant à l’écho donné à chaque rumeur.

L’article du Sunday Times s’efforce aussi de présenter Guy Sorman comme un brillant intellectuel français, inquiet depuis des décennies de l’absence de démocratie en France, dont la cause serait soixante-huitarde. Il est frappant de constater que ni les journalistes ni les justiciers des réseaux sociaux qui ont propagé ces rumeurs ne se sont renseignés sur le CV politique de Guy Sorman. Si ces derniers, moins enclins à se jeter têtes baissées dans la rumeur du crime, s’étaient donnés la peine de s’informer sur sa source, ils auraient remarqué que Guy Sorman a établi depuis plus de quarante ans un projet idéologique : liquider en France l’héritage du marxisme et de toutes les pensées critiques au profit des idéologues néo-libéraux.

Dans le chapitre « Pédophilie » de son dictionnaire du bullshit où figurent les accusations contre Michel Foucault, une autre icône de l’après 68 est attaquée, Sorman s’indignant que personne n’ait songé à «  demander à Jean-Paul Sartre si ses innombrables conquêtes avaient bien l’âge requis  ». Si lui, Guy Sorman, semble s’en être soucié, il ne fournit une fois de plus aucun élément, préférant l’insinuation vague à la rectitude qu’exige pourtant l’éthique intellectuelle, si toutefois cette dernière est encore pertinente lorsque l’on polémique sur la couche des philosophes. Ce chapitre, situé dans un livre médiocre au milieu de considérations sur le libéralisme et la nécessité de privatiser les espaces naturels et les baleines pour mieux les protéger, est en outre empli de contradictions. Pour expliquer les actes qu’il impute à Foucault, le reaganien Sorman oscille par exemple entre la dénonciation démagogique de «  la caste des artistes », et la critique du supposé marxisme de Foucault, qui n’existe pourtant que dans l’esprit de Sorman. Pour Sorman, Foucault «  considérait que toute loi, toute norme était, par essence une forme d’oppression par l’Etat et par la bourgeoisie. » Lorsqu’on sait que la pensée de Foucault est élaborée contre le réductionnisme et l’économicisme marxiste, qu’elle s’évertue à montrer que l’interdit n’est pas réductible aux fictions juridico-légales, et que le pouvoir, associé à la production de savoir sur les individus, est à l’origine des processus de subjectivation, un résumé aussi vulgaire pousse évidemment à sourire.

Aussi, alors que Sorman a affirmé dans les médias que Foucault «  ne se souciait pas du consentement  » des enfants, nous apprenons en lisant les pages de son livre que, selon lui, Foucault «  préférait croire au consentement de ses petits esclaves  » … Cela permet d’en venir aux développements de Foucault sur l’organisation juridique de la sexualité et la notion de majorité sexuelle, jusqu’à affirmer que son œuvre serait «  l’alibi de ses turpitudes  ». Sans peur de se contredire, Sorman salue pourtant sur le plateau de France 5 l’influence des livres de Foucault, qu’il «  relit  » fréquemment, après avoir écrit que l’importance de l’œuvre, qu’il résume à un marxisme vulgaire et à une justification du crime, devait «  rétrécir  ». De la même manière que le Sunday Times affirmait une omniprésence étouffante de Foucault dans le champ universitaire anglo-saxon, Guy Sorman appelle à se défaire des analyses foucaldiennes précieuses dans les théories critiques... par l’entremise d’un discours moraliste, et en ayant recours à la rumeur. Il rejoint en cela Michel Onfray qui, depuis plusieurs années, réduit les œuvres à un ensemble d’anecdotes, de rumeurs ou d’ extrapolations autour de la biographie des auteurs, et avait déjà cherché à discréditer l’œuvre de Foucault en ayant recours à un ensemble de sous-entendus sur ses pratiques sexuelles supposées.

