Les Roms en Ukraine, entre fragmentation et consolidation
Dès le 18e siècle, la littérature et les arts usèrent de figures et de poncifs racistes et romantiques figeant les populations roms dans une authenticité et une extranéité inextricable. Nombre d’auteurs européens, qu’ils soient de l’Ouest ou de l’Est, narreront leur envoutement par une « Tsigane » intouchable, yeux et cheveux noirs, lascive et forcément voleuse… au moins du cœur et du destin de l’envouté. Yevhen Hrebinka, poète écrivain romantique ukrainien du 19e siècle, écrit, dans Les Yeux noirs : « Oh ! les beaux yeux noirs, les yeux merveilleux / Les yeux séducteurs étincelant de feu / Comme je vous crains, comme je vous aime / J’ai dû vous croiser un jour de déveine /Vous êtes aussi noirs que le ciel de nuit / Et j’y vois déjà le deuil de ma vie / Et j’y vois encore un brasier vainqueur / Dans les flammes brûle et se meurt mon cœur / Et pourtant je trouve dans mon triste sort / Non pas du chagrin, mais du réconfort : / Le meilleur de ce que Dieu m’avait donné / À ces yeux de braise je l’ai sacrifié ». [2] La romantisation « positive » du « Tsigane » ou du « Bohémien », voyageur, voleur, libre et authentique, en tant que catégorie identitaire racisante, efface les rapports aux territoire parcourus et habités ainsi que les histoires complexes et toujours particulières de groupes et sous-groupes pouvant revendiquer l’identité rom – bien qu’ils ne s’y réduisent jamais totalement [3].
Les associations d’aide aux communautés roms estiment qu’au moins 400 000 Roms résidaient en Ukraine au début de la première décennie des années 2000. Ce chiffre est toutefois sujet à caution : le dernier recensement en Ukraine date de 2001 et les personnes concernées déclarent fréquemment une « identité ethnique préférée » distincte de l’identité rom. Cette identité rom, qui constituerait la « minorité ethnique majoritaire » d’Europe selon les travaux commandés par la Commission Européenne [4], n’est toutefois ni figée ni univoque ; elle recouvre au contraire des histoires et des réalités individuelles et collectives multiples généralement occultées. De nombreux groupes et sous-groupes roms vivent sur toute l’étendue du territoire ukrainien, du Sud de la Crimée au Nord de Tchernihiv, de l’Est de Donetsk à l’Ouest de Transcarpatie ; ils parlent diverses langues (ukrainien, russe, hongrois, roumain, différents dialectes romani) et connaissent une intégration et des discriminations plus ou moins marquées. La très grande majorité des populations roms d’Ukraine est sédentaire [5].
Il faut noter l’importance des recompositions territoriales en Europe de l’Est, en particulier celles ayant eu lieu lors de la chute de l’URSS, dans la répartition des populations roms, dans la « fragmentation et la recomposition » des groupes et leurs éventuels déplacements dans des États-nations qui se structurèrent alors pour aboutir aux formes que nous leur connaissons aujourd’hui.
L’Ukraine a été l’une des places fortes des populations roms dans l’URSS. La reconnaissance initiale de la minorité ethnique rom et de sa culture dans la fédération soviétique a rapidement laissé place, dès le début des années 1930, à des politiques répressives à leur endroit. La reconnaissance initiale passait elle-même par une politique de « sédentarisation » et « d’indigénisation » à marche forcée. Cette politique se télescopait avec la volonté de répression d’une identité rom spécifique qui aurait pu entrer en contradiction avec le concept de « peuple soviétique ». En 1923, des artels, des « ateliers coopératifs d’artisans tsiganes », sont créés dans les villes, comme à Kharkiv, en vue d’« intégrer » les Roms des villes et d’inciter les Roms itinérants à la sédentarisation. En 1926, des décrets sont émis pour faciliter la création de « kolkhozes tsiganes » (52 sur le territoire ukrainien avant la Seconde Guerre mondiale). À partir de 1932, ont lieu des déportations massives de Roms itinérants, cherchant du travail dans les villes, vers la Sibérie. En 1936, des décrets établissent que des mesures doivent être prises en vue de l’intégration des « Tsiganes itinérants » dans des « ateliers coopératifs d’artisans », des « kolkhozes », des « sovkhozes » ou des établissements industriels. En 1944, de nombreux Roms de Crimée sont déportés jusqu’en Asie centrale par le pouvoir soviétique [6]. Ainsi, après la fin de la guerre, malgré le génocide « tsigane » (Samudaripen) perpétré par les nazis et leurs alliés dans les pays d’Europe de l’Est (Hongrie, Roumanie), les politiques répressives envers les Roms dans les territoires de l’URSS ne sont pas assouplies.
