Les impasses de la pensée critique occidentale

Maurizio Lazzarato

paru dans lundimatin#496, le 11 novembre 2025

Prenant la suite de Pourquoi la guerre ? et Les conditions politiques d’un nouvel ordre mondial, ce troisième texte d’une série de quatre, a été écrit après la publication de trois livres sur la guerre (« Guerre ou révolution » - 2023, « Guerre et monnaie » - 2023 et « Guerre civile mondiale ? » -2024). Il s’agit ici de clarifier un certain nombre de concepts, notamment ceux d’impérialisme, de monopole et de guerre, traités rapidement dans ces trois volumes sous la pression de l’actualité.

« En ce moment, la possibilité d’une troisième guerre mondiale est discutée dans le monde entier. Nous devons nous préparer psychologiquement à cette éventualité et l’envisager de manière analytique. Nous sommes résolument pour la paix et contre la guerre. Mais si les impérialistes insistent pour déclencher une nouvelle guerre, nous ne devons pas en avoir peur. Notre attitude face à ce problème est la même que face à tous les désordres : premièrement, nous sommes contre, deuxièmement, nous n’avons pas peur. La Première Guerre mondiale a été suivie de la naissance de l’Union soviétique, avec une population de 200 millions d’habitants. La deuxième guerre mondiale a été suivie de la formation du camp socialiste, avec une population de 900 millions d’habitants. Il est certain que si les impérialistes persistent à déclencher une troisième guerre mondiale, des centaines de millions de personnes passeront du côté du socialisme et il ne restera plus beaucoup de place sur terre pour les impérialistes ; il est même possible que le système impérialiste s’effondre complètement ».
Mao Zedong, De la juste solution des contradictions au sein du peuple, Quotidien du peuple, 19 juin 1957

« On peut juger du manque de tact que montre le Rabotchéïé Diélo [1] lorsqu’il sort d’un air triomphant cette définition de Marx : ’Tout pas réel du mouvement pratique importe plus qu’une douzaine de programmes.’ Répéter ces mots en cette époque de débandade théorique équivaut à clamer à la vue d’un cortège funèbre : “Je vous souhaite d’en avoir toujours à porter !
Lénine, Que faire ?, 1902

Cette déclaration de Mao semble avoir été écrite pour notre époque. Mais nous ne sommes psychologiquement pas du tout préparés à la réalité de la guerre, et encore moins à considérer de façon analytique ses causes, ses raisons et les possibilités qu’elle ouvre. Les affects et les concepts pour le faire nous manquent. La pensée critique occidentale (Foucault, Negri-Hardt, Agamben, Esposito, Rancière, Deleuze et Guattari, Badiou, pour ne citer que les plus significatifs) nous a désarmés, nous laissant sans défense face à l’affrontement des classes et à la guerre entre États, qu’elle n’a pas su anticiper parce qu’elle n’a pas construit les concepts et les affects, ni pour les analyser, ni, encore moins, pour y intervenir. La « débandade théorique » produite au cours des cinquante dernières années est grande. Il ne s’agit pas de surestimer la théorie, mais sans elle « il ne peut y avoir de mouvement révolutionnaire ».

Il est très difficile dans un article de développer une critique d’ensemble de l’échec d’un projet qui se voulait un dépassement des limites du marxisme. Nous nous contenterons d’analyser les dommages profonds produits par l’absence de trois mots clés, impérialisme, monopole et guerre, dont la suppression nous empêche de comprendre ce que sont devenus le capital, l’État, leurs relations et l’action politique. [2]

Impérialisme

Le concept d’impérialisme a été pratiquement évacué de toutes ces théories, de manière plus ou moins explicite. Negri et Hardt, au tournant du millénaire, se sont bien engagés à donner une consistance théorique à cette suppression, en décrétant : « L’impérialisme est terminé. Aucune nation ne sera un leader mondial comme l’ont été les nations européennes modernes. Ni les États-Unis ni aucun État-nation ne constitue actuellement le centre d’un projet impérialiste ». 

L’« Empire » s’impose comme une alternative à la souveraineté moderne, en dessinant un nouvel ordre mondial qui fait sauter la relation centre-périphérie à partir de laquelle le capitalisme était né et s’était développé. S’il n’y a plus de centre, il n’y a plus de périphérie non plus, « les divisions entre premier, deuxième et troisième monde deviennent floues ». 

Dans la nouvelle souveraineté supranationale, « les conflits et les rivalités entre les différentes puissances impérialistes ont été remplacés à bien des égards par l’idée d’une puissance unique qui les domine toutes, les organise en une structure unitaire » et par un droit commun « post-impérialiste et post-colonial ». Le « déclin définitif de l’État-nation » mettrait fin à « l’ère des grands conflits (...) L’histoire des guerres impérialistes, inter-impérialistes et anti-impérialistes est terminée » Une gouvernance mondiale et supra-étatique apporte avec elle la « paix », de sorte que les guerres sont réduites à de simples opérations de police. On retrouve une idée semblable chez Deleuze et Guattari, pour qui la guerre mondiale entre États aurait produit une machine globale dont les États sont aujourd’hui une partie subordonnée. Là encore, le résultat est la « paix absolue de la survie ». Ni pour les uns, ni pour les autres, la paix n’est le contraire de la guerre, c’est une paix terrible, une paix « sécuritaire » imposée par la machine globale, mais la « guerre civile mondiale » de Schmitt et Arendt n’est plus d’actualité.

