Voici donc un essai d’anthropologie, une ethnographie dont la première et essentielle qualité vient du point de vue adopté, qui est, autant que possible, le point de vue de celles dont elle parle [1]. Car Lise Foisneau, afin de mener à bien son étude sur les « Roms de Provence » (on reviendra sur cette appellation), a vécu avec eux, tout simplement, plusieurs années en caravane – avec elles, en fait, puisqu’elle a surtout partagé la vie des femmes, tandis que son compagnon Valentin, lui, partageait celle des hommes. Autant dire tout de suite que ce livre m’a énormément plu – et appris. Une fois n’est pas coutume, je citerai ici un extrait du dossier de presse de l’éditeur, dont je partage complètement l’avis, et qui cite lui-même Michel Stewart [2], auteur de travaux reconnus sur les Roms : « Un immense plaisir de lecture. Une avancée significative dans la connaissance des Roms de France. Une enquêtrice hors du commun. Une nouvelle voix puissante et significative en anthropologie. »
Lise Foisneau et son compagnon ont donc adopté le statut de « gens du voyage », catégorie administrative qui englobe des collectifs très différents les uns des autres, particulièrement les kumpanji – donc les Roms – et les Voyageurs, lesquels, si j’ai bien compris, ne partagent pas du tout le même type de vie collective (j’ai failli écrire « d’organisation collective », mais le terme d’« organisation » me semble très éloigné du monde que nous fait découvrir ce livre). Quand je dis « vie collective », il ne faut pas se méprendre : ceux que Lise Foisneau appelle souvent ses « voisins », parce qu’ils ont placé leurs caravanes sur la même « aire d’accueil [3] » ou sur la même « place » pour un certain temps, sont des individus à part entière, si j’ose dire : « Fondamentalement, écrit-elle, la structure du collectif des Roms de Provence est individualiste, au sens où chaque caravane forme une entité autonome, et égalitaire, dans la mesure où aucune caravane n’est considérée comme supérieure aux autres, et qu’il n’y a pas de chef de la kumpania. » Par ailleurs, si le monde des kumpanji existe depuis longtemps et semble devoir perdurer encore longtemps, chaque kumpania, elle, est éphémère : elle s’agrège et se désagrège au gré des rencontres, des antipathies et des sympathies ainsi que des possibilités matérielles – des lieux, essentiellement. La kumpania est « un assemblage d’éléments singuliers, dans un lieu lui aussi singulier, assemblage appelé à se fragmenter et à se recomposer de façon imprévisible dans un autre lieu, ouvrant de la sorte de nouvelles possibilités de cohabitation ». Lise Foisneau se réfère à Patrick Williams, autre célèbre anthropologue [4], qui avait « proposé de définir la kumpania comme “l’échantillon de la société rom” ». « Cette qualification en termes d’échantillon est particulièrement pertinente car elle exprime au mieux le rapport quasi métonymique qui existe entre une kumpania déterminée et l’ensemble dans lequel elle s’inscrit : il ne s’agit pas de la partie figée d’un tout fermé, mais d’un fragment ouvert d’un ensemble en mouvement. » Elle précise ensuite qu’elle préfère remplacer le terme de « société » par celui de « collectif ». « Cette substitution a un corollaire épistémologique important : plutôt que de dire que l’échantillon “représente” la société rom, nous mettrons en évidence les relations qui font de chaque échantillon un tout selon un principe de mise en abyme ou de relation microcosme-macrocosme. » J’ai souligné ce mot : relations, car il me semble essentiel ici. En effet, comme on peut l’observer parmi d’autres groupes non occidentaux, l’individualisme rom ne se conçoit que comme système de relations. C’est ainsi qu’à son tour, chaque individu est lui-même, elle-même, un échantillon de la kumpanija. Ou, pour le dire mieux avec Lise Foisneau : « Chaque personne est ainsi, littéralement, un point de rencontre qui singularise la multiplicité des relations constitutives de la kumpania. » Elle cite aussi l’anthropologue Marilyn Strathern décrivant ce qu’est la personne en Mélanésie : « La personne singulière peut-être imaginée comme un microcosme social. »