Par suite de l’effondrement de l’URSS et de la restructuration économique afférente, notamment la fermeture des fermes collectives et des industries lourdes, « les Roms, dit-on, ont été les premiers à être débauchés et les derniers à être embauchés pour occuper les postes vacants. » [7] La situation actuelle des Roms en Ukraine, ainsi que les disparités territoriales, ne peuvent être comprises sans le recours à cette histoire européenne particulière que nous n’avons fait qu’approcher.
C’est ainsi qu’aujourd’hui l’Ukraine « est habitée par différents groupes roms, qui parlent différentes langues et différents dialectes de la langue romani, et qui ont des traditions et des histoires différentes en ce qui concerne leur installation », comme nous l’explique Ignacy Jóźwiak, sociologue et anthropologue du centre de recherche sur les migrations de l’université de Varsovie, que nous avons rencontré à Mukatchevo, en Transcarpatie. « Selon certains spécialistes, il existe 15 groupes de ce type en Ukraine et 8 en Transcarpatie », poursuit-il. La triviale division Ouest/Est du territoire ukrainien est donc inopérante dans ce cadre.
Les Roms, une minorité fortement discriminée en Ukraine, en particulier en Transcarpatie
Bien que les Roms soient historiquement présents sur les territoires de l’actuelle Ukraine depuis au moins le 15e siècle, et que leur culture soit intégrée, à l’aide de politiques publiques correspondantes, au folklore national des pays d’Europe de l’Est, l’antitsiganisme y est omniprésent, décomplexé et structurel.

La situation des Roms dans l’oblast de Transcarpatie, territoire de l’Ouest de l’Ukraine frontalier de la Roumanie, de la Hongrie et de la Slovaquie, jouxtant aussi la Pologne, est particulièrement préoccupante – en cela elle est paradigmatique [8]. C’est ce que nous confirme Rada Kalandia, militante rom à la tête de l’organisation des Roms de la région de Donetsk depuis 2013, aujourd’hui réfugiée en Transcarpatie. Ce territoire abriterait un dixième de la population rom d’Ukraine, soit environ 40 000 personnes pour 1,3 million d’habitants. Ignacy Jóźwiak relève notamment la diversité linguistique des (sous-)groupes roms présents sur ce territoire : « dans la région de Transcarpatie, il existe des communautés roms qui parlent le hongrois, le romani (différents dialectes), et certaines d’entre elles ne parlent que l’ukrainien. »
Dans cette région, les populations roms sont fortement ségréguées spatialement dans des camps de fortune ou bidonvilles appelés tábor. Ces tábors peuvent être transformés en véritables ghettos, comme dans la ville de Beherovo, où un mur de 2,5 mètres de haut a été construit par la mairie pour épargner le centre-ville de ces indigents. [9] Le tábor de Mukachevo, aux abords duquel nous nous sommes rendus pour discuter avec Madame Kalandia des conditions de vie des Roms en Transcarpatie, abrite d’après elle « approximativement 12 000 habitants », et serait le plus grand d’Ukraine mais aussi d’Europe. Ces camps sont des enclaves dans ou en bordure des villes dans lesquelles il n’y a le plus souvent ni adduction d’eau, ni tout-à-l’égout, ni électricité. Les routes sont des pistes en terres fangeuses, percées de trous remplis d’eau croupie. L’insalubrité et la misère sont la norme. Pour Rada Kalandia « les autorités locales ont créé les conditions pour que [les personnes dans ces tábors] ne puissent rien faire, rien penser, rien prévoir, si ce n’est vivre là et mourir là. »