« L’expansion impériale n’a rien à voir avec l’impérialisme, ni avec l’initiative des formes étatiques vouées à la conquête, au pillage, au génocide, à la colonisation et à l’esclavage. Contre cet impérialisme, l’Empire étend et consolide le modèle du réseau de pouvoirs » qui sera décrit, dans sa multiplicité horizontale (ontologie plate, pour reprendre un terme à la mode il y a quelques années) par la théorie du « biopouvoir » et de la « société de contrôle ».

Les États-Unis ne sont ni la puissance mondiale hégémonique sur le marché mondial, ni une vieille force impérialiste. Au contraire, ils auront pour tâche de conduire le monde vers ce nouveau système au-dessus des États qui intègre les différences au lieu de les exclure, car la constitution américaine est déjà impériale, « fondée sur l’exode, sur des valeurs affirmatives et non dialectiques, sur le pluralisme et la liberté ».

Le marché mondial est construit à partir d’un « régime monétaire universel », dans lequel toutes les monnaies nationales « tendent à perdre tout titre de souveraineté ». La monnaie « est l’arbitre impérial, mais ne possède aucune localisation précise, aucun statut transcendant », ce qui signifie que l’Empire annule le pouvoir du dollar.

La Multitude est l’autre visage de l’Empire, composée par le prolétariat contemporain, devenu « autonome et indépendant ». « La coopération sociale n’est plus le résultat de l’investissement capitaliste, mais le patrimoine du pouvoir autonome » de la Multitude. « C’est nous les maîtres du monde », car la Multitude, « par son propre travail, produit et reproduit de façon autonome l’ensemble du monde de la vie ».

Pour Machiavel, le projet de construire une nouvelle société par le bas nécessite des « armes » et de « l’argent ». « Spinoza répond : mais ne les possédons-nous pas déjà ? Les armes dont nous avons besoin ne sont-elles pas déjà au pouvoir de la puissance créatrice et prophétique de la Multitude, de sa productivité ? »

La critique de ces concepts a déjà été faite par la réalité de l’impérialisme, du génocide, des monopoles financiarisés, de la guerre et des guerres civiles ; par l’impuissance des nouveaux mouvements qui, sans « armes » « argent » et « autonomie », perdent un à un tous, mais vraiment tous, les droits sociaux et politiques conquis en deux siècles de luttes et de révolutions ; la multiplicité des mouvements se révèle aphasique, incohérente, désorientée du fait du déclenchement de la guerre, une éventualité non envisagée dans leurs théories et leurs programmes.

Le point de vue d’un marxiste du Sud, pour qui « l’impérialisme est une étape permanente du capitalisme », est peut-être plus intéressant que la critique. Partant de la continuité séculaire de la « dépossession » des périphéries par le centre, Samir Amin, dès 1978, anticipe de manière surprenante le développement de la situation politique actuelle. Après 1945, la configuration de l’impérialisme change profondément. Un « impérialisme collectif » s’installe, comprenant les États-Unis, l’Europe et le Japon, animé par une coopération/compétition hiérarchique au centre de laquelle se trouvent les États-Unis. L’impérialisme collectif ne développe plus de conflits inter-impérialistes entre les États du Nord, mais est au contraire en guerre permanente avec le Sud, parce que le « développement du sous-développement », le « lumpen-développement » imposé aux pays du Sud, est encore et toujours une condition de l’accumulation du Nord. Dans le capitalisme mondial, l’espace ne peut jamais être « lisse », il est toujours nécessairement polarisé.

Prévoyance d’un marxisme non occidental : non seulement la guerre au Sud est devenue une réalité, mais l’Europe et le Japon se sont docilement transformés en colonies à part entière et leurs économies ont été mises à genoux par l’allié américain. La faillite des États-Unis est sauvée par leur pillage garanti par le monopole public de la monnaie, le dollar, et les monopoles privés des fonds d’investissement qui les dépossèdent de leurs richesses et de leur épargne pour financer l’énorme déficit de l’« American way of life ».

La théorie de l’impérialisme collectif se perfectionne au fil des événements, et après la chute du mur de Berlin, elle annonce, prédiction également confirmée, que l’impérialisme américain a défini les principaux ennemis de sa volonté farouche d’hégémonie unilatérale : d’abord la Russie [3], ensuite la Chine et enfin l’Europe. Alors que cette dernière ne poursuit aucune stratégie autonome, le Sud a été renforcé par la mondialisation lancée par les États-Unis et, à son tour, étend sa force politico/économique (Chine) et politique/territoriale (Turquie, Russie) en concurrençant l’impérialisme collectif.

Clairvoyance d’un marxisme non occidental : non seulement la guerre au Sud est devenue une réalité, mais l’Europe et le Japon se sont docilement transformés en colonies dont les économies ont été mises à genoux par l’allié américain. La faillite des États-Unis est sauvée par leur pillage garanti par le monopole public de la monnaie, le dollar, et par les monopoles privés des fonds d’investissement qui les dépossèdent de leurs richesses et de leur épargne pour financer l’énorme déficit de l’ « American way of life ».

La théorie de l’impérialisme collectif repose sur une autre hypothèse stratégique, problématique mais qui mérite d’être discutée : la contradiction principale se situe entre un centre et une périphérie de plus en plus réduite. La hiérarchie impérialiste, au lieu de disparaître dans la confusion entre premier, deuxième et troisième monde, se polarise radicalement à l’initiative du centre. Cette hypothèse semble également se confirmer : confrontation économico-politique entre le G7 et les BRICS, confrontation militaire contre le prolétariat du Sud, illustrée par le génocide palestinien. Les points de confrontation se situent tous entre l’OTAN, les Etats-Unis et Israël et ce que le centre considère comme l’ennemi (la Russie, le prolétariat musulman, la Chine), du moins jusqu’au changement de présidence actuel.

