Le rêve du dernier homme

Olivier Cheval

paru dans lundimatin#286, le 4 mai 2021

Depuis quelques mois je fais beaucoup de cauchemars [1].

En février j’ai rêvé que j’allais pour la première fois dans le cabinet d’un psychanalyste. Je m’asseyais dans le fauteuil, il me regardait gentiment : « Alors ? ». Je ne savais pas quoi dire, il ne m’arrive plus rien. Je finissais par lâcher, acculé par l’abîme silencieux que la question avait ouvert : « Je suis venu vous voir à cause du culturalisme ». Et je m’effondrai en larmes, incapable de continuer. À mon réveil j’avais les joues trempées.

En mars j’ai rêvé que j’étais de retour dans ce lieu collectif où vit mon amie C. depuis deux ans. Elle se réjouissait que tout le monde m’y apprécie, malgré les craintes qu’elle avait pu avoir au début. Mais alors qu’elle confiait son soulagement dans l’intimité de nos retrouvailles, on nous entendait déjà dans la grande table du salon où l’on s’apprêtait à déjeuner. L’un des garçons avec lequel elle vivait niait vigoureusement cette unanimité à mon endroit jusqu’à mener mon procès de long en large. Tout le monde se taisait, d’un silence approbateur. Mon amie ne s’interposait pas. Je n’étais plus le bienvenu là-bas.

En avril j’ai rêvé qu’on m’imposait une prise de sang au sous-sol du Centre Pompidou pour vérifier que je n’avais pas le covid. Je me débattais, assurant que je n’étais pas malade, et parvenais à prendre la fuite. Dans l’escalier pour remonter, la police me cherchait ; j’essayais de me fondre dans la foule, mais les bras d’un flic m’encerclaient déjà, se resserraient sur mon torse, je ne savais plus où j’étais, je ne voyais plus rien, rien n’existait d’autre que la sensation de ses bras, puis de son corps tout entier contre moi, qui s’apprêtait à me violer. Je me réveillai en sursaut.

* * *

Les rêves ne sont plus en mesure de combler l’espace qui nous sépare de nous-mêmes. Faute de savoir quoi vivre, on ne sait plus de quoi rêver. Sinon d’une sortie hors de la vie : du remède ultime, de la violence fatale. Du jugement dernier. On est acculés à cette extrémité-là, hors de laquelle il n’y a plus rien. Rien que cette extension illimitée de la finitude qu’on a appelée le monde moderne, extension qui prend, ces temps-ci, un tour définitif.

Je ne sais pas faire sans l’idée de Dieu. L’idée du Jugement dernier. Sans ça j’abandonnerais. Je ne dis pas : y croire, ça c’est autre chose. Je dis avoir l’idée de Dieu par-devers soi et se débrouiller avec. Tout le monde fait comme ça, on ne sait pas encore faire sans. Mais on le devine, c’est en 2020, l’année du masque, ou en 2021, l’année du passeport numérique, qu’est né le premier être humain débarrassé de ça, de cette idée, débarrassé du souvenir, même enfoui, de ce nom, de cette survivance millénaire du nom de Dieu. Du savoir qu’un autre infini avait un jour existé dans l’esprit des hommes que la course illimitée au progrès.

Cet enfant sans Dieu aucun, c’est celui qui, hypnotisé par l’écran du smartphone de ses parents eux-mêmes hypnotisés, n’a plus appris à regarder leur visage caché derrière le masque. C’est celui qui, dès six ans, aura besoin de son smartphone pour entrer à l’école, au supermarché, chez le dentiste, en scannant un QR-code. C’est celui qui, dès seize ans, cherchera l’âme sœur par algorithme et la satisfaction sexuelle par livraison UberSex. C’est l’enfant des toilettes connectées, l’enfant d’une civilisation dont le savoir scientifique accumulé en trois millénaires aura culminé dans l’invention d’un dispositif techno-médical d’analyse de la merde. Nos ancêtres les Babyloniens cherchaient à lire dans les foies de mouton l’avenir des vivants. L’enfant du futur fera lire dans sa merde l’assurance d’une perpétuation indéfinie de son présent. Les informations obtenues par les toilettes connectées seront automatiquement transmises au dossier numérique de l’individu contenu dans son téléphone portable, elles conditionneront les possibilités d’entrer dans les établissements recevant du public. Il n’y aura plus de monnaie, on payera avec son smartphone, on a déjà commencé à le faire. Il n’y aura plus de braquage, plus de deal, plus d’échange clandestin, plus de mendicité. Mais il restera quand même le trafic de merde conforme. Ce sera le lieu des luttes dernières, des résistances dans la nuit.

* * *

Depuis plus d’un an les dispositifs de contrôle sont entrés dans une phase d’accélération qui ressemble à une précipitation désespérée, à une ultime catastrophe. La crise sanitaire et sa gestion numérique-autoritaire mondiale n’ont pourtant fait que coïncider avec l’une des bascules géopolitiques les plus marquantes de l’histoire du monde : la victoire de la Chine sur les États-Unis. Or la mondialisation n’a été rien d’autre que le nom donné depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale à l’imposition planétaire du modèle socio-culturel de l’empire vainqueur. La crise biopolitique que traversent actuellement les régimes occidentaux dits démocratiques n’est peut-être que le symptôme d’un déplacement du centre de gravité de la mondialisation, de la substitution d’un modèle par un autre, de leur collusion dévastatrice.

