Qui veut la peau d’Adlène Hicheur ? ou la vengeance sans fin de l’antiterrorisme

[interview] Un brillant scientifique de Rio de Janeiro assigné à résidence en France

paru dans lundimatin#70, le 29 août 2016

Le 8 octobre 2009, Adlène Hicheur a 32 ans lorsqu’il est interpelé par la Sous-Direction Antiterroriste au domicile de ses parents. Il est alors chercheur en physique des particules au CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire) et enseigne la physique à l’école polytechnique de Lausanne. C’est la deuxième affaire très médiatisée de la toute jeune DCRI. Immédiatement, il reçoit le soutien de ses collègues et de la communauté scientifique, qui dénoncent publiquement une affaire montée en épingle au bénéfice de l’idéologie sécuritaire. Après deux années et demi de détention provisoire, Adlène Hicheur est condamné à 5 ans de prison dont 1 avec sursis au cours d’un procès effarant : après presque 3 ans d’enquête, l’accusation ne repose que sur une poignée de messages électroniques échangés avec un inconnu dont l’identité ne sera jamais prouvée. Pour se faire une idée de ce procès et de la qualité des débats, il peut être utile de se référer aux résumés scrupuleux qu’en a fait Jean-Pierre Lees, directeur de recherche en physique des particules au CNRS.

La condamnation couvrant sa détention préventive, Adlène Hicheur n’avait pas pris le risque d’un appel qui aurait certainement allongé sa détention. Quelques heures après que le délai fut passé, il recouvrait la liberté, soit dix jours exactement après avoir été condamné pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Dans une excellente interview publiée par le site OWNI, il s’était longuement exprimé sur son affaire.

Depuis, le scientifique avait recommencé sa carrière et ses recherches au Brésil où il vit depuis 2013. Pourtant, le 15 juillet dernier, des policiers brésiliens viennent lui signifier qu’il doit quitter le territoire, son seul tort, sa condamnation passée en France. Il est alors escorté jusque sur le sol français en dehors de tout cadre légal et alors même qu’il avait spécifié vouloir rejoindre l’Algérie (M. Hicheur a la double nationalité) ou l’Uruguay, lieu de sa dernière demande de visa. Arrivé à Paris, on lui signifie son assignation à résidence à Vienne, chez ses parents, avec obligation de pointer au commissariat trois fois par jour. Alors qu’il a refait sa vie à 10 000 km de Paris, la seule justification à cette mesure administrative extrêmement contraignante (il est notamment dans l’impossibilité de poursuivre sa carrière et de gagner sa vie) est sa condamnation antérieure.

Si sa déportation du Brésil à fait grand bruit là-bas, on s’étonnera du silence qui a accompagné ce rapatriement de force sur le sol national, d’autant qu’il semblerait que les services français y aient travaillé main dans la main avec leurs homologues sud américains, —point sur lequel nous ne sommes pas parvenus à obtenir de clarifications auprès des communicants du ministère de l’Intérieur. En effet, comment justifier que l’on aille chercher un brillant physicien à l’autre bout du monde alors même qu’on le considère administrativement comme une menace ? Peut-on infiniment briser la vie d’une personne au prétexte qu’on l’a considéré par le passé comme une menace potentielle ? Ne réchappe-t-on jamais de l’antiterrorisme ? Cette logique a-t-elle une fin ?

Nous avons envoyé quelques questions à M. Hicheur dont les réponses éclairent le contexte sécuritaire psychotique actuel. Nous l’en remercions.

Bonjour M. Hicheur, pouvez-vous nous expliquer ce que vous faisiez au
 Brésil de 2013 jusqu’au 15 juillet 2016 ?
Je suis entré au Brésil en 2013 sur invitation du Ministère de la Science et de la Technologie pour intégrer un groupe de recherche du Centre Brésilien de Recherche en Physique (acronyme CBPF en portugais), basé à Rio de Janeiro, qui était déjà au fait de mes contributions antérieures dans le domaine de la physique des quarks lourds. A l’époque, je ne percevais pas encore de salaire mais une bourse de recherche, étant sous le statut de chercheur invité. En 2014, une opportunité s’est ouverte à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), pour le poste de Professeur Visitant Étranger. Le projet de recherche que nous avons proposé a été sélectionné et j’ai donc décroché la place. Jusqu’au 15 juillet 2016, j’officiais donc en tant que tel. Je mentionne au passage trois éléments importants et utiles pour la suite :

a) Je suis entré au Brésil de manière transparente et l’affaire française était bien connue. Mon cas a été étudié au plus haut niveau et c’est donc en connaissance de cause et dans le cadre du respect de la loi que l’on m’a attribué un permis de résidence.

b) mon contrat de travail à l’Université a été fait pour un ressortissant algérien avec un visa obtenu sur le document algérien. Ce contrat n’est que suspendu actuellement et non annulé, n’ayant commis aucune faute que ce soit, bien au contraire.

c) J’ai (avais) coupé définitivement avec l’idée de mettre de nouveau les pieds en France et ça fait des années que je n’ai plus vocation à vivre en France.