Samir Amin estime que le terme d’ « Empire » produit une identification regrettable entre impérialisme et colonialisme, qui induit en erreur Negri et Hardt, pour lesquels la fin du second déterminerait la fin du premier. L’économiste franco-égyptien affirme de manière provocatrice que la Suisse est un pays impérialiste parce qu’elle participe au « développement du sous-développement », véritable définition de l’impérialisme, même sans avoir une seule colonie.

Monopole

Deleuze et Guattari ne se contentent pas de rejeter le concept d’impérialisme, ils suppriment une autre catégorie fondamentale de l’œuvre de Samir Amin, pourtant largement utilisé, le monopole. Ils semblent ignorer l’enseignement de Fernand Braudel, selon lequel le capitalisme a toujours été dominé par les monopoles, depuis qu’il était un monopole mercantile. Le processus de centralisation n’a fait que s’intensifier, s’accélérant encore depuis les années 1970, atteignant un paroxysme inattendu dans ses dimensions (financières et non plus industrielles) dans ces mêmes années.

A lire Foucault, Deleuze et Guattari, Negri, etc., il semble qu’après 68, le processus de centralisation ait été stoppé, voire inversé. L’accent est mis sur l’horizontalité du pouvoir, sur sa dispersion et sa diffusion locale, micropolitique : pour Deleuze, « le capitalisme du XIXe siècle est pour la concentration » alors qu’il est aujourd’hui « essentiellement dispersif » Les dispositifs de l’école, de l’hôpital, de l’usine, qui étaient fermés, se sont ouverts, dessinant un « espace lisse » qui est le pendant interne de l’espace lisse du marché mondial. Ils ne convergent plus vers un « propriétaire, État ou puissance privée ». Le « pouvoir a pour caractéristique l’immanence de son champ, sans unification transcendante, sans centralisation globale ».

Mais c’est certainement Foucault qui efface radicalement, dans ses cours « Naissance de la biopolitique », les processus de centralisation capitaliste, d’unification transcendante, de centralisation globale, « coupant la tête du roi » et produisant ainsi un contre-sens politique radical et néfaste.

Les catégories de biopouvoir et de société de contrôle voudraient introduire une nouvelle conception du pouvoir, capable de critiquer toutes les formes de souveraineté, d’ « excès de pouvoir ». La gouvernementalité biopolitique a pour science de son exercice l’économie politique, que Foucault définit comme une « discipline athée, sans Dieu, sans totalité, sans Souverain ». Elle manifesterait « non seulement la futilité, mais l’impossibilité d’un point de vue souverain », et affirmerait l’existence d’une « multiplicité non totalisable ». Le souverain est éliminé par l’organisation du marché qui forme les prix sans l’intervention d’aucune autorité, mais uniquement par l’impersonnalité de la concurrence. 

Il n’est pas important de savoir si Foucault avait des sympathies pour le libéralisme, mais d’être conscients que la conception du fonctionnement de l’économie basée sur le marché et la concurrence comme dispositif impersonnel capable de déterminer les prix en court-circuitant toute concentration monopolistique du pouvoir, est cohérente avec sa vision du pouvoir.

La théorie de la biopolitique et de la société de contrôle (catégories complètement assumées par Negri et Hardt), ne voient que le mouvement de la diffusion horizontale, micropolitique, de l’accumulation du profit et du pouvoir, et ne saisissent pas l’autre dynamique, celle, centralisatrice, qui commande, décide et organise la dispersion horizontale des rapports de domination et d’exploitation. La diffusion est au service du monopole. Les deux mouvements ont toujours existé ensemble, Marx les décrit déjà dans son 18 Brumaire, mais c’est la centralisation qui exerce le pouvoir et le commandement sur la décentralisation. La guerre est un puissant instrument de vérité, parce qu’elle nous fait toucher du doigt la dynamique que la pensée critique a écartée.

Samir Amin insiste sur le changement dans la continuité. De même que l’impérialisme a une nouvelle configuration, de même, à partir de 1973-1975, le monopole, décrit par Baran et Sweezy a changé. À cet égard, il parle de « monopole généralisé », car tous les éléments productifs diffusés sur le territoire et la planète sont commandés et capturés par les monopoles. Il n’y a plus de place pour la moindre entreprise autonome et indépendante. Prenons l’exemple de l’agriculture : les agriculteurs « indépendants » sont en fait dépendants des monopoles en aval et en amont de leur production. En amont, ils dépendent des monopoles pour les semences, le crédit, le type de production, etc. En aval, la vente du produit est entre les mains des monopoles de la grande distribution qui décident des prix. Contrairement à ce que croit la biopolitique, le marché ne fait pas les prix de manière immanente. Pour chaque secteur - énergie, alimentation, actifs financiers, etc. - ils sont fixés par un petit nombre d’entreprises qui, tout de suite après la pandémie, ont déclenché une inflation des profits à l’échelle mondiale. Les prix ne sont pas fonction de « l’offre et de la demande », mais de la spéculation pour la rente (voir le « marché » du gaz d’Amsterdam, où opère la spéculation des dérivés, qui, le 26 août 2022, a multipliés le prix par dix le face à des changements minimes de la demande réelle).