En associant les viols pédophiles à la pensée de Foucault sur l’enfance et à la législation relative à sexualité, Sorman semble faire référence à la Lettre ouverte à la Commission de révision du code pénal pour la révision de certains textes régissant les rapports entre adultes et mineurs, que Foucault a signée en compagnie de 80 personnalités en 1977, et qu’il a défendue face à ladite commission. Puisque la mécompréhension fréquente du propos de ce texte semble avoir aidé ces dernières années le complotisme relatif aux élites pédo-satanistes à se développer, jusqu’à donner du crédit aux accusations fantaisistes de Sorman, il convient de s’y attarder.

Loin de relever d’une défense du viol des enfants, la lettre contenait par exemple cette phrase : « Les signataires de la présente lettre considèrent que l’entière liberté des partenaires d’une relation sexuelle est la condition nécessaire et suffisante de la licéité de cette relation.  »

Quant aux revendications exprimées, il s’agissait de demander l’égalisation des majorités sexuelles entre homosexuels et hétérosexuels (des hommes étant alors incarcérés pour avoir eu des relations avec des jeunes hommes âgés d’à peine moins de 18 ans), d’interroger la notion de « détournement de mineur — dont le délit peut être constitué par le seul hébergement d’un mineur pour une nuit  », et de demander que la loi relative à l’attentat à la pudeur sans violence sur mineur évolue, en le considérant comme un délit et non plus comme un crime, en limitant la durée de la détention préventive, et en portant à cinq ans de prison la peine maximum encourue pour ce délit, le viol restant un crime passible de la Cour d’assises. Le viol et la pédophilie ne sont ni défendus ni relativisés à aucun endroit de ce texte, et les signataires ont en partie obtenu gain de cause à partir de 1982, que ce soit à propos de la fin de la discrimination entre homosexuels et hétérosexuels, ou de la nécessaire différentiation entre les viols de mineurs, considérés comme des crimes, et les rapports non contraints avec des adolescents de moins de quinze ans, considérés jusqu’aujourd’hui comme des délits.

En 1977, après la signature de cette lettre et son audition par la commission, Michel Foucault était allé en défendre les revendications sur France Culture et présenter ses réflexions sur le sujet, en compagnie de Guy Hocquenghem, écrivain et figure de proue du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR), et de l’avocat Jean Danet. Cette discussion sera publiée sous le titre La loi de la pudeur par la revue Recherche, puis dans les Dits et écrits de Michel Foucault. Dans cet entretien, Michel Foucault perçoit déjà, dans le contexte du développement de la victimologie, branche de la criminologie ne s’intéressant pas aux auteurs des actes mais au traumatisme subi par les victimes, l’émergence d’une «  société de danger  » allant de pair avec le renforcement du pouvoir des psychiatres chargés d’établir la réalité des traumatismes et d’organiser le discours des victimes. Hocquenghem déclare quant à lui que « sur le problème du viol proprement dit », « les mouvements féministes et les femmes en général se sont parfaitement bien exprimés », tout en s’opposant aux paniques sécuritaires poussant à verser dans la surenchère punitive ou les volontés de vengeance, à demander la castration chimique des violeurs, ou à publier des reportages anxiogènes dans la presse à scandale qui ne font en définitive que légitimer le renforcement de l’arsenal répressif.

Dans le cadre d’une pensée visant à limiter l’intervention de l’État sur la sexualité, Foucault s’est plusieurs fois interrogé sur la possibilité de sanctionner les violences sexuelles en tant que violences et atteintes à la personne, mais en renonçant à la définition spécifiquement sexuelle de ces infractions. Ici, analysant l’émergence de discours sur la sexualité qui ne ciblent plus seulement des actes considérés comme des crimes ou des délits mais une vague figure criminelle porteuse de danger, Foucault perçoit le risque que la sexualité finisse par être considérée dangereuse en soi, au nom de la préservation de la famille ou de la défense de la pudeur :