Originaire de l’Est de l’Ukraine, qu’elle a fui par suite de l’invasion russe de 2022, Rada Kalandia a, dès son arrivée à Mukatchevo, « constaté de gros problèmes pour les populations locales en ce qui concerne leur accès à l’éducation et d’autres services sociaux » ; problèmes auxquels elle n’était auparavant pas confrontée. À Vuhledar, d’où elle vient, elle décrit la situation comme « plutôt bonne, sans discrimination systématique à l’encontre des Roms », elle note aussi « l’absence d’exclusion territoriale des Roms, qui vivaient parmi les ukrainiens et pouvaient aller à l’école », bien qu’ils pussent aussi être « pointés du doigt dans la rue et être traités de ‘‘gitans, gitans !’’ » ou « refusés chez le docteur ». Comme nous l’explique Rada Kalandia, les enfants roms du tábor de Mukachevo n’ont, eux, que très rarement accès à l’éducation ou à des repas, a fortiori chauds. Lorsqu’ils peuvent aller dans des écoles publiques, ces écoles sont ensuite identifiées comme « gitanes » par les non-Roms, dont certains refusent d’y envoyer leurs propres enfants. À Oujhorod, une mère nous indique que « l’école n°7 est celle des Roms. »

En Transcarpatie, seuls 0,3 % des Roms ont pu suivre des études supérieures et 4 % ont l’équivalent du baccalauréat. [10] La juriste Tania Krehul, qui travaille avec Rada Kalandia, nous explique que dans le « centre d’intégration », financé par la fondation Romodrom, à l’intention des Roms de Mukachevo et dans lequel sont proposées des activités de préscolarisation, certains enfants de 10-11 ans qu’ils reçoivent « n’avaient jamais vu ou tenu un crayon ou un stylo. Ils n’avaient pas les doigts ‘‘habitués’’ à tenir un crayon. Au début ils ne pouvaient même pas le tenir. Les enseignants ne comprenaient pas, les enfants ne pouvaient pas ‘‘bouger’’ leurs doigts pour tenir un simple crayon. Il y a beaucoup de cas de ce type ici [à Mukachevo] et beaucoup de travail... »

Madame Kalandia a aussi découvert avec stupéfaction que beaucoup de Roms n’avaient pas de papiers d’identité. Grâce à un programme soutenu par la fondation ukrainienne des femmes roms Chiricli et l’ombudsman européen pour les droits de l’Homme en Ukraine, l’association de Rada Kalandia a permis de produire des documents d’identité pour près de 300 personnes qui « avaient perdu leurs papiers ou qui n’en avaient jamais eu. » Certains n’avaient même pas d’acte de naissance et donc d’identité déclarée à l’état civil. Pour Rada Kalandia, « les autorités ne sont pas intéressées du tout à développer et rendre la vie de la communauté rom locale meilleure et plus facile. »
La ségrégation administrative et sociale, qui se surajoute pour ces populations à leur forte ségrégation spatiale, limite d’autant plus l’accès aux aides sociales et aux services publics pour les Roms de Transcarpatie : santé, éducation, aide en tout genre. Elle entraîne aussi une ségrégation économique de fait. Il n’y a pas de titres de propriété. Beaucoup d’enfants sont en situation de handicap, sans que cette situation ne soit reconnue officiellement. De même, l’accès à la santé reproductive est inexistant. Les familles sont nombreuses, avec « 2-3 enfants, jusqu’à 9-10-12 », d’après les observations de Rada Kalandia dans le tábor de Mukachevo. En somme, « de l’aide doit être apportée partout », déplore-t-elle.