Samir Amin reconstruit ainsi une nouvelle étape dans le développement de la centralisation de la production. Mais depuis la crise de 2008, une nouvelle centralisation monopolistique inimaginable pour le monopole industriel s’est développée. Un très petit nombre de fonds de pension et d’investissement, qui collectent l’épargne américaine, européenne et mondiale et l’investissent dans la dette américaine ou dans des actifs financiers (également américains), détiennent la somme astronomique de 55 000 milliards de dollars, masse dont nous verrons bientôt le sens et le fonctionnement. 

Alors que le pouvoir souverain exerce le droit de « faire mourir et laisser vivre », l’éviction du souverain ouvre, selon Foucault, sur une gestion positive du pouvoir qui exerce un nouveau droit, celui de « faire vivre et laisser mourir », une technique de « gestion de la vie » capable de la faire « proliférer ». Cette nouvelle dimension du pouvoir nous fait dans un certain sens sortir du capitalisme, du moins des effets qu’il produisait au XIXe siècle. Notre problème ne serait plus la production du profit qui crée simultanément la richesse de quelques-uns et la misère du plus grand nombre. Aujourd’hui, plus que le profit, le problème est le « trop de pouvoir » exercé sur les corps, l’excès de domination sur la subjectivité. Ce contre quoi nous devons nous défendre, « ce sont les effets du pouvoir en tant que tel. Par exemple, le reproche fait à la profession médicale n’est pas principalement d’être une entreprise à but lucratif, mais d’exercer un pouvoir incontrôlé sur le corps des gens, leur santé, leur vie et leur mort ».

C’est précisément à partir de la médecine en tant qu’action biopolitique par excellence que l’on peut constater l’inadéquation des nouvelles catégories du philosophe français. Récemment, Luigi Mangione a abattu Brian Thompson, PDG de UnitedHealthcare (UHC), remettant au centre du débat l’assurance privée, cheval de bataille contre l’État-providence ( porté en France, par un proche collaborateur de Foucault, François Ewald). Le biopouvoir, en prenant en charge les forces de vie, viserait à « les faire croître et à les ordonner, au lieu de se consacrer à les bloquer, à les faire plier ou à les détruire ». Au lieu de cela, aux États-Unis, les compagnies d’assurance maladie ont pour seul et unique objectif le profit qu’elles réalisent littéralement sur la peau des assurés auxquels elles refusent les soins nécessaires. En effet, en 2023, UnitedHealthcare a réalisé 22 milliards de dollars de bénéfices extorqués aux patients, aux médecins et aux infirmières, et transférés dans les poches des actionnaires. Mangione est devenu un héros national (on collecte de l’argent pour sa défense, on se mobilise devant le tribunal, on le défend sur les médias sociaux) parce que le citoyen américain, s’il a de l’argent, paie cher pour un service de très mauvaise qualité. S’il n’a pas d’argent, il ne se soigne tout simplement pas. Les États-Unis se classent au 46e rang en termes d’espérance de vie, avec des dépenses de santé deux fois supérieures à celles de l’Europe, dont la totalité est transformée en rente. Mais l’élément décisif est le rôle joué par le monopole financier des fonds de pension, qui possèdent entre 20 et 25 % des dix premières compagnies d’assurance. Les principaux actionnaires de UnitedHealth sont le géant de la gestion d’actifs Vanguard, qui détient 9 % du capital, suivi de BlackRock (8 %) et de Fidelity (5,2 %).

Ce sont les monopoles qui font les prix et non le marché, de même qu’ils décident des politiques de couverture des ‘assurés’. La description que fait Deleuze de l’hôpital qui, de structure fermée, devient ouverte et par conséquent change sa façon de soigner (« sectorisation, hôpital de jour, soins à domicile »), ne saisit pas l’aspect financier du problème, qui est le seul et véritable problème qui intéresse la cupidité des capitalistes, au quel de cette nouvelle façon de soigner est finalisée pour réduire les couts. 

Alors que Foucault décrivait sa biopolitique (1978-1979) et les nouveaux modes d’exercice du pouvoir sur la subjectivité, le capitalisme et l’État (anglo - américain) se réorganisaient depuis plus d’une décennie, pour remettre au centre de leur politique, encore et toujours, le vieux profit, garanti, toujours et de toute façon, par le monopole économique, le monopole du pouvoir exécutif, le monopole de l’usage de la force militaire, certainement pas par le marché des ordo-libéraux ou des néo-libéraux. 

L’annulation de l’action « souveraine » du monopole, la négation de la centralisation et de la verticalité du pouvoir, ont des conséquences pernicieuses également sur le concept de pouvoir parce qu’il est radicalement pacifié. Foucault écrit : « Une relation de pouvoir est un mode d’action qui n’agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur sa propre action. Une action sur l’action, sur les actions possibles, présentes, futures ou actuelles » alors qu’ « une relation de violence agit sur un corps, sur des choses : elle contraint, plie, brise, détruit ». Il est très dangereux et irresponsable de réduire le pouvoir à de l’affect, au « pouvoir d’affecter » et d’ « être affecté » (Deleuze). De cette façon est éliminée la violence physique, la destruction des choses et des personnes, qui est au contraire en train de proliférer comme une métastase mortelle à travers la planète. Le monopole de la violence physique trouve dans le génocide en cours la plus haute expression du « droit de faire mourir », qui n’a jamais été entamé par le biopouvoir du « faire vivre ». Foucault en admet encore la possibilité, mais pas pour les bonnes raisons : « Si le génocide est le rêve des puissances modernes, ce n’est pas aujourd’hui par un retour de l’ancien pouvoir de tuer ; c’est parce que le pouvoir se situe et s’exerce au niveau de la vie, de l’espèce, de la race et de phénomènes massifs de la population ». Le fondement de la guerre, de la guerre civile, de la prédation, de la domination et du génocide, des guerres raciales contemporaines, repose, aujourd’hui comme hier, sur la soif de profit et la volonté de puissance de l’impérialisme collectif. La véracité du pouvoir est donnée par le régime de guerre qui détruit l’État-providence et sa capacité de « faire vivre », le privatise et oriente ses dépenses vers l’armement pour le bien-être des actionnaires et de l’Occident.

