Elections présidentielles au Brésil [4/4]

Au delà de Bolsonaro : l’extrême droite insurrectionnelle.

paru dans lundimatin#364, le 19 décembre 2022

Le 30 octobre dernier, Lula est sorti vainqueur des élections présidentielles brésiliennes, avec moins d’1% d’avance sur Bolsonaro.
Nous publions cette semaine le quatrième et dernier volet d’une série d’articles rédigés par FL, notre contributeur qui nous expliquait cet automne dans quelle mesure la séquence électorale témoignait à la fois de l’impasse d’une pensée qui se voudrait sauver la démocratie, et d’un risque de dérive théologico-politique.

Cette semaine, il revient donc sur la courte victoire de Luiz Inacio Lula da Silva et fait le point sur les nouvelles composantes du paysage politique brésilien : pour FL, ce qu’il faut retenir de cette élection, ce sont deux charismes présidentiels différents, l’extrême droite qui ne cesse, depuis le 31 octobre, de contester dans la rue les résultats de l’élection en arborant le maillot de la seleção, et un aveuglement grandissant de la gauche institutionnelle, toujours autant incapable de se poser les bonnes questions.

Si un jour il y a un avenir, il y aura beaucoup à dire sur cette élection au Brésil. Par exemple, le fait qu’une des principales figures du camp bolsonariste ait décidé de mener une sorte d’attentat énigmatique et maladroit, parce qu’infructueux, une semaine avant le jour du deuxième tour des élections. Que l’ancien membre du congrès Roberto Jefferson s’en soit sorti vivant après avoir attaqué la police fédérale à coups de fusil et de grenades à main - outre le fait qu’il disposait d’un véritable arsenal à son domicile - reste un mystère. Il est difficile de trouver des explications convaincantes pour expliquer pourquoi il n’a pas été tué dans un pays où, la plupart du temps, la police tire et tue avant de poser des questions. Ça fait que la plupart de la gauche, domestiquée par une sguerre civile de faible intensité ininterrompue, ne pouvait que se demander quel aurait été son sort si l’ancien député blanc avait été noir. Comme elle n’attend rien d’autre de la police si ce n’est qu’autoritarisme et des balles, les réseaux sociaux souhaitaient en fait que le député connaisse un sort équivalent à celui d’un citoyen ordinaire.

S’il est un fait que le caractère intrinsèquement punitif des sociétés contemporaines n’est pas exclusif au Brésil, il y atteint des dimensions extrêmes. Bien que la peine capitale ne soit pas prévue par la loi, elle est appliquée quotidiennement par les hommes de la loi - comme par beaucoup d’autres hors la loi.
C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques majeures d’une société qui le 30 octobre 2022 a donné 49,10% des voix à Bolsonaro. La faible marge avec laquelle Lula a gagné n’est pas l’annonce d’un futur heureux. La pure violence. Non par hasard le Capitaine n’a jamais véritablement reconnu la défaite et a attendu deux jours pour prononcer un discours dans lequel il remerciait ses supporteurs et disait entre les lignes que la guerre continuait. Bien qu’il s’agisse d’un gouvernement militaire, dont la base de soutien la plus fidèle est précisément une combinaison entre l’armé et la police, le gouvernement Bolsonaro est également responsable de l’accélération de l’effondrement de l’un des piliers de l’État moderne, à savoir le monopole de la violence. Aujourd’hui, des milliers de Brésiliens sont armés légalement pour une guerre civile imminente de nouveau type ; mais beaucoup d’autres sont armés illégalement. Cette guerre à plusieurs visages ne sera pas réduite à deux camps. Roberto Jefferson est l’un de ces personnages qui circulent dans tous ces mondes. Remarquons au passage que notre côté est le seul désarmé.