Ces ségrégations limitent aussi les possibilités de déplacement en Ukraine et au-delà de ses frontières… renforçant la ségrégation spatiale et économique. Signalons toutefois que la majorité des Roms de Transcarpatie est magyarophone, ayant une ascendance hongroise antérieure à 1945. De ce fait, certains travaillent comme saisonniers sur des chantiers en Hongrie et possèdent un passeport hongrois – les politiques d’émission de passeports pour les personnes d’ascendance hongroise ayant été facilitée par le gouvernement de Viktor Orbán et sa politique pour une « Grande Hongrie ».
La ségrégation spatiale et administrative favorise des formes organisationnelles spécifiques et parallèles dans les tábors de l’Ouest de l’Ukraine. Des « barons », plus ou moins désignés par les habitants des tábors, gèrent le camp, tranchent les litiges entre habitants et organisent l’économie parallèle. Comme l’indique Rada Kalandia, « en Ukraine de l’Est […] [nous] n’avons pas ce système avec les ‘‘barons’’. »
Finalement, l’ensemble de ces ségrégations se cristallise dans un discours antitsigane banalisé, traversant les couches sociales, les contextes et les ancrages territoriaux au sein de l’Ukraine. Lorsque nous évoquons notre désir de visiter le tábor de Oujhgorod avec une médecin anesthésiste, salariée d’une ONG venant en aide aux déplacés internes, celle-ci nous souhaite en premier lieu « bon courage ! ». On nous répétera souvent que les tabors sont « des endroits dangereux », où les habitants sont soumis à la « mainmise totale de ‘‘barons’’ ». Plus généralement, nos questions sur les Roms suscitent toujours des remarques sur leur « alcoolisme », leur « dépendance aux narcotiques », leur « saleté », leur « paresse », leur « repli communautaire » et leur « instinct de voleurs ». En 2019, dans son rapport annuel sur les « préjugés interethniques en Ukraine », le Kyiv international institute of sociology relevait que les Roms étaient, de toutes les minorités ethniques prises en compte par l’enquête, la plus sujette aux « préjugés ethniques ». Près d’un tiers des sondés considéraient que les Roms ne devaient pas être admis en Ukraine. [11] Nos entretiens confirment cette tendance. Pour la totalité des personnes que nous avons interrogées, quel que soit l’endroit d’où elles viennent en Ukraine, les Roms ne veulent pas aller à l’école ou travailler, ils ne veulent pas s’intégrer… bref, « ils posent problème ». Pour Rada Kalandia, justifier la ségrégation des populations roms par un hypothétique refus d’intégration qui leur serait intrinsèque oblitère la misère noire dans laquelle elles sont placées.
L’antitsiganisme décomplexé ne s’arrête pas aux discours haineux. Depuis quelques années, des pogroms – tentatives de nettoyage « ethnique » total ou partiel d’un lieu ou d’une région, soutenues ou encouragées par les autorités locales et nationales – sont recensés. Le 20 avril 2018, pour ne donner qu’un exemple marquant, le groupe néo-nazi S14 (Sich) chasse les Roms présents dans le camp du parc Lysa Hora de Kyiv, avant de brûler celui-ci. La police refuse alors d’ouvrir une enquête. Les meneurs du groupe sont même invités sur les plateaux de télévision pour discuter de la « question rom ». En juin 2018, au cours de l’un de ces pogroms, un Rom est tué et des enfants poignardés. [12] Ces dernières années, les groupes d’extrême droite, sortis renforcés de l’Euromaïdan de 2014 par suite de leur participation active et violente à celui-ci, troquent leur discours antisémite historique, endémique en Europe de l’Est, pour un discours antitsigane décomplexé ; ce dernier reçoit aujourd’hui l’approbation de la société ukrainienne tout entière, au-delà des seuls militants d’extrême droite.