Qui est souverain ? Profit et stratégie

Le concept d’ « impérialisme collectif » nous permet d’analyser la nature de l’État contemporain et sa relation avec le capitalisme (monopole financiarisé). Le nouvel impérialisme produit une différenciation entre les États. Alors que certains renforcent leur souveraineté, leur puissance économique et militaire, dominant de « grands espaces » (États-Unis, Russie, Chine), d’autres, comme les États européens, ont une souveraineté plus que limitée, subordonnée à tous égards à la Commission européenne jamais élue, qui à son tour est aux ordres directs du centre, les États-Unis. Deleuze et Guattari, bien qu’ils utilisent abondamment la théorie de l’échange inégal et de la dépendance, en particulier dans la version de Samir Amin, sans jamais utiliser le concept d’impérialisme collectif, différencient toujours les États sur la base du concept d’État-nation, d’où la faiblesse de l’ensemble du cadre théorique. Negri et Hardt déclarent au contraire la fin de ce dernier, mais proclament une autre grande faiblesse théorique, une souveraineté impériale qui n’a jamais existé. Ce qui s’est imposé depuis la chute du mur de Berlin, c’est la souveraineté unilatérale des États-Unis sur des États à souveraineté limitée.

La limite de la conception de l’État que nous trouvons chez Deleuze et Guattari, chez Negri et Hardt (Foucault a « coupé la tête du roi ») réside dans leur concept du capital en tant que force cosmopolite qui tend constamment à dépasser ses propres limites et échappe constamment aux frontières de l’État-nation. Le capital est « une force qui ne connaît que des limites immanentes », mais il suffit que la guerre (une décision politique) sabote un gazoduc comme Nord Stream 2 pour que toute une économie (européenne) commence à vaciller. Il suffit que l’impérialisme collectif impose des sanctions ou des droits de douane (autre décision politique) pour qu’une population entière souffre de la faim ou meure (Irak, Cuba, Syrie, etc.). Il suffit que le gouvernement américain décide que certaines technologies ne doivent pas être transmises à la Chine pour que la logique immanente du marché soit réduite au silence. Le marché mondial montre que les limites du capital ne sont pas immanentes à son « mode de production », mais sont toutes politiques. L’État chinois semble pouvoir contrôler politiquement la forme la plus déterritorialisée et la plus abstraite du capital, la finance, en empêchant les capitaux étrangers d’entrer dans le pays et de le piller. Mais déjà pendant les Trente Glorieuses, le pouvoir « cosmopolite » de la finance avait été soumis au pouvoir politique des États-nations. Si elle s’est libérée de ces contraintes, c’est par une volonté toute politique qui l’a replacée au centre de l’économie et non par son essence propre, non par sa vocation intrinsèque à dépasser toutes les limites. 

La séparation « ontologique » de l’État et du capital est exaspérée par Negri et Hardt, pour qui l’impérialisme et l’État entravent le développement du capital, d’où la nécessité de l’Empire : la « transcendance de la souveraineté moderne est en conflit avec l’immanence du capital ». Tous deux, bien que de manière différente, semblent opposer l’espace lisse de la production et du commerce à l’espace strié des souverainetés étatiques. En réalité, la dynamique du capital n’est pas concevable sans l’État, tous deux ne s’opposent pas en tant que transcendance et immanence, le « doux commerce » n’élimine pas la guerre, l’échange et le marché ne peuvent fonctionner sans le droit. Il n’existe pas un « mode de production » avec ses lois économiques, la souveraineté intervenant ensuite de manière instrumentale, pour favoriser ou bloquer une accumulation autonome. État et capital ont toujours constitué une machine commune dont la coordination/concurrence s’est approfondie depuis la première guerre mondiale. 

Si l’économie n’a pas « coupé la tête du roi « , comme le croit Foucault, il faut alors se demander qui est Souverain aujourd’hui. Tentons d’explorer la relation qui s’établit entre État et Capital en interrogeant la théorie de l’Homo Sacer d’Agamben, qui voudrait combiner la biopolitique de Foucault avec la théorie de l’État d’exception de Schmitt.. S’il est vrai que le souverain est celui qui décide de l’état d’exception, il faut problématiser la définition du souverain et de l’état d’exception qui, depuis la première guerre mondiale, ne semblent plus correspondre aux réalités conceptualisées par Schmitt et Agamben.

L’état d’exception ne peut plus se limiter à la définition qu’en donne Agamben : une situation dans laquelle le souverain suspend la norme juridique afin de reconfigurer le système de droit. Déjà dans la République de Weimar, l’état d’exception ne pouvait qu’inclure et avoir pour cause le développement capitaliste, l’irruption des masses dans la politique et la possibilité de révolution qu’elles introduisaient, la lutte des classes et la crise de l’Etat qui en découlait, l’affrontement impérialiste pour le pillage colonial : l’état d’exception concerne la suspension de toutes les normes (productives, juridiques, politiques) comme condition nécessaire à la définition d’un Nouvel Ordre Mondial et non pas des cas d’ « urgence » comme la pandémie. La décision doit porter sur une réalité à la fois politique, étatique, économique et militaire, qui va bien au-delà des compétences et des fonctions de l’État dont Schmitt déplore la mort, l’État au-dessus des partis, l’État séparé de la « société », l’État indépendant de l’économie, l’État comme arbitre des luttes de classes. L’État n’est qu’un des acteurs de cette nouvelle dimension de la souveraineté. Cela est devenu de plus en plus clair au fil du siècle.

