Antitsiganisme, poussières et chaleur suffocante

Quand vient l’été pour les habitants d’une aire d’accueil polluée

paru dans lundimatin#390, le 6 juillet 2023

Il y a quelques jours, une dispute a éclaté sur l’aire d’accueil de Thonon-les-Bains et un homme de cinquante-quatre ans a été tué par balle par un autre. Ce drame a été traité dans la presse, comme d’habitude, avec pour registre principal l’antitsiganisme : des « gens-du-voyage » dangereux, sanguins, armés. La vérité, comme d’habitude, est toute autre.

Ce terrain manquait de place, c’est pour cela le Voyageur qui a trouvé la mort ne voulait pas enlever sa caravane de l’emplacement sur laquelle il l’avait garée, ce qui a déclenché la bagarre. Surtout, cela survient au moment où l’été qui arrive et ses fortes chaleurs rendent les aires d’accueil encore plus insupportables. S’il n’y a évidemment pas de relation simple et directe de cause à effet entre la température qui affichait presque trente degrés à Thonon le week-end des faits et le drame en lui-même, il est clair que les conditions de vie sur les aires d’accueil y sont pour quelque chose. Ce sont des espaces pollués et isolés, leur nombre et les places à l’intérieur sont insuffisants et il est de plus en plus difficile d’aller vivre à l’extérieur à cause du contrôle policier permanent. Alors quand survient l’été, que l’air est irrespirable et la température suffocante, la « violence atmosphérique [1] » y est décuplée : la chaleur tue, les aires d’accueil tuent, l’antitsiganisme tue.

S’étouffer

Il n’est pas ici question de décrire dans le détail ce que c’est, pour les Voyageurs et Voyageuses, que de vivre sur une aire d’accueil - d’autres, comme l’anthropologue Lise Foisneau l’ont déjà très bien fait [2]. Le juriste William Acker a montré l’ampleur et la systématicité des menaces et des dégradations qui touchent ces dispositifs, placés dans la majorité des cas près d’usines, centrales électriques, lignes de chemin de fer, décharges, incinérateurs et cimetières, dans des lieux coupés des transports, éloignés des services essentiels et des espaces centraux de la vie sociale - du moins de la vie sociale légitime au sein de l’ordre capitaliste-colonial-patriarcal [3]. Ce texte se concentre sur une seule aire d’accueil, celle d’Hellemmes-Ronchin, qui est gérée par la Métropole européenne de Lille et dont la gestion est assurée par l’entreprise prestataire Vago. Cependant, il ne s’agit pas ici de restituer longuement les conditions de vie sur place – d’autres l’ont, encore une fois, déjà très bien fait, notamment les premières concernées [4]. L’objet de ce texte est plus circonstancié, plus particulier, mais il ne prend sens qu’au regard de la situation dans son ensemble : l’arrivée de l’été et de sa chaleur suffocante sur une aire d’accueil déjà très polluée.

En ce début de mois de juillet, l’été est là : dans la région lilloise les températures montent haut, le soleil tape fort, très fort, l’air est sec, le ciel est clair. Mais au-dessus de l’aire d’accueil d’Hellemmes-Ronchin, il se voile et s’obscurcit, il se grise constamment à cause des poussières que relâchent l’usine à béton et la concasserie qui entourent le terrain et qui saturent l’atmosphère dans laquelle vivent et s’asphyxient les habitants. Les camions qui rentrent et sortent de ces sites, plusieurs par minute, et qui passent devant l’aire d’accueil laissent échapper et soulèvent eux aussi quantités de poussières, en plus du dioxyde de carbone que relâchent leurs pots d’échappement et du grand danger, à cause de leur taille et de leur vitesse, qu’ils constituent pour celles et ceux qui marchent dehors. Si les enfants sont en vacances et passent leurs journées sur l’aire, l’activité des sites ne s’arrête aucunement pendant les deux mois d’été. La vie sur place est recouverte par les bruits assourdissants et constants de l’usine, les bennes, les chocs des matériaux, des gravats et des débris, les moteurs et les sirènes des camions et autres engins. Tout ça commence très tôt, dès cinq heures du matin, et s’arrête tard en fin de journée.