La guerre en Ukraine, catalyseur ou révélateur des discriminations envers les Roms ?
Le 24 février 2022, les troupes russes envahissent l’Ukraine. Six jours plus tard, on compte déjà plus d’un million de civils déplacés. En juillet de la même année, ce sont plus de 12 millions d’Ukrainiens qui ont quitté leur foyer, selon l’ONU-HCR. Pour les plus de 100 000 déplacés issus des communautés roms, dont un grand nombre a fui vers la Transcarpatie et les pays frontaliers, la situation est d’autant plus compliquée que s’ajoutent aux effets dévastateurs de la guerre de nombreuses et violentes discriminations, subies à tous les stades de leur parcours.
Dès le début de l’invasion russe, le centre européen pour les droits des Roms (ERRC) a mis en place, en Ukraine et dans les pays frontaliers (Roumanie, Hongrie, Moldavie, République Tchèque et Slovaquie), une mission d’observation des droits de l’Homme. Leurs rapports successifs mettent en évidence les disparités majeures qui existent entre les réfugiés roms et les réfugiés non-roms. Ils rapportent des cas de ségrégation, de violences, de profilage ethnique et de discrimination à l’encontre des réfugiés roms, et montrent aussi comment ces inégalités dramatiques perdurent depuis trois ans, transformant une fuite entravée en une stabilisation impossible [13]. Le droit à l’aide humanitaire et à l’asile est, par exemple, encore trop souvent conditionné à la possession de papiers d’identité. Beaucoup de familles roms magyarophones originaires de Transcarpatie sont parties vers la Hongrie, où des attitudes discriminatoires et antitsiganes fortes de la part des humanitaires, des bénévoles de l’accueil et même de certaines ONG – pour lesquels il vaudrait mieux être « un ukrainien blond qu’un gitan » – ont été rapportées.
Les violences racistes antitsiganes sont aussi le fait des services de police, des autorités frontalières et des administrations, non seulement en Hongrie, mais aussi dans les autres pays frontaliers de l’Ukraine. Dans de nombreux endroits, les réfugiés roms sont forcés d’attendre dans des queues séparées. Les bailleurs privés refusent souvent les familles roms dans leurs logements, condamnant ces dernières à rester dans des abris d’urgence exigus et surchargés, conçus pour le court-terme. En Roumanie, les médecins généralistes perçoivent moins de subventions pour leur patientèle de réfugiés issus des communautés roms que pour les autres réfugiés, conduisant à une utilisation obligée des services d’urgence hospitaliers. En 2022, 78 % des enfants réfugiés roms d’Ukraine ne participaient à aucune forme d’enseignement primaire, contre 13 % de la population générale des réfugiés ukrainiens. Pour les déplacés roms, le minimum nécessaire est presque impossible à obtenir, et l’installation à moyen et long-terme découragée. Si bien que beaucoup ont été contraints de revenir en Ukraine. En août 2024, le gouvernement hongrois a par ailleurs décidé de cesser de subventionner l’accueil des réfugiés issus de zones ukrainiennes considérées comme n’étant pas directement impactées par l’invasion russe, dont la Transcarpatie. Cette décision a eu pour effet l’expulsion parfois violente de groupes roms hors des abris d’urgence qui leurs avaient été fournis, les condamnant au sans-abrisme ou à la fuite.