Comment est-il possible que ce collectif des Roms de Provence [5] ait réussi à se maintenir en vie envers et contre, au mieux, l’incompréhension, au pire l’hostilité ambiante des gadji et les multiples tentatives de l’État de les empêcher de vivre comme ils l’entendent ? C’est ce que décrit Kumpania, dont il faut répéter ici le sous-titre : Vivre et résister en pays gadjo. Le « et » est important : car il ne faudrait pas réduire les formes-de-vie originales des Roms à la seule « résistance » contre les préjugés, les humiliations, les mesures de contrôle social qui leur sont imposées. Bien loin de là, ce livre décrit les usages quotidiens au sein d’une kumpania, ses modes d’apparition – de rencontres – et de disparition (Lise Foisneau parle de leur ressemblance avec les « sociétés fugitives » de la Zomia décrites par James C. Scott, ces groupes humains des collines et montagnes du Sud-Est qui, cherchant à échapper à l’emprise des États des rizières établis dans les vallées, avaient développé tout un « art de ne pas être gouvernés [6] ») : « Telles que les Roms de Provence les forment, les kumpanji sont des unités flexibles de taille variable qui gardent leur forme et leurs règles lorsque les individus qui les composent et les relations qu’ils entretiennent changent. » Le livre s’organise « autour de l’étude des rencontres qui structurent ces collectifs : la première partie, “Former une kumpania” [décrit] les rencontres des personnes qui forment les compagnies, la seconde partie, “Un monde de lieux” [montre] en quoi les lieux sont des membres à part entière des compagnies, et la dernière partie, “Kéthané, ‘être ensemble’ : les rythmes de la kumpania”, [retrace] le tissage de la multiplicité des rencontres qui assure la vitalité quotidienne des compagnies et qui président à leur fragmentation et à leur reconfiguration ».
Je ne vais pas m’aventurer ici à les résumer. Avant de conclure, je dirai tout de même que ces trois parties sont absolument passionnantes à lire, car elles regorgent de descriptions très concrètes de la vie quotidienne d’une kumpania depuis sa formation jusqu’à sa déagrégation (volontaires l’une comme l’autre), descriptions dont se nourrit la réflexion théorique.
Je voudrais simplement terminer sur ce que m’a inspiré cette lecture : tout d’abord une certaine perplexité, puis un vague sentiment de vertige, comme lorsque l’on perd ses repères. Car c’est un monde bien différent du nôtre (du mien en tout cas) que j’y ai découvert. Puis, petit à petit, j’ai commencé à me familiariser avec les voisins et voisines de Lise et Valentin – la dernière scène du livre a lieu dans une maternité : les deux gadjé deviennent marraine et parrain de Moïse, enfin, Moïse « pour les papiers », dans la vie ce sera Noé. Comme quoi, ils sont devenus membres à part entière de la kumpania. Lise Foisneau a très bien réussi à rendre sensible cette aventure de la rencontre, et à nous y associer, en quelque sorte. « Mais, prévient-elle, devenir membre d’une kumpania exige l’apprentissage d’un art politique : celui de savoir se positionner, d’interrompre les relations lorsque l’équilibre vacille, et de se repositionner au bon moment. » Et c’est bien l’évocation de cet « art politique » qui, finalement, a métamorphosé ma perplexité initiale en une vision sûrement un peu folle – mais pourquoi s’interdire de rêver ? – : et si nous autres qui, longtemps, avons galéré entre les « organisations » héritées du mouvement ouvrier et les « communautés » de la soi-disant « alternative » post-68, nous mettions à l’école des kumpanji ? Après tout, c’est un peu ce qu’ont fait Lise et Valentin, comme en témoignent ces derniers mots du livre, qui seront aussi les derniers de cette petite recension d’un grand livre, à lire toutes affaires cessantes si, comme moi, vous rêvez d’un renouvellement radical de nos pratiques collectives :
« Le jour de la naissance de Noé, mes voisins se sont plus à l’imaginer en gadjo, donnant un nouveau sens à leur rencontre avec des ethnographes avec lesquels ils étaient “restés [7]” pendant plusieurs années. C’était aussi une façon de nous inviter à former de nouvelles compagnies avec eux. Car ces dernières sont ouvertes sur le monde et agrègent chaque jour, et depuis toujours, des individus isolés, errant eux aussi dans les interstices du naturalisme [8]. Au sein de nos États européens, au détour d’une route, sur un parking, sur un stade, dans un champ, les Roms (ceux qui s’assemblent en compagnies) montrent que des collectifs aux formes politiques acéphales n’ont pas encore capitulé face à la machine étatique et hiérarchique. Loin de toute utopie, les compagnies des routes sont là. »
Le 23 avril 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.