Avec l’air sec et les fortes chaleurs, l’inhalation des poussières est encore plus douloureuse et insupportable que le reste de l’année. Elles prennent la gorge, font tousser et donnent mal à la tête. Faute de pluie, elles s’apposent partout, s’entassent et salissent l’ensemble des surfaces. Sans compter le fait que du bitume recouvre la majorité de l’espace, ce qui accroit encore la chaleur à cause de la retenue des rayons du soleil. Unique point d’eau du terrain : celles, usées et noirâtres, qui s’accumulent et stagnent au centre de l’aire à cause du manque d’entretien des canalisations, ce qui crée une mare toxique, dont les odeurs nauséabondes disent bien le danger qu’elle constitue pour les enfants qui jouent autour et pour l’ensemble de celles et ceux qui vivent tout près. Inlassablement, les personnes qui habitent à côté appellent l’entreprise prestataire en charge de la gestion de l’aire afin de déboucher les canalisations et de nettoyer, mais la situation, qui dure depuis des mois, n’a toujours pas été réglée.

Les poussières modèlent la vie sur l’aire de différentes manières : il faut très souvent nettoyer les caravanes sur lesquelles elles se déposent ainsi que la dalle de béton, il ne faut pas étendre son linge propre dehors, il faut éviter de laisser en extérieur les enfants en bas âge et surveiller les plus âgés lorsqu’ils passent la journée dehors. À vrai dire, même les caravanes ne protègent pas véritablement puisque les poussières pénètrent à l’intérieur. En ce moment, et ça s’empire au fur et à mesure que l’été avance, la chaleur à l’intérieur y est suffocante, le soleil les chauffe très fort. La plupart sont des passoires thermiques : il faut mettre le chauffage à l’intérieur de l’automne au printemps pour avoir une température correcte tandis que l’été elles dépassent aisément et constamment les trente degrés.

Dès lors, la qualité de l’air fait l’objet d’une préoccupation permanente : pas une journée sans que le sujet ne soit abordé, que cela soit lors d’un échange dehors en humant l’air ou lors d’une discussion inquiète à l’intérieur quand les bruits assourdissants des usines se font entendre, le matin en prévision du temps qu’il va faire ou le soir en revenant sur la journée qui vient de passer. L’air n’apparait pleinement qu’en négatif, seulement lorsqu’il est altéré : « lorsque nous croyons nous déplacer librement, nous ne le voyons pas, nous ne le sentons plus. Nous ne l’apercevons comme élément vital – bien qu’il ne devienne pas une « chose » isolable pour autant – que pollué de poussières, en volutes de fumée, violent dans la tourmente ou manquant dans la noyade. Nous ne le sentons jamais mieux - comme matière, comme milieu, comme nécessité – que lorsque l’impureté règne et la respiration se fait courte [5] ». C’est que jamais l’attention à l’air comme milieu n’est plus importante que quand il manque ou qu’il fait violence aux voies respiratoires. Il s’agit d’une éco-anxiété qui n’a rien à voir avec les discours bourgeois, individualisants et aseptisés mais qui trouve ses causes directement dans la chair des personnes qui habitent sur le terrain, à l’intérieur-même de leurs voies respiratoires. Ainsi, parmi tant d’autres, de ces paroles au cours d’une discussion un soir dehors alors que nous venons de finir de manger et que nous apercevons encore les poussières dans l’air : « Il y en a partout, ça vient partout. T’as vu comme ça salit, la voiture est dégueulasse, tout devient dégueulasse. Il faut la nettoyer demain encore, c’est tous les jours qu’on devrait le faire maintenant tellement que c’est sale. Après nous on respire ça toute la journée, ça vient dans nous. De la poussière et encore de la poussière, partout, regarde. Moi rien qu’en imaginant je m’inquiète, je te jure. On est dans la merde ». Avoir peur est une évidence, comme une obligation, pour celles et ceux qui voient à l’œil nu à quel point les poussières recouvrent, traversent, saturent l’atmosphère dans laquelle ils et elles sont immergé·es.