Le Nomos de la terre est plus apte à saisir la réalité contemporaine de l’état d’exception parce qu’il envisage la dimension mondiale et la division centre/périphérie qui est le fondement de la domination capitaliste, situation très différente de l’état d’urgence au sein des États-nations. Le triptyque que Schmitt place à l’origine de tout ordre est peut-être encore plus précis : prendre, diviser, produire. Le « prendre » (la guerre, la guerre de conquête, la guerre de soumission et le système d’État militaire qui les rend possibles), le « diviser » (le droit, la propriété privée) et le « produire » (la force économique) sont étroitement imbriqués. D’un point de vue marxiste, nous pouvons qualifier l’état d’exception d’ « accumulation originelle » qui se continue.

Le souverain de Schmitt, repris par Agamben, à travers l’état d’exception, « prépare la situation dont le droit a besoin pour sa propre validité ». Même la situation d’état d’exception dans laquelle nous nous trouvons a été préparée depuis longtemps par l’impérialisme américain pour fonder un nouvel ordre dans lequel son hégémonie puisse se reproduire, mais le souverain ne ressemble pas, même de loin, à celui qui produit le corps biopolitique de la théorie d’Agamben, et le but n’est pas le droit, mais un nouvel ordre mondial.

Pour être encore plus clair, qui est le souverain qui décide de la situation de guerre dans laquelle nous sommes plongés, indispensable à la reconfiguration d’un nouveau et chimérique siècle américain ? Certainement pas l’État schmittien ou agambien ! Le « souverain » est constitué d’une série de centres de pouvoir qui, en se coordonnant, en s’affrontant, voire en s’opposant, prennent les décisions « existentielles » (de vie ou de mort) pour les USA : l’Etat fédéral où les élus comptent juste autant que les fonctionnaires de l’Etat profond ; la Réserve fédérale qui contrôle le dollar, la plus importante « production » de l’impérialisme yankee ; les monopoles industriels et financiers américains qui gèrent d’impressionnantes liquidités (avec la guerre, on découvre que la finance, comme la monnaie, a une nationalité !) ; le Pentagone, sans la force duquel il n’y a aucun ordre politique et monétaire ; Wall Street, qui tient les cordons de la bourse, c’est-à-dire de la prédation ; les différentes fondations, plus réactionnaires les unes que les autres ; les lobbies de l’armement, de l’immobilier, de la finance, parmi lesquels le lobby juif est indispensable à la déstabilisation continue du Moyen-Orient. Ce n’est que dans ce choc/coordination que peut émerger la « décision », qui n’est plus le monopole exclusif de l’Etat. L’État regretté par Schmitt, repêché par Agamben, n’existe plus depuis au moins la Première Guerre mondiale.

Le souverain, toujours selon Schmitt, repris par Agamben, non seulement crée et garantit l’état d’exception, mais aussi « décide définitivement de la normalité », c’est-à-dire du moment où la situation peut être considérée comme suffisamment normalisée, condition pour l’établissement de nouvelles normes, de nouvelles relations de pouvoir, d’un nouvel Ordre mondial. Le souverain américain, lui, n’a pas à décider d’une quelconque « normalité », parce que sa stratégie est la déstabilisation permanente, le chaos qui sème les graines de la division, condition sine qua non de son règne. La situation normale est devenue l’alimentation continue de la guerre civile mondiale. Le Moyen-Orient est le terrain d’essai de la normalité déstabilisatrice yankee (Irak, Libye, Afghanistan, Syrie) que la guerre contre la Russie a également implantée en Europe.

Qui décide de la fin de la guerre avec la Russie ? Le « souverain ». C’est précisément à cette occasion que l’on peut saisir la multiplicité qui le constitue. Une bataille politique féroce fait rage entre les différents centres de pouvoir pour choisir la meilleure solution capable de répondre aux différentes stratégies poursuivies par les différents blocs d’intérêts qui s’affrontent jusqu’au sein de l’Etat, la finance, le Pentagone, la Réserve Fédérale. 

Plus généralement, on peut affirmer qu’on ne peut pas concevoir un « mode de production » séparé de l’Etat. Le capital n’existe pas sans l’État, sa dimension souveraine et militaire est constitutive de la production. D’autre part, la nouvelle souveraineté post-schmittienne n’existe pas sans le capital : comment l’accumulation capitaliste américaine, avec son déficit abyssal, peut-elle se reproduire sans le pouvoir de l’Etat sur le dollar et sans l’exercice du monopole de la violence qui le garantit ? À son tour, l’État peut-il survivre sans la capacité de la finance à capturer de la valeur dans le monde entier ? Sinon, comment assurer le financement de l’armée et des 800 bases militaires, financer les djihadistes, les coups d’État (Ukraine) et corrompre les élites « compradores » ? 

Deleuze et Guattari définissent la dynamique immanente du capital comme une axiomatique. Je pense qu’il serait juste de penser le profit et la rente comme le résultat d’une stratégie dans laquelle interviennent des forces subjectives (politiques, économiques, militaires, étatiques, sociales, religieuses, etc.). La guerre actuelle et ses rapports avec l’économie nous montrent, pour qui veut bien la voir, la réalité de cette stratégie. Le souverain, pour adapter la définition de Schmitt, est celui qui décide de la stratégie, dont la guerre et l’état d’exception sont des moments.