Adlène Hicheur à Rio de Janeiro en 2016
Adlène Hicheur à Rio de Janeiro, 2016.
[Diagramme de Feynman d’une désintégration d’annihilation du méson Bc, particule constituée d’un anti-quark b (bottom) et d’un quark c (charme). L’état final illustré dans la figure est constitué d’une paire de kaons chargés (K) et d’un pion. La recherche correspondante a été soumise par Adlène Hicheur à publication le 20/07/2016 (https://arxiv.org/abs/1607.06134), dans le cadre de la contribution brésilienne au projet LHCb (CERN).]
Les prémisses de vos problèmes apparaissent fin 2015 apparemment ?
En effet, la Police Fédérale Brésilienne m’a rendu visite chez moi en Octobre 2015. Comme l’explique le résumé des faits que j’ai rédigé en anglais, la motivation première ne vient pas du Brésil mais de certaines parties en France, tel que ceci a été clairement reconnu devant notre chef de département et moi-même. Ceci dit, nous avons toujours reçu des garanties au niveau des services et des institutions selon lesquels je ne serais pas persécuté et que mes droits civils ne seraient pas violés, étant présent de manière régulière, en plus de l’évaluation positive (par les services locaux) de ma vie là-bas et de ma contribution au développement du pays. La police féderale et l’ABIN (agence de renseignement brésilienne) sont allés jusqu’à exprimer publiquement que je ne constituais aucun problème, ceci au beau milieu de la campagne médiatique orchestrée début 2016.

Expliquez-nous la nature de cette campagne et la manière dont
 vous l’avez interprétée à l’époque.
Cette campagne médiatique a été déclenchée en Janvier 2016 (avec des pics secondaires s’étalant sur quelques mois) par le réseau médiatique Globo, appartenant principalement à une famille connue d’oligarques mais dont tous les actionnaires ne sont apparemment pas clairement identifiables. Ce groupe est un véritable behomoth (monstre biblique apocalyptique) qui prétend faire la pluie et le beau-temps au Brésil. L’agitation médiatique, ridicule dans son fond, a été créée sur la seule base de l’affaire française qui est clôturée depuis des années, et selon un format malhonnête, dégoûtant et extrêmement agressif qui a laissé pantois un bon nombre de personnes dont la communauté universitaire au Brésil. Pourquoi à ce moment-là et à qui profite le crime ? Il y a probablement une collusion d’intérêts locaux et étrangers. Pour le volet local, on peut mentionner entre autres éléments le cadre de la préparation d’une loi anti-terroriste (qui sera votée en Février 2016 !) sensée « protéger les jeux olympiques » dans un pays où l’on compte bon nombre de factions armées diverses et près de 60000 homicides par an !! Plusieurs hauts responsables ont reconnu que des pressions extérieures leur ont fait adopter le paradigme « antiterroriste » dans la loi, dans un pays qui connaît des problèmes de violence systémique et endémique déjà non-résolus !
Il y avait aussi la volonté de fragiliser encore plus le gouvernement de la présidente Roussef en faisant croire aux Brésiliens que ce gouvernement laisserait entrer des gens « dangereux », en insinuant de manière mensongère que ceci aurait été fait dans l’illégalité puisque la ou les personnes seraient sous le coup d’affaires en cours !
Que se passe-t-il le 15 juillet ?
Ce jour-là, le ministre de la justice du gouvernement intérimaire, Alexandre de Moraes (très controversé), a pris une décision de déportation (éloignement) subite du territoire Brésilien, sans possibilité de recours et sur décision discrétionnaire pure ! Ceci alors que j’étais en activité professionnelle et établi au Brésil depuis 3 ans ! Un pur acte de force ! Je vous laisse les détails disponibles sur le rapport publié sur le site du comité de soutien pour en venir aux points les plus graves du processus :

— La déportation (ou éloignement) est la mesure la plus légère dans le droit brésilien sur les étrangers. Elle doit être justifiée avec un motif clair ayant trait à l’irrégularité du séjour et elle ne peut être faite qu’après notification avec droit au recours. Ces éléments ont tout simplement été bafoués !