Pendant l’été, les problèmes de santé dus à ce milieu dangereux sont encore plus nombreux, surtout les conjonctivites et les crises d’asthmes. Près de 70% des enfants âgés de cinq ans et moins souffrent de maladies respiratoires nécessitant une prise en charge médicale. Dans la moitié des cas, il a fallu qu’il ou elle soit hospitalisé·e à un moment donné. Il s’agit majoritairement d’asthme et de bronchite. Dès lors, dans ces conditions, la respiration devient un effort, les atteintes portées contraignent à « une vie pesante [6] ».

Derrière l’idée d’une économie verte et propre, faite de flux et services dématérialisés, il y a, encore et toujours, une matérialité toxique très concrète. Si le néolibéralisme macroniste veut nous faire croire à cette idée, qui n’est qu’un mensonge, c’est sûrement parce que ses promoteurs sont les seuls à ne pas voir ce danger omniprésent, à ne pas s’exposer à la pollution qui ravage et à ne pas inhaler un air putride. La toxicité industrielle ne cesse de déborder hors des espaces dans lesquels le pouvoir politique, économique et souvent scientifique, prétend la restreindre [7]. À l’heure du capitalisme racial, les populations pauvres racisées sont les premières à être exposées à cette toxicité qui sature et pollue gravement les milieux et les corps. Le racisme structurel les ramène au statut de déchets [8]. C’est ce que raconte une femme du terrain : « C’est comme si nous on était des déchets finalement, pour la société on est les déchets de la société. Là le terrain c’est une poubelle et ils nous mettent à l’intérieur ». Vivre ici coûte cher, très cher, le paiement mensuel de plusieurs centaines d’euros pour la dalle et les fluides (eau et électricité) étrangle le budget des personnes sur place, dont certaines ont des dettes assez élevées faute de pouvoir payer pour cet endroit si dangereux. Cette situation, si elle n’était pas aussi grave, serait absurde : « Mais le pire c’est qu’on paie pour ça, c’est quand même un truc de fou. On paie pour vivre sur un endroit où on meurt, parce que ça nous tue à petit feu. Ça n’a aucun sens, qui a envie de payer pour se tuer ? ». Ainsi se manifeste l’antistiganisme, qui, comme le définit Samir Mile de l’association La voix des Rroms, opère à la fois comme une surexposition et une invisibilisation des populations Voyageuses [9]. Or, cette surexposition et cette invisibilisation ont un caractère très matériel, spatial et environnemental.

Les canicules constituent les moments paroxysmiques d’une situation plus générale où l’air se réchauffe gravement, l’atmosphère devenant une véritable étuve [10]. On sait qu’il y une inégale exposition aux menaces de la catastrophe environnementale et climatique : tant les pollutions et les ravages des milieux que les étés insupportables sont bien différemment vécus selon les conditions liées à la classe, au genre et à la race [11]. Pendant la canicule de 2002 on a laissé seul·es les vieux, les vieilles et les fragiles - ce qui constituait sûrement un avant-goût du traitement validiste et eugéniste de la pandémie. Ce traitement est loin de s’arrêter mais continue et s’intensifie encore. Pour les Voyageurs et les Voyageuses d’Hellemmes-Ronchin et d’ailleurs, les fortes chaleurs, la pollution omniprésente, la précarité et l’insalubrité de l’équipement mais aussi l’impossibilité de pouvoir aller librement sur d’autres endroits témoignent du fait que nous ne vivons pas les mêmes étés selon notre place dans les structures d’exploitations et de dominations : l’antitsiganisme se fait particulièrement étouffant.