Guerre et guerre civile

La naissance ou le développement du capitalisme est inséparable de la guerre, de la guerre civile, de l’usage de la force et de la violence physique sur les choses et les personnes. La pensée critique a pris la mauvaise habitude de séparer le politique du militaire, l’économique de la guerre. La philosophie et la politique de Rancière sont exemplaires à cet égard, car il n’y a aucune trace de l’usage de la force, de la guerre civile, ni d’un côté ni de l’autre de la barricade. Chez Rancière aussi, on ne trouve que la « police », mais jamais la guerre ni la guerre civile.

Pour la pensée critique, la démocratie des anciens est fondée sur la « division du sensible » (Rancière) ou sur l’« agonisme entre hommes de lettres » (Foucault, Deleuze), domestication exemplaire de la guerre civile (Nicole Loraux) que les institutions démocratiques doivent continuellement conjurer, parce qu’elles sont sans cesse menacées par son déclenchement.

La guerre, et non le marché (Foucault), constitue la vérité de notre actualité ou, pour le dire autrement, la vérité du capitalisme est bien le marché mondial où le capital, l’État et la guerre agissent de concert. Peut-on concevoir la puissance des États-Unis qui commandent et perturbent les relations mondiales sans le Pentagone, sans l’armée la plus puissante de l’histoire de l’humanité ? Leur force économique et politique implique immédiatement la guerre, qu’ils mènent sans interruption depuis 1945. Le président Mao affirmait qu’il n’y a pas de muraille de Chine infranchissable entre le civil et le militaire, le passage de l’un à l’autre est toujours possible et peut se faire très brutalement : la rapidité avec laquelle les classes dirigeantes, les médias, les hommes politiques d’une Europe fondée sur la paix sont passés à la guerre nous indique seulement que la guerre est contemporaine de la politique, bien que de manière différente au centre de l’impérialisme collectif et chez ses vassaux.

À partir du XXe siècle, la guerre n’est pas seulement le moyen de résoudre les conflits entre États et entre classes. Elle a aussi une fonction directement économique car elle joue le même rôle que les grandes inventions (machines à vapeur, chemins de fer, automobiles). Les dépenses d’armement sont devenues un élément permanent de la stimulation et du contrôle du cycle économique (Kalecki). Les États-Unis ne sont sortis de la crise de 1929 que grâce à la guerre mondiale. Et les taux de croissance et de profit exceptionnels de l’après-guerre sont le résultat de la reconstruction de l’Europe après les énormes destructions des deux guerres mondiales.

La demande réelle ne peut être réduite aux seules dépenses sociales, alors que la composante politiquement importante est la dépense militaire. C’est pourquoi James O’Connor, dans les années 1970, ne parlait pas de welfare, mais de warfare/welfare.

« Les dépenses sociales aussi bien que militaires ont un double caractère : les dépenses sociales servent non seulement à contrôler politiquement la population excédentaire, mais aussi à étendre la demande intérieure et les marchés. L’appareil militaire ne se contente pas de tenir en échec les rivaux étrangers et d’entraver la révolution mondiale (en maintenant les matières premières et les marchés dans le giron capitaliste), mais il contribue également à prévenir la stagnation économique intérieure. On peut donc qualifier le gouvernement national d’ “État providence de guerre” ».

Le concept sur lequel construire les autres pour rendre compte des événements actuels semble être celui de « warfare / welfare », qui nous permet de comprendre la simultanéité et la réversibilité du civil et du militaire.

L’armée n’a pas seulement des fonctions militaires, mais aussi des fonctions « civiles », le passage d’une dimension à l’autre ne présente aucun problème. Depuis la seconde guerre mondiale, le Pentagone a organisé la « big science » et est le cœur pulsant de la recherche et de l’invention technologique et scientifique bien au-delà des GAFAM. Toutes nos technologies ont une origine militaire, en particulier les réseaux numériques.

Il s’agirait alors de remettre en cause la célèbre phrase de Clausewitz (« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »), mais aussi son inversion, opérée par Foucault et Deleuze / Guattari (« La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens »), dans lequel guerre et politique, guerre et économie se succèdent chronologiquement. Politique et guerre sont inséparables, la division des deux concepts était vraie à l’époque où écrivait le général prussien, le XIXe siècle, mais ne l’est plus aujourd’hui.

Si la pensée critique traite la guerre de manière conjoncturelle, ne la considérant donc jamais comme une condition structurelle du capitalisme, elle ignore en revanche totalement la guerre civile. L’exception est Foucault qui, pendant quelques années, entre 1971 et 1975, tente d’en faire le modèle des relations de pouvoir. Non seulement il abandonnera rapidement ce projet au profit de la gouvernementalité du biopouvoir et plus tard des processus de subjectivation, mais on n’a jamais compris de quelle guerre civile il parlait.