— La destination de la déportation ne peut être forcée. Or non seulement elle a été forcée mais en plus, on m’a « collé » une escorte jusqu’à Paris, comme pour une livraison « express », ceci alors que j’étais sous statut « ressortissant algérien » !! Une escorte ne s’applique qu’à une extradition judiciaire !!

— Ceci amène naturellement à la question : quel est l’intérêt pour ces parties brésiliennes, une fois avoir assuré ma sortie du territoire, d’imposer une telle destination où on était sûr que je subirais des préjudices ? Pourquoi n’ai-je pas été déporté vers l’Algérie ou tout autre pays tiers comme le stipule la loi sur la déportation (quand elle est justifiée) ? Je laisse les lecteurs tirer leur propre conclusion !
Le samedi 16 juillet, à l’atterrissage à Orly, on m’a remis une assignation à résidence déjà toute « prête »…

Lettre CISAH-president 2016-08-02 Pub by lundimatin on Scribd

Comment qualifiez-vous ce fait ? Dans quel contexte a-t-il eu lieu ?
Une opération honteuse qui restera dans les annales ! Le point culminant de l’escalade de la violence contre ma personne. Le gouvernement Roussef ayant été tiré du pouvoir (à la mi-Mai) en attendant le jugement définitif de la destitution, une équipe gouvernante intérimaire, labellisée comme « néoconservatrice » par les politologues et dirigée par Michel Temer, a pris la place avec des personnalités controversées en son sein. J’ai toujours souhaité éviter de me mêler de la politique locale qui est assez compliquée à comprendre mais force est de constater que cette équipe a opéré un changement radical dans le mauvais sens du terme puisque j’en ai été une des victimes immédiates.
Au moment de votre arrestation en 2009, vous aviez bénéficié d’un 
très fort soutien de vos collègues chercheurs et de la communauté
 scientifique en générale, comment vos collègues brésiliens ont-ils réagi
 à ce qui vous arrivait là-bas ?
Un soutien massif qui s’est matérialisé par une lettre collective de plus de 100 signataires de la communauté universitaire brésilienne, avec en particulier la présence notable d’un ex-ministre de la Science et de la Technologie. Ces différents soutiens, aussi bien au Brésil qu’en Europe, sont actuellement très mobilisés pour changer cette situation.





Pourquoi selon vous, l’état brésilien à utiliser cette procédure 
particulière qu’est la déportation ?
Nous ne sommes pas sûrs qu’il y ait concours de plusieurs responsables dans cette décision discrétionnaire. Ceci dit, je ne sais pas quels raisonnements ou arrangements il a pu y avoir pour qu’une déportation sommaire, forcée vers la France et sous escorte, ait pu avoir lieu. Au niveau du Brésil, cette stupidité, en plus de l’arrestation de 12 musulmans brésiliens sur tout le territoire quelques jours plus tard (dans le cadre de la nouvelle loi antiterroriste), aurait eu pour but d’envoyer un message rassurant aux états occidentaux avant l’ouverture des jeux olympiques. Dans cette frénésie, le zèle est allé jusqu’à piétiner toutes les lois dans ce qui a été une opération d’enlèvement-livraison-séquestration (cette dernière étant « élégamment » appelée assignation à résidence).

Vous affirmez que c’est la France qui est derrière cette manœuvre ? 
Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ? Comment vous expliquez-vous que
 le ministère de l’intérieur français « aille chercher » une personne 
parfaitement insérée à l’autre bout du monde et cela afin de le mettre
 sous surveillance administrative au prétexte qu’il représenterait un
e menace pour la sécurité intérieure ?
En tout cas, tout ce qui a été montré dans les points précédents converge vers une seule chose : certains individus dans les services français ont incité les services brésiliens à s’intéresser à moi de manière appuyée, ceci de manière graduelle afin d’obtenir le résultat escompté. Il semble qu’il y ait eu une opération d’intoxication à mon sujet pour les faire basculer dans des actions coercitives à mon encontre. Les brésiliens ne sont pas rentrés dans le jeu jusqu’au bout mais l’instabilité politique au Brésil, la destitution de la présidente Roussef en particulier, a du faire le reste puisque la nouvelle équipe intérimaire semble s’être alignée sur des thèses néoconservatrices où il n’y a plus de place à la raison. Il n’y avait donc plus qu’à saisir opportunément l’occasion des jeux olympiques pour cueillir les fruits du travail de sape.

Pour le motif du côté français, je ne vois qu’une haine et un acharnement hystériques, un refus de voir qu’une personne qu’on pensait avoir enterré au niveau social et professionnel, puisse reprendre le cours normal de sa vie en faisant encore des choses intéressantes et utiles. Bien loin des motifs sécuritaires hypocritement clamés, il s’agit de nuire et d’infliger des souffrances, que l’exemple de la dégradation publique fonctionne enfin, quitte à « bourriner à l’extrême ».