Pendant ce temps-là, la bourgeoisie quitte les centres urbains et profite de l’été pour prendre des vacances au grand air, que ce soit à la montagne pour randonner, trouver la fraicheur de la forêt et respirer l’air de la nature ou à la mer pour bronzer et se baigner, trouver la fraicheur de l’eau et respirer l’air marin, tandis que les maisons et appartements spacieux et aérés qu’elle occupe sont équipés d’une clim de qualité (en plus du nombre croissant d’appareils de surveillance et de contrôle de la qualité de l’air intérieur [12]). De la même manière, lors de l’incendie de Lubrizol fin septembre 2019, la bourgeoisie rouennaise a pu fuir dans ses maisons secondaires ou dans celles de proches habitant la région. Elle a ainsi évité de respirer au sein de l’épais panache de fumée noire qui s’est formé au-dessus de la ville, qui l’a d’abord empestée, puis qui s’est déplacé, polluant les alentours. Pendant ce temps-là, les habitants de l’aire d’accueil de Petit-Quevilly, qui se situe à proximité immédiate de l’usine qui est partie en flammes, sont restés sans nouvelles de la part des autorités et n’ont pas même pu partir du terrain, la police les en empêchant. Il et elles étaient juste en face de l’incendie, à quelques dizaines de mètres, et ont directement inhalé les fumées noires qui s’échappaient dans le ciel et qui ont contaminé durablement l’aire d’accueil, pénétrant et polluant les caravanes, causant de multiples maux de tête et difficultés respiratoires [13].

Tenir l’été

Retour à l’aire d’accueil Hellemmes-Ronchin : comment tenir dans cet espace littéralement suffocant ? Parce que oui, c’est brutal, c’est infâme et c’est scandaleux, mais de nombreuses personnes vivent ici, tant bien que mal. Même s’il y a toutes ces menaces sur l’aire, elles y demeurent, elles s’y organisent, elles s’y occupent, elles s’y amusent et s’y disputent, elles y habitent : elles sont là, elles vivent là.

À l’intérieur des caravanes, il faut brancher un ventilateur et le faire marcher constamment, parce que la journée la température monte très haut et qu’elle ne redescend pas assez la nuit. C’est ce souffle mécanique qui permet de rendre l’atmosphère intérieure un peu plus supportable. On se rafraichit, on boit.

À l’extérieur, des piscines sont installées sur les dalles de béton devant les caravanes pour que les enfants puissent se rafraîchir un peu. On va aux magasins de bricolage et d’équipement des alentours, on cherche une piscine, une grande parce que c’est mieux, plus d’enfants pourront s’y baigner, mais aussi une qui ne soit pas trop chère. Une fois installée, ils et elles s’amusent, s’éclaboussent, nagent dans les quelques mètres de diamètre. Mais l’emprise du milieu dangereux ne laisse guère de répit : là aussi, les poussières s’amassent et polluent rapidement l’eau de ces petits bassins.

D’ailleurs, pendant l’été, les adultes doivent s’organiser pour garder les enfants puisque les écoles sont fermées, ce à quoi ne peuvent pas participer ceux et celles qui bossent et pour qui juillet et août n’ont rien d’un moment de vacances et de repos. Cette garde est surtout assurée par les mères, les sœurs, les grand-mères et les tantes qui sont alors aux premières loges pour observer et s’inquiéter des effets des poussières sur leur santé.

L’enjeu, surtout, est de se protéger du soleil et de trouver un peu d’ombre pour recevoir, discuter, s’amuser, jouer aux cartes, passer le temps. Ces moments, souvent des moments collectifs et des moments de joie, permettent de tromper l’ennui et l’attente qui occupent les journées sur les aires d’accueil, surtout pour les vieux et les vielles, les jeunes et les adolescent·es, un ennui d’autant plus difficile à vivre pendant l’été. Sauf que sur l’aire, il n’y a pas d’arbres sous lesquels s’abriter – quelques-uns ont été plantés par des anciens et anciennes lors de leur arrivée sur le terrain à son ouverture en 2007. Mais ils ne sont qu’une poignée, largement insuffisants pour les cent cinquante personnes sur place. C’est pour ça que, devant les caravanes, des tonnelles sont installées et des toiles sont tendues, pour avoir un petit peu d’ombre.