L’état communiste-capitaliste chinois a signé l’invention d’une nouvelle forme de l’individu qui, traditionnellement, s’effaçait derrière la primauté donnée à la lignée généalogique. Cette structure familiale chinoise qui retenait l’individualisation a cédé face au virage numérique des vingt dernières années, qui a placé l’individu au centre en stimulant et en captant son énergie libidinale par la machine. L’identification de chacun à un avatar entièrement traçable et évaluable est à la fois un procès d’individualisation et de désingularisation par la technologie. On estime désormais que l’addiction au téléphone portable est la pathologie psychique la plus répandue en Chine. Et il y aura bientôt là-bas un milliard de smartphones.

La gestion biopolitique de la crise sanitaire et les formes pérennes qu’elle risque d’installer dans nos sociétés doivent être lues à l’aune d’une conjonction historique inédite : d’un côté, la prédominance géopolitique du modèle chinois, de l’autre, la concentration inouïe du capital dans les mains d’un complexe numérico-industriel composé de quelques grands groupes américains.

* * *

Quand des amis se réunissent, on ne parle que de ça : du droit de chaque individu à n’être pas discriminé pour être l’individu qu’il est. Par exemple, le droit de l’individu gros de ne pas être discriminé pour être l’individu gros qu’il est. Ou le droit de l’individu toxicomane de ne pas être discriminé pour être l’individu toxicomane qu’il est. Ou le droit de l’individu neuroatypique de ne pas être discriminé pour être l’individu neuroatypique qu’il est. Tout le monde en parle pour pouvoir penser à autre chose qu’au coronavirus ou pour avoir le sentiment de mener une vie politique au moment où plus rien n’est possible ou pour s’engueuler alors qu’il n’y a plus rien d’autre à faire. Souvent ça se passe comme ça : quelqu’un dit quelque chose. L’autre lui répond : c’est grossophobe ; ou : c’est toxophobe ; ou : c’est psychophobe ; etc. L’énonciateur du propos incriminé a alors trois choix. Le plus simple : s’excuser, il ne pensait pas à mal, sa parole a dépassé sa pensée. Le plus courant : se dédouaner, non, ce qu’il a dit n’est pas grossophobe, toxophobe ou psychophobe, on a mal interprété sa parole. Le plus risqué : contre-attaquer, selon plusieurs stratégies possibles : soit rejeter l’usage linguistique autoritaire de ces mots comme mots-arguments, soit dénier la portée politique de ces termes en tant que neutralisation moralisante de la pensée, soit, plus rare, plus ardu aussi, soutenir, sinon la nécessité de certaines formes de discrimination, du moins l’incongruité d’une terminologie toujours plus précise pour éradiquer de la surface de la terre la négativité de tout jugement moral et la normativité de tout échange humain.

Le droit de chaque individu de n’être pas discriminé pour être l’individu qu’il est apparaît pour beaucoup comme le fondement de toute politique à venir. Une politique désirable est une politique qui commencerait par ne pas discriminer les individus pour être les individus qu’ils sont. Pour d’autres, qui ne sont pas pour autant des républicains universalistes ni des discriminateurs d’individus minoritaires, ce n’est pas le début souhaitable d’une pensée politique. Parce que la politique naîtrait d’une pensée des modes d’institution de la vie communautaire et des formes réelles de son organisation au-delà des destinées individuelles. La difficulté du débat vient de ce qu’il y a, entre la revendication éthique à en finir avec la discrimination des individus et la plainte politique des communautés surgissant sur la scène de l’Histoire, un espace trouble où l’on ne sait jamais d’avance où la toupie des doléances minoritaires va retomber. Si elle va aller du côté d’une contestation principielle du modèle libéral-autoritaire à l’occidental glissant lentement vers le modèle autoritaire-capitaliste à la chinoise, ou du côté d’une demande d’inclusion dans la hiérarchie présente, préparant la pacification du système, le statu quo. Si elle va retomber là où s’ouvrent des espaces d’alliance, de joie et de luttes nouvelles, pour venir grossir les cortèges de tête, effaçant les différences sous un drapeau commun, sous la tunique d’un gilet jaune par exemple, ou bien là où croît le modèle numérico-policier de la surveillance de chacun par chacun, et, en-deçà de lui, le vieux modèle hobbessien de la guerre de tous contre tous. Car il faudra bien se demander, en dernière instance, qui a intérêt à la guerre civile qui vient.

Face à l’événement en cours, l’urgence introspective n’est sûrement pas de savoir quel privilège j’ai par rapport à tel autre, en mettant en balance son cocktail de minorités avec le cocktail de son voisin. Traquer ses privilèges au moment du désastre universel, c’est au mieux une pensée faible, au pire une pensée sinistre, le retour des vieilles lunes du ressentiment, de la dette insolvable, du péché originel. Le concept de privilège blanc ou mâle ou hétérosexuel ou valide ou mince ou neurotypique ou non-usager de drogues ou quoi que ce soit d’autre à venir est peut-être la plus pernicieuse des opérations néo-libérales, destinée à faire croire à ceux qui n’ont presque rien qu’ils ont encore bien trop. Si l’introspection a une valeur — elle n’en a sûrement pas —, le moment exigerait plutôt de se demander où l’on en est du procès technologique d’individualisation et de désindividualisation en cours. Où l’on en est avec l’identité, l’individualité, la sortie hors de soi. Où l’on en est avec le collectif, avec la communauté, avec l’amitié. Ou l’on en est avec son portable, son ordinateur, sa vie numérique. Où l’on en est avec soi-même comme machine, comme cyborg, comme désastre. C’est dans nos rêves, tant qu’on en fait encore, que l’ébauche d’une réponse se donne à lire.

[1Nous nous permettons de renvoyer nos lectrices et lecteurs aux précédents articles d’Olivier Cheval :
L’inoculation médiatique de la peur
Dernière leçon sur le confinement
L’immunité, l’exception, la mort - Penser ce qui nous arrive avec Roberto Esposito, Giorgio Agamben et enfin Michel Foucault.

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