«  Autrefois, les lois interdisaient un certain nombre d’actes, actes d’ailleurs d’autant plus nombreux qu’on n’arrivait pas très bien à savoir ce qu’ils étaient, mais enfin c’était bien à des actes que la loi s’en prenait. On condamnait des formes de conduite. Maintenant, ce qu’on est en train de définir, et ce qui, par conséquent, va se trouver fondé par l’intervention et de la loi, et du juge, et du médecin, ce sont des individus dangereux. On va avoir une société de dangers, avec, d’un côté, ceux qui sont mis en danger et, d’un autre côté, ceux qui sont porteurs de danger. Et la sexualité ne sera plus une conduite avec certaines interdictions précises ; mais la sexualité, ça va devenir une espèce de danger qui rôde, une sorte de fantôme omniprésent, fantôme qui va se jouer entre hommes et femmes, entre enfants et adultes, et éventuellement entre adultes entre eux, etc.  »

Ce passage est très cohérent avec le reste de l’œuvre de Foucault, qui relève d’une archéologie des discours et des formes du pouvoir, d’une réflexion sur la loi, les normes, le pouvoir médical. Il ne s’agit ni d’une apologie du crime, ni d’un dérapage à séparer du reste de l’œuvre. Les réflexions à propos de la figure du monstre, qui justifie les paniques sécuritaires contre un danger difficile à circonscrire, sont en outre le prolongement de ce que Foucault a déjà développé dans son cours donné au collège de France en 1974-1975 et qui sera publié sous le titre Les anormaux.

Dans ce cours, Foucault s’intéresse à l’ « enfant masturbateur  ». Aux côtés du «  monstre humain  » et de l’ «  individu à corriger  », il fait partie des trois personnages autour desquels se constitue au XIXe siècle un «  domaine de l’anomalie  » dans le cadre du développement d’un pouvoir juridico-pathologique autour de la psychiatrie. Dans le cours du 22 janvier 1975, Foucault explique :

« Le masturbateur, l’enfant masturbateur, est une figure toute nouvelle au XIXème siècle (qui est même propre à la fin du XVIIIe siècle), et dont le champ d’apparition est la famille. C’est même, peut-on dire, quelque chose de plus étroit que la famille : son cadre de référence n’est plus la nature et la société comme [pour] le monstre, n’est plus la famille et son entour comme [pour] l’individu à corriger. C’est un espace beaucoup plus étroit. C’est la chambre, le lit, le corps ; c’est les parents, les surveillants immédiats, les frères et sœurs ; c’est le médecin : toute une espèce de micro-cellule autour de l’individu et de son corps.  »

Foucault fait allusion aux «  techniques pédagogiques du XVIIIe siècle  ». Dans les cours du 5 et 12 mars, quand il revient plus en détails sur l’enfance et sur les discours autour de la masturbation, Foucault décrit la famille comme «  un espace de surveillance continue  » et mentionne les parents «  assignés, enjoints de prendre en charge la surveillance méticuleuse, détaillée, quasi ignoble du corps de leurs enfants  ». Enfin, si Foucault s’intéresse particulièrement à la surveillance des enfants, c’est parce quelle « [lui] paraît être une des conditions historiques de la généralisation du savoir et du pouvoir psychiatriques.  » Ainsi, «  en se focalisant de plus en plus sur ce petit coin d’existence confuse qui est l’enfance, la psychiatrie a pu se constituer comme instance générale pour l’analyse des conduites. »

Sur France Culture, interrogé en fin d’émission à propos de la notion de majorité sexuelle, Foucault répond qu’une «  barrière d’âge fixée par la loi n’a pas beaucoup de sens  », et qu’il doit s’agir, plutôt que de se baser uniquement sur l’âge ou sur le discours des psychiatres, d’écouter les mineurs à propos des différents régimes de violence, de contrainte ou de consentement qu’ils ont vécus. Peu après, Guy Hocquenghem reprend les termes de Michel Foucault et affirme la nécessité d’«  écouter l’enfant et lui accorder un certain crédit  ». Comme l’écrira Jean Bérard, historien du droit, en 2014 :