Cette protection ombragée est doublement précaire. Il ne s’agit pas d’un vrai repos, il faut toujours supporter le soleil, endurer la chaleur qui tabasse et continuer d’inhaler les poussières. De plus, une responsable de la métropole particulièrement autoritaire a récemment fait enlever ces toiles sur une aire d’accueil voisine parce qu’il était insupportable aux autorités (ou à sa personne, mais ici c’est la même chose) que les habitants s’approprient un tant soit peu cet espace si dégradé et dégradant. C’est ce que raconte une personne qui, comme chaque été, en avait installé une : « Elle nous a dit de les retirer, juste comme ça. Elle a dit “ Vous faites pas des trous sur le béton de ma dalle. Vous abîmez pas ma dalle ”. Mais comment ça sa dalle ? N’importe quoi ! Nous on vit là, c’est pas elle. Elle, elle tiendrait pas une heure. Si c’est la sienne la dalle alors qu’elle vienne vivre ici, on verra ». Elle s’oppose ainsi à ce que les personnes fassent de petits trous de seulement une poignée de centimètres de diamètre dans le béton pour y planter les tiges nécessaires à la fixation de la toile. La menace est efficace : les expulsions récentes qu’ont subies plusieurs personnes qui habitaient sur les terrains de la région accroissent la peur et jouent en sa faveur dans le rapport de force. Cette interdiction n’est qu’un élément d’un package général puisque, depuis peu, cette responsable a aussi fait savoir que les habitants ne pouvaient plus allumer des feux pour faire des barbecues ni mettre de la musique en extérieur, autant d’activités et de moments centraux et tout simplement normaux, intimes et collectifs. L’antitsiganisme fonctionne ainsi : s’en prendre à la vie des Voyageurs et Voyageuses, la pourrir, la dégrader tant d’un point de vue matériel, environnemental, corporel et sanitaire, que d’un point de vue social, symbolique, culturel. Il n’est rien d’autre qu’une force mortifère.

Autre possibilité pour tenir : partir pour plusieurs semaines. Prendre la caravane et aller à plusieurs dans des endroits qui ne sont pas très loin, toujours autour de la région lilloise, et où ils et elles seront tolérés quelques temps. Ce sont des places, des terrains sauvages, des emplacements illicites. Mais tout le monde ne peut pas partir : il faut être disponible pendant l’été, ne pas avoir de problèmes de santé ou d’autres contraintes qui retiennent sur place, il faut avoir le matériel nécessaire en état de fonctionnement. De temps en temps, celles et ceux qui restent sur l’aire d’accueil vont retrouver pour une journée celles et ceux qui ont pu partir : on prend la voiture, on les rejoint, on passe un moment ensemble et on profite. Ce Voyage de l’été est vécu et revendiqué comme un espace et un temps de liberté, même si la menace policière guette. Depuis quelques années, le pouvoir a accru la répression en cas de parking illicite des caravanes, créant une amende forfaitaire délictuelle de plusieurs centaines d’euros. Surtout, en plus du plaisir et de l’importance de retrouver pour quelques semaines le Voyage, c’est l’occasion de fuir les poussières massives et la chaleur écrasante de l’aire d’accueil : « L’été quand on part c’est, comment dire, sans mentir, c’est aller à des endroits où on peut respirer l’air libre. On n’est plus ici à mourir au milieu des usines quoi, on peut s’échapper un peu ».

Lutter

Face à cela, les contestations et résistances des Voyageurs et des Voyageuses sont nombreuses : « il ne faut pas croire que tout cela se passe sans luttes [14] ».

Sur place, les contestations sont quotidiennes, plus ou moins cachées ou ouvertes, elles maillent les journées et les soirées, que ce soit lors des échanges avec les agents de l’entreprise prestataire ou le personnel de la Métropole ou lors des discussions à plusieurs, avec des amis, de la famille, des voisins ou des habitants d’un autre terrain. Ce sont des moments pour partager son expérience et pour revenir sur un comportement abusif ou sur la menace de la pollution, mais ce sont aussi et surtout des moments pour partager des colères, voir comment des actions peuvent être menées, pour se dire aussi que ça ne peut et ne doit pas durer davantage.