L’activiste rom et porte-parole de la fondation Chiricli Maria Popenko explique, dans un discours donné à l’occasion d’une réunion de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) au printemps 2022 : « cette guerre est un exemple de la façon dont les Roms et d’autres minorités sont constamment négligés, traités de façon inhumaine et continuent d’être persécutés […] toutes les personnes déplacées à l’intérieur du pays, et surtout les personnes défavorisées telles que les Roms, devraient avoir un accès égal aux abris temporaires et à l’aide humanitaire. » C’est aussi en réponse à ces inégalités qu’un centre d’accueil pour les déplacés internes roms a été créé à Mukatchevo par Radia Kalandia. Elle-même a fait l’expérience de ces déplacements. « Nous nous sommes cachés pendant plusieurs jours dans les sous-sols, nous avons tout juste survécu », raconte-t-elle. « La fondation Chiricli nous a aidé à évacuer la région. Je suis arrivée en Transcarpatie, et j’ai continué mon travail ici », explique celle qui est désormais responsable de cet abri, financé par la fondation. « Nous sommes là depuis plus de deux ans, nous avons accueilli environ 2000 personnes en tout. Une trentaine de personnes continuent de vivre ici, parce qu’ils n’ont nulle part où aller. »
Pour beaucoup, s’ajoute à la condition d’exilé l’accusation d’être de « faux réfugiés », des réfugiés problématiques voire des profiteurs de guerre. Ainsi S., qui a participé aux réseaux de volontaires pour l’évacuation des civils des régions proches du front, nous raconte : « il y avait une famille rom, on les a évacués, et on les a amenés ici […]. Il y avait beaucoup de problèmes avec cette famille sur place » – sans préciser de quels problèmes il s’agissait. « Les Roms étaient comme tous les autres gens, sans réseaux parallèles pour l’évacuation. Mais ils sont intelligents, ils s’adressaient souvent aux représentants des églises protestantes. Ils étaient aidés à travers ce réseau-là. Ils utilisaient ce réseau au maximum, en demandant même plus que l’évacuation. »
Un antitsiganisme décomplexé se révèle aussi au plus haut niveau de l’État. En mai 2022, le Ministre de l’intérieur ukrainien, M. Viktor Andrusiv, déclarait dans une interview retransmise sur YouTube : « si vous êtes un déserteur qui a fui consciemment, vous n’êtes pas un Ukrainien. Vous êtes un Tsigane. » Pourtant, selon les déclarations de Stephan Müller, conseiller pour les affaires internationales auprès du Conseil central des Sinti et des Roms d’Allemagne, on estime à plusieurs milliers les combattants ukrainiens issus des communautés roms. Si certains sont mobilisés volontairement, il arrive aussi que des mobilisations forcées aient lieu. « Les services militaires viennent dans le tabor et embarquent un grand nombre de Roms », explique Rada. Les discriminations administratives profondes auxquelles font face les communautés roms rendent de fait la majorité des hommes mobilisables.
Être Ukrainien et « Tsigane »
Lorsque nous posons la question de la discrimination des Roms en Russie, Rada Kalandia nous répond que, là-bas, « il y a bien évidemment de la discrimination, mais pas aussi forte qu’ici [à Mukachevo]. La situation est proche de celle que l’on retrouve à l’Est de l’Ukraine, et est donc incomparable avec celle en Transcarpatie. »
Pourquoi, alors, une personne comme Rada Kalandia, qui a vécu 40 ans dans l’Est de l’Ukraine et qui est russophone, décide-t-elle de fuir vers l’Ouest de l’Ukraine et non en Russie ? « Parce que toute sa vie cette personne a établi ses connexions en Ukraine, et la Russie est quelque chose de totalement différent de l’Ukraine », nous répond-t-elle. Dans son cas, aussi parce que dès 2014 elle « aidait les personnes déplacées internes roms à fuir les territoires capturés puis occupés par la Russie ». Pour elle, « il est clair [qu’elle] est ukrainienne ». Finalement elle considère que, « même si ce n’est pas parfait [pour les Roms à l’Est de l’Ukraine], nous sommes sur notre terre, nous sommes les propriétaires de cette terre. Et peu importe si l’occupant est bon ou mauvais, c’est lui qui, dorénavant, décidera ! Plus toi ! » Ce que Rada Kalandia et d’autres Roms, de l’Est comme de l’Ouest, ne peuvent envisager.