Dans le livre où il introduit le concept de guerre civile, La société punitive de 1973, Foucault affirme que les cours qui le constituent se concentrent sur la société française entre 1823 et 1848. Curieusement (ou de façon cohérente), il ne dira pas un mot de la véritable guerre civile européenne qui éclata en 1848. Il semble ignorer que, précisément dans cette période, entre 1830 et 1848, tout se déchaîne en Europe, comme le notera au contraire Schmitt, tant sur le plan politique (les masses - le « lion prolétarien », dira Tronti - font irruption dans la lutte mondiale et ne la quitteront plus ) que sur le plan théorique. En Allemagne, après la mort de Hegel en 1831, la critique (Feuerbach, la gauche hégélienne, Stirner, etc.) des fondements de l’Occident (le capitalisme, l’État, le christianisme, la philosophie) s’enflamme ; de là naîtra le marxisme, qui guidera les révolutions victorieuses du XXe siècle. Foucault évite de prendre en compte non seulement la guerre civile la plus importante du XIXe siècle, la Commune de Paris, mais aussi les guerres civiles européennes qui ont caractérisé les deux guerres mondiales, tout comme il semble ignorer les guerres civiles mondiales déclenchées par la révolution soviétique, qui ont complètement reconfiguré le globe sur le plan politique, économique et militaire. De quelle guerre civile parle-t-il donc entre 1971 et 1975 ? Entre qui et qui ? Impossible de le savoir. En fait, il abandonne le concept.

La relation d’inclusion excluante exercée par le pouvoir souverain d’Agamben, comme la « division du sensible » (Rancière), fonctionne sur le même principe que celui avec lequel Foucault pense la division raison / folie, normal / anormal, pathologique / sain, etc. Des rapports de pouvoir sur lesquels il est impossible de fonder une rupture radicale avec le présent, contrairement à la lutte des classes qui détermine une coupure d’où émergent deux camps qui se désignent l’un l’autre comme l’ennemi. 

L’affirmation de Deleuze et Guattari selon laquelle, si la dimension micropolitique ne passe pas dans la macropolitique, elle n’ « existe » pas, au sens où elle n’a aucune effectivité, se réalise pleinement avec la guerre et concerne leur propre théorie car ni la macropolitique ni le passage n’ont jamais été définis. Dans le régime macropolitique du capitalisme, caractérisé par la lutte des classes, plus ou moins ouverte, le « et...et » n’est en aucun cas praticable.

L’enseignement suicidaire que Foucault dispense aux nouveaux mouvements, prêts à l’accepter avec une insouciance irresponsable, promeut dès 1978 le désastre politique actuel qui sépare les deux dimensions : « se détourner de tous les projets qui se veulent globaux et radicaux » et, au contraire, préférer « les transformations, même partielles », « qui concernent nos manières d’être et de penser, les rapports d’autorité, les rapports entre les sexes, la manière dont nous percevons la folie ou la maladie ».

Si l’on élimine cette dimension globale et radicale (le marché mondial), où la politique, l’économie et la guerre constituent la vérité des rapports de force, on obtient l’impuissance politique contemporaine, où l’on perd même la possibilité d’une micro-politique, d’une microphysique du pouvoir. Marx, échappant à l’aveuglement théorique actuel, considère que l’agir (transformer la subjectivité par le rapport à soi) et le faire (transformer les rapports de force du monde) sont des moments de la même praxis révolutionnaire : « La coïncidence entre le changement des circonstances et l’activité humaine ou le changement de soi ne peut être saisie et comprise rationnellement que comme une pratique révolutionnaire ».

Alain Badiou pense que les limites des révolutions du XXe siècle sont à chercher dans les conditions qui les ont produites, les guerres. C’est la guerre qui impose la forme de la politique et de l’organisation. Donc, exit la guerre et la guerre civile qui imposent aussi l’action militaire ; cependant, il n’a jamais expliqué avec quelles stratégies on aurait pu poursuivre les mêmes objectifs des révolutions du XXe siècle. 

Dans sa conception de la politique, « ce ne sont pas les rapports de force qui comptent ». Badiou rejette tous les concepts qui ont fait la fortune des révolutions (stratégie, tactique, offensive défensive, mobilisation, etc. Il faut même douter de la pertinence du concept d’« antagonisme ». « Qu’est-ce qu’une politique radicale (...) qui maintient et pratique la justice et l’égalité, et qui pourtant présuppose le temps de paix et n’est pas dans la vaine attente d’un cataclysme ? » Nous ne le saurons jamais.

La situation contemporaine, au-delà de la pensée critique, se présente à nouveau comme un moment léniniste possible. C’est toujours la guerre qui agit comme un « accélérateur vigoureux » des conflits et des ruptures éventuelles. Mais la confiance de Mao dans l’issue révolutionnaire des guerres mondiales que les impérialistes s’obstinent à déclencher selon leur stratégie est incompréhensible pour la pensée critique occidentale, qui n’a pas la même « lucidité », ni la même obstination, ni la même détermination, ni la même haine de classe que l’ennemi et est dépourvue de toute stratégie.

Maurizio Lazzarato
Images : Stephen Shames
Traduit depuis la version anglaise chez Ill Will

[1{} La Cause ouvrière, journal socialiste russe (1899-1902), organe de la tendance de droite de la social-démocratie, connue sous le nom d’“économistes”, qui a rejoint les mencheviks au congrès de 1903.

[2Ces trois catégories sont absentes de toutes les définitions post-modernes du capitalisme (cognitive, sémiotique, bio-politique, neuronale, plateforme, reproduction, etc.) et ne sont donc pas d’une grande utilité pour comprendre ce qui se passe.

[3Depuis la présidence Clinton (années 1990), l’élargissement de l’OTAN contre la Russie a été décidé, poursuivi par tous les présidents (Obama, dans l’interrègne précédant l’investiture de Trump, a installé des missiles en Pologne), contre l’avis d’une cinquantaine de hauts fonctionnaires qui avaient conçu et organisé l’endiguement de l’Union soviétique. Il y a trente ans, dans une lettre à Clinton, ils préconisaient l’abandon de l’élargissement de l’OTAN car ils prévoyaient ce que nous avons sous les yeux, la guerre en Europe.

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