Depuis une décennie, les femmes de l’aire d’accueil d’Hellemmes-Ronchin se sont constituées en collectif pour lutter contre ces conditions de vie invivables et pour demander un nouveau terrain sur lequel vivre. Elles ont pris la parole pour dire les torts subis, adressé des pétitions aux pouvoirs publics, réclamé des tests sanitaires et environnementaux. Une de leurs actions les plus importantes a été l’organisation des deux manifestations, la première en 2014 et la seconde en 2019, ce qui leur a permis d’occuper un espace où l’antitsiganisme empêche habituellement aux expériences, paroles et revendications voyageuses d’être audibles. Elles ont aussi réalisé elles-mêmes un documentaire pour montrer ce qu’est leur aire d’accueil, ce qu’elle produit comme atteintes et relever les liens avec la situation d’autres aires [15]. Il s’intitule Nos poumons c’est du béton - il faut le regarder et le faire regarder.

Il y a peu, le collectif s’est transformé en une association qu’elles ont appelée Da So Vas (« Tendre la main » en romanes). Les objectifs restent pour partie les mêmes, sortir de ces environnements dangereux et faire respecter les droits des Voyageurs et Voyageuses, mais son action s’est étendue : l’association s’est élargie et lutte pour l’ensemble des habitants des aires d’accueil de la région. Forte de dizaines de bénévoles sur d’autres terrains, elle possède un poids plus important encore dans les confrontations avec les autorités. L’association est en ce moment dans une période de lutte active pour exiger que leurs droits soient enfin respectés : avec la mobilisation des habitants des différentes aires, le rapport de force s’intensifie.

Récemment, l’association a demandé à la Métropole qu’un terrain soit mis à disposition des Voyageurs et Voyageuses de l’aire d’Hellemmes-Ronchin juste le temps de l’été. Juste de quoi passer l’été dans de meilleures conditions : « On veut respirer quoi, mais pas rester là, parce que c’est pas possible. On a besoin de pas grand-chose, un terrain avec de l’herbe, un branchement pour l’eau et l’électricité, c’est tout. Mais comme ça on peut tous bouger du terrain pour cet été, parce que ça va pas le faire sinon. Comme ça au moins peu respirer, aller à l’air ». Aucune réponse n’a encore été donnée à leur demande.

Alors l’été arrive, pour tout le monde. Que les touristes de passage à Marseille, ils et elles sont de plus en nombreux, se rendent à l’exposition Barvalo au Mucem pour que ce musée de la gentrification ait un intérêt véritable : vous y aurez un aperçu de l’histoire et de la vie des Voyageurs et des Voyageuses, de la manière dont le pouvoir s’emploie depuis des siècles à les dominer et les contrôler mais aussi de leurs luttes constantes, de leurs dérobades, de leur ténacité, de leur inventivité et de leur combativité, notamment de celles des femmes d’Hellemmes-Ronchin. Ou mieux encore : rendez-vous sur les aires d’accueil. C’est l’appel qui constituait la conclusion d’un très bel article de Lise Foisneau sur les résistances voyageuses : « Allez sur les aires d’accueil [16] ». Allez-y pour voir ce que l’État français, républicain et universaliste, réserve aux Voyageurs et Voyageuses ; allez-y pour les rencontrer, par-delà, ou plutôt à l’encontre, des discours et pratiques racistes qui séparent et stigmatisent ; allez-y pour tordre ces politiques qui refusent l’égale dignité de toutes et tous ; allez-y pour découvrir, discuter, partager, s’organiser, construire des solidarités. Si rien ne remplace la lutte des collectifs et des populations qui vivent directement l’antitsiganisme, le fait que de plus en plus de sédentaires aillent dans les aires d’accueil aidera à ce que les Voyageurs et Voyageuses en sortent. Cela n’a rien d’un appel à la légère, naïf : au contraire, le pouvoir s’emploie à les exclure, les entreprises polluent leur lieu de vie et l’extrême-droite ne cesse d’émettre ses discours outrageants et menaçants (il est vrai que Manuel Valls y était allé de sa pierre à l’édifice). L’indifférence n’est pas sans conséquences : « Qui se préoccupe de ce que signifie cette assignation à des lieux souillés physiquement et symboliquement ? Qui s’interroge sur ce que peuvent ressentir les voyageurs en se voyant ainsi cantonnés dans des zones indignes et insalubres ? [17] ».