Quels sont les moyens à votre disposition pour contester autant votre 
déportation en France que votre assignation chez vos parents sans
 possibilité de vous déplacer librement ni même de travailler ?

Tout d’abord, s’il y avait une justice, on nommerait les choses comme elles le sont : je suis la victime d’un crime à deux facettes et je ne devrais donc pas être en position de quémander le droit basique à la vie et à la recherche du bonheur où que ce soit sur terre. Malheureusement dans la folie actuelle, c’est à la victime de justifier de son droit à simplement vivre quelque part sur terre.

Au Brésil, la contestation a eu lieu dès le premier jour puisque le syndicat des Professeurs de l’UFRJ a eu le réflexe de contacter des avocats à Brasília pour déposer une requête d’Habeas Corpus devant la Cour Suprême et la Haute Cour de Justice. Cette seule requête devait suspendre la déportation sommaire pour rétablir les droits au recours, à la défense, au contradictoire, etc. Mais comme expliqué dans le résumé des faits, la déportation a été accélérée au même moment, tout simplement parce qu’aucun motif idoine ne pouvait justifier et son fond et sa forme. Cette procédure suit son chemin actuellement et d’autres sont envisagées étant donné la gravité des faits.

En France, un premier recours en référé-liberté devant le Tribunal Administratif de l’Isère n’a rien donné et la prochaine étape est à l’étude. Nous (la famille et les soutiens) espérons simplement que l’on revienne à un minimum de réalisme, que le contrôle s’exerce vraiment car la situation actuelle n’est pas viable. Je répète encore que je ne demande pas à vivre sur le territoire français, et que je n’avais pas à y être amené de force pour ensuite être assigné. C’est la partie contraignante ici qui est en infraction. La satisfaction de rancœurs personnelles de quelques individus n’en vaut pas la chandelle ! C’est très simple à comprendre et à résoudre.





Lors de votre arrestation puis de votre jugement, de 2009 à 2012, une partie de la presse s’était émue
 que vous puissiez être condamné sur la seule foi d’intentions supposées
 alors même que l’enquête judiciaire démontrait qu’aucun « fait » ou
 entreprise ne pouvait vous être imputé. D’une certaine manière, vous
 avez été condamné pour le « potentiel » que la police voyait ou 
choisissait de voir en vous. Au vous de votre situation actuelle, 
qu’auriez vous pu faire dans votre vie personnelle qui aurait pu éviter
 que vous soyez toujours considéré comme une menace pour la « sécurité des 
français » ? En somme, que peut on faire pratiquement pour passer du statu
 de terroriste potentiel à celui de citoyen pourvu des mêmes droits que
 les autres ?
Je ne commenterais pas sur le jugement de l’ancienne affaire car il y aurait trop à dire. Pour ce qui concerne les motivations des uns et des autres, il faut oublier le sempiternel argument sécuritaire mis en avant pour la populace, il s’agit avant tout de la manifestation de toute une symbolique de l’idéologie coloniale encore fortement présente au sein des institutions. Ces gens implantés au sein du système, dans leur frénésie, n’ont pas encore compris qu’il n’est plus possible d’implémenter la méthodologie de l’exemple que l’on ponctionne, que l’on écrase et/ou que l’on essaie de faire ramper de force pour « mettre au pas le reste ». C’est cette cécité et cet extrémisme dans la continuation de la violence illégitime mais institutionnalisée qui est en train de précipiter ce pays dans le chaos, puisqu’elle pousse inéluctablement à la rupture du contrat social.

Dans ce cadre, à part renoncer à ma dignité, il n’y a rien qui puisse satisfaire ces gens.





Quelles sont les perspectives à votre disposition aujourd’hui afin de 
pouvoir reprendre ce qui semble être votre passion première, la
 recherche scientifique ?

La recherche, et l’enseignement aussi ! Rien n’a été coupé puisque j’ai réussi à soumettre un article pour publication avec les dernières forces le 21 juillet. Je dois donc encore passer à travers le comité de lecture de la revue. Il s’agit d’une recherche qui résulte d’un long travail sur l’année qui vient de s’écouler. Je continue de rester à la page comme je le peux même si je suis submergé par les problèmes découlant de cette agression (ex : j’ai laissé mes affaires et mon appartement tels quels au Brésil). Par ailleurs, mon contrat avec l’UFRJ n’est que suspendu, et non annulé, en attendant la fin de cette prise d’otage.
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