«  les expressions militantes des années 1970 (...) n’ont pas manqué de faire une place au questionnement sur l’articulation entre consentement et rapports de pouvoir. Eric Fassin montre que Foucault voit bien le problème et exprime un « dilemme » davantage qu’une position. Les militants s’interrogent sur ce qui doit être considéré comme relevant de la ‘‘libération sexuelle’’  »

En septembre dernier, dans le contexte d’une polémique relative à la redécouverte des productions de Guy Hocquenghem à propos de l’enfance, et notamment de cet entretien donné en compagnie de Michel Foucault, les rédacteurs de la revue Trou noir faisaient remarquer « qu’aujourd’hui on ne trouve plus, à gauche, une capacité à questionner et à refuser radicalement l’école, la psychiatrie, la prison, la famille, [ce qui] ne signifie certainement pas une avancée, bien au contraire. »

Cette tendance semble s’être renforcée, à tel point que le projet du gouvernement de considérer comme viol toute relation entre un(e) adolescent(e) de moins de quinze ans et une personne de cinq ans plus âgée, indépendamment de ce qui fut vécu et raconté par l’adolescent(e), et sans investigation ni réflexion sur les régimes de contrainte ou de consentement, a été récemment votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale et dans l’approbation générale. L’absence du moindre discours critique, au nom même du soutien à la « libération de la parole » est d’autant plus patent qu’il y a trois ans, face à un projet analogue qui avait à l’époque été finalement retiré, le Planning familial critiquait une proposition relevant de l’« ordre moral » et d’une « méconnaissance » des pratiques des jeunes, tout en pointant le risque d’une sexualité adolescente « encore plus taboue et cachée ». La question des menaces judiciaires vis-à-vis des soignants ou des associations en lien avec des adolescents entretenant des relations avec des personnes plus âgées était aussi évoquée comme un risque.

Ces dernières années ont vu s’intensifier les appels de différents courants féministes à un renforcement de l’appareil répressif, dans le cadre de « la lutte contre les violences », insistant sur la nécessité de surveiller et punir les agresseurs et focalisant sur les responsabilités individuelles, et c’est dans ce contexte qu’a pu se tenir en septembre dernier, une campagne contre la mémoire de Guy Hocquenghem, couverte par Russia Today et Valeurs actuelles, menée par les « féministes intersectionnelles » des Grenades en compagnie d’associations de protection de l’enfance luttant contre l’éducation sexuelle à l’école. Quelques mois plus tard, la bêtise (ou le bullshit, comme dirait Guy Sorman), est tellement présente qu’une assertion aussi absurde que « Michel Foucault sodomisait des enfants sur des tombes en Tunisie dès la nuit tombée » n’a pas toujours déclenché les éclats de rire ni même les doutes qu’elle aurait dû susciter.

Il semble donc urgent de refuser les termes de l’ennemi et d’apprendre à déceler les visées idéologiques réactionnaires, pourtant à peine dissimulées mais noyées dans la masse communicationnelle. La fameuse réaction néo-libérale, l’individualisme, les discours et pratiques sécuritaires ne sont pas seulement face à nous, comme un bloc massif que l’on pourrait aisément délimiter. Ils ont aussi infusé dans de nombreux espaces, où s’établissent des micro-fascismes qu’il sera difficile de briser.

En attendant, celles et ceux qui s’intéressent aux recherches de Foucault à propos de la sexualité et de l’histoire de la notion de consentement peuvent se tourner vers le quatrième tome de l’Histoire de la sexualité, publié en 2018. Quant à celles et ceux qui tiennent à lire des anecdotes liées à sa biographie, soulignons la publication récente aux éditions Zones de la traduction de Foucault en Californie, de Simeon Wade, narration d’un voyage de Foucault aux Etats-Unis qui dresse notamment le récit d’une expérience commune sous LSD, et comporte, entre autres, la retranscription de plusieurs conversations avec Foucault à propos de son rapport à la musique, à la littérature, à l’université ou à son homosexualité.

Addendum : Une semaine après la publication de cet article, Guy Sorman revoyait ses calomnies à la baisse et se rétractait péniblement dans les pages de L’Express.

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