Dès lors, écouter attentivement ce qu’ils et elles disent, leur laisser la place et aller concrètement à leur rencontre sur les aires constituent autant d’actions essentielles, parmi de nombreuses autres, pour défaire les structures racistes de l’antitsiganisme et les dispositifs concrets par lesquels il tient, abîme et pollue la vie des Voyageurs et des Voyageuses.

Merci aux habitants de l’aire d’accueil d’Hellemmes-Ronchin et aux femmes de l’association Da So Vas, notamment Sue Ellen, Carmen, Lisa, Mercedes, Cindy, Pruna, Doriana et Christalina pour leur aide essentielle à l’écriture de ce texte.


Photos : Yann Castanier

[1Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2004 (1961), p. 70

[2Lise Foisneau, « Les aire d’accueil des Gens du voyage : une source majeure d’inégalités environnementales », Études tsiganes, 2019, n° 67, p. 28-51

[3William Acker, Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, Rennes, Éditions du commun, 2021, 448 p.

[4Collectif des femmes de l’aire d’accueil d’Hellemmes-Ronchin, Nos poumons c’est du béton  !, Youtube, 4 juin 2016, disponible à l’URL suivant : https://www.youtube.com/watch?v=uVvTxtEwfco ; « Rencontre avec le Collectif des femmes de l’aire d’“accueil” d’Hellemmes-Ronchin (Lille Métropole) », Études tsiganes, 2019, n° 67, p. 60-72 ; Léa Gasquet et Yann Castanier, « Leurs poumons, c’est du béton », Streetpress, 6 juillet 2021, disponible à l’URL suivant : https://www.streetpress.com/sujet/1625476169-collectif-femmes-aire-accueil-hellemmes-ronchin-usine-lutte-gens-voyage-discriminations

[5Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre, Paris, Éditions de Minuit, p. 12-13

[6Achille Mbembe, « Le droit universel à la respiration », AOC, 6 avril 2020, disponible à l’URL suivant : https://aoc.media/opinion/2020/04/05/le-droit-universel-a-la-respiration/].

[7Thomas Leroux et Michel Letté (dir.), Débordements industriels. Environnement, territoire et conflit (XVIIIe-XXIe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, 402 p.

[8Françoise Vergès, « Capitalocène, déchets, race et genre », ouvrage, 29 novembre 2021, disponible à l’URL suivant : https://www.revue-ouvrage.org/capitalocene-dechets/

[9Samir Mile, « L’antitsiganisme : une tradition française », in Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes de France, Paris, La Découverte, 2020, p. 191

[10Quentin Hardy, « Battre l’enfer quand il fait chaud », Terrestres, 15 juin 2022, disponible à l’URL suivant : https://www.terrestres.org/2022/06/15/battre-lenfer-quand-il-fait-chaud/#footnote_8_3836

[11Nathan François, « Capitalocène, racisme environnemental et écoféminisme », Agitations, 7 avril 2019, disponible à l’URL suivant : https://agitations.net/2019/04/07/capitalocene-racisme-environnemental-et-ecofeminisme/

[12John Kazior, « Contrôle de la qualité de l’air », Cabrioles, 21 août 2022, disponible à l’URL suivant : https://cabrioles.substack.com/p/controle-de-la-qualite-de-lair-john

[13Voir le dossier « Aires d’accueil, terrains hostiles » de Z : Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, 2020, n° 13

[14William Acker, Où sont les « gens du voyage » ?, op. cité, p. 183

[15Collectif des femmes de l’aire d’accueil d’Hellemmes-Ronchin, Nos poumons c’est du béton  !, op. cité

[16Lise Foisneau, « Résistances voyageuses : un long combat », lundimatin, 21 octobre 2019, #213, disponible à l’URL suivant : https://lundi.am/Resistances-voyageuses-un-long-combat

[17Didier Fassin, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, Paris, Seuil, 2020, p. 71

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