L’attachement à la terre et à la nation ukrainienne est aussi présent chez les habitants du tábor de Mukatchevo, ce malgré l’inhumanité de leur condition de vie. Des photos de soldats, morts ou toujours au front, tapissent les murs de l’entrée du centre d’intégration. Des dizaines d’hommes du tábor se sont portés volontaires pour combattre au sein de l’armée ukrainienne. Un « bataillon Rom » a même été créé par des volontaires roms de toute l’Ukraine. [14] Outre la défense de leur terre et de leur identité ukrainienne, ils voient là un moyen de rendre visible la minorité rom et d’accroître son poids politique, avec en ligne de mire l’amélioration des conditions de vie de l’ensemble des Roms d’Ukraine.
Les derniers des derniers : l’antitsiganisme et l’Europe
L’antitsiganisme ne s’arrête pas aux frontières de l’Ukraine ou à la ligne imaginaire de séparation entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest. Les formes qu’il revêt sont cependant historiquement et géographiquement spécifiques. Alors que 25 à 50 % de la population rom d’Europe fut exterminé durant la Seconde Guerre mondiale, le génocide Rom, ou Samudaripen, n’est encore que trop rarement évoqué, enseigné et reconnu. Le rôle des autorités françaises dans celui-ci reste un point sensible et discuté de l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale. [15]
L’histoire des Roms est très mal connue en Europe de l’Ouest, où cette population semble majoritairement saisie à travers le prisme sécuritaire de la répression de populations « nomades » authentiquement criminelles et, ce faisant, du contrôle de leurs déplacements. La France a, par exemple, connu une période de prolixité antitsigane dans les années 2010-2013 [16]. Le ministre de l’Intérieur d’alors, Manuel Valls, pouvait déclarer, sans indignation aucune dans l’assistance, que « ces populations [les Roms] ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation. […] Les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie. » D’ailleurs, comme d’autres, il assimilait puérilement, par paronymie, Roms et Roumanie, suggérant par là même la déportation de ces premiers vers cette dernière, leur véritable « terre ».
D’après le rapport de la FRA (Fundamental Rights Agency) paru en 2019, « la moitié (52 %) de la population française se sentirait (très) mal à l’aise à l’idée d’avoir des Roms comme voisins. Cette proportion est nettement plus élevée que dans les autres pays couverts par l’enquête. » [17]. La CNCDH (Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme) relevait pour sa part, dans un rapport daté de 2008, que tous les droits des personnes roms étaient bafoués (droits civils et politiques, droit d’asile, droit au logement, droit au séjour, droit à l’éducation, droit sociaux et accès à l’emploi), mettant à mal « l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’Homme ». [18]
La question du non-respect des droits de l’Homme en général, et des droits des minorités roms en particulier, resurgit aussi dans le cadre du processus d’intégration de l’Ukraine à l’Union Européenne. Elle constitue aussi un maillon central de l’argumentation du Kremlin visant à justifier son invasion à grande échelle. Selon Madame Popenko, les discriminations des Roms – bien réelles – servent la propagande russe : « Les histoires relatives à la violation des droits des minorités sont massivement utilisées par la Fédération de Russie pour sa propagande sur les tensions néo-nazies en Ukraine. » Pour l’ONG ZIMA, qui dénonçait la déclaration raciste de monsieur Andrusiv, cet antitsiganisme décomplexé « contredit les ambitions de l’Ukraine, qui défend les valeurs européennes telles que la liberté, l’égalité, la justice et l’inclusion, de devenir un pays diversifié et démocratique appréciant les contributions de communautés telles que les Roms, comme l’exprime le programme gouvernemental ‘‘Unité dans la diversité’’, et fait le jeu de la propagande russe. » Ces ambitions et valeurs, mises à mal non seulement par l’Ukraine mais par nombre de pays de l’Union Européenne, devraient, une fois pour toute, se voir prolongées par des actions aux répercussions concrètes.