Bien qu’il ait dirigé un gouvernement de destruction nationale, Bolsonaro a manqué de peu sa réélection. Quelle que soit l’importance de la coercition, de la corruption et de l’achat de votes qu’il a entraîné, cela ne suffit pas à expliquer une telle réussite. Le capitaine a beaucoup grandi entre le premier et le second tour et a augmenté son vote par rapport à 2018. Et il avait devant lui une coalition sans précédent dans l’histoire du Brésil. Une partie considérable de la droite classique s’est alliée à Lula, tout comme ce qui reste de la gauche institutionnelle. De nombreux ex-bolsonaristes ont également quitté le navire et plusieurs politiciens ont choisi l’ambiguïté comme position. Et, bien que la gauche ne l’admettra jamais, même les États-Unis, qui ont aussi un gouvernement de salut national, ont soutenu Lula. Du point de vue de la nécessité sociale, la réussite de Lula n’est pas un mince exploit. Freiner l’extrême droite était fondamental. Même s’il cela a l’air d’un arrêt temporel, il nous faut gagner du temps. En même temps, il est tragique de penser que le mode de gouvernement destructeur n’a pas été le facteur décisif d’un tel revirement. Une partie considérable de la société l’a déjà intégré comme une normalité. Et, n’oublions pas, la moitié de la société qui a voté pour Bolsonaro est infiniment plus convaincue de son choix que l’autre partie. À la fin, ce qui semble avoir décidé l’issue de l’élection, c’est le charisme. Seul un candidat charismatique ayant une histoire, comme Lula, serait capable de vaincre le charisme diabolique du capitaine. Au fond, Lula est devenu la dernière bouée de sauvetage de l’ancien ordre de gouvernement mondial qui est en train d’être rayé de la carte. La normalité vers laquelle veut pointer la gouvernabilité luliste est la tentative impossible de revenir à la situation antérieure, celle-là même d’où est sortie la nouvelle extrême droite de manière totalement immanente. Autrement dit, la tendance est qu’il s’agisse d’un retour nul part en arrière, mais désormais nécessaire au regard de la situation présente. D’autre part, n’oublions pas que le mariage qui l’a conduit à la présidence est très fragile et qu’au premier signe de faiblesse la vraie nature de ses nouveaux alliés peut se montrer.

Mais le principal facteur qui s’est matérialisé, ce qui est véritablement nouveau, c’est en fait l’émergence d’une extrême droite insurgée qui pointe déjà au-delà de Bolsonaro. Sans interruption, depuis le 31 octobre, depuis le lendemain du résultat de l’élection, des manifestants en jaune et vert, le plus souvent avec le maillot de la seleção, ont parcouru tout le Brésil pour protester contre le résultat de l’élection. Leur nombre est variable, il est difficile d’affirmer s’ils sont ou non la majorité des électeurs de Bolsonaro, mais il ne faut mépriser ni leur nombre et surtout pas leurs engagements. Ils n’ont pas pleuré leur défaite électorale, ils n’ont tout simplement pas accepté le résultat des urnes et ont voulu renverser le nouveau gouvernement par la force avant même qu’il prenne le pouvoir. Après un premier moment de manifestations dans les rues, après une suggestion implicite du Capitaine, ils ont commencé à camper devant les casernes des forces armées dans tout le pays en demandant une intervention militaire. Ils n’ont aucun doute sur ce qu’ils veulent, ils veulent la dictature, ils veulent qu’une décision souveraine soit prise et que ce qu’ils imaginent être l’ordre soit rétabli au nom d’un progrès imaginaire, mais mortifère. Bien qu’elle soit au pouvoir depuis quatre ans, l’extrême droite apparaît comme le seul groupe insurgé qui s’oppose à l’ordre établi dans le pays. La gauche se contente de défendre aveuglément les tribunaux, la police, la loi, etc. Elle est plus préoccupée par la forme que par le contenu des actions menées par ses adversaires (ennemies ?). L’extrême droite insurgée, les accuse d’être excessive et antidémocratique, en revanche, la victoire démocratique du capitaine fut acceptée sans trop de problèmes car elle fut considérée comme partie du jeu. Au regard de ce qui s’annonçait et notamment de ce qui s’est effectivement passé pendant son mandat, si nous y réfléchissons bien, nous aurions dû faire de même et descendre dans la rue dès le 29 octobre 2018, au lendemain de la victoire de Bolsonaro, pour manifester contre le fait qu’il ait été élu. Même si “antidémocratique”, cela aurait été une action véritablement politique. Adorno, déjà dans les années 1950, avait noté que le plus grand danger était que l’horreur puisse tranquillement sortir du jeu démocratique. Il a émergé et maintenant il veut mener sa guerre jusqu’à la fin. À cette situation on pourrait ajouter tous les problèmes de la politique étatique, du parlement, des nouveaux gouverneurs des états fédéraux, de l’ingouvernabilité de l’Amazonie, de l’autonomie des Forces Armées, de l’illégalité des polices, de la situation géopolitique, mais il nous semble plus important d’insister que la vrai nouveauté est la force que l’extrême droite montre dans toute sa puissance subversive. C’est elle qui donnera la teneur des prochaines années.

À cela il faut ajouter que la gauche légaliste insiste encore sur le discours vide des fake-news comme principal responsable de la force de ses ennemis. L’aveuglement ne pourrait pas être plus profond. Elle n’admettra jamais que les seuls qui font encore de la politique au sens fort du terme est l’extrême droite – et une partie des peuples originels, précisément ceux qui s’opposent radicalement à l’État (car, une autre partie croit aux institutions et il existe encore un groupe considérable de bolsonaristes autochtones). Nous devons cesser de sous-estimer l’émergence politique de l’extrême droite, elle est réelle et anti-systémique, elle a une dimension nationale et elle est organique - et elle appartient à une nouvelle vague mondiale de radicalisation d’une extrême droite anti-système et populaire qui s’est déjà réveillée aux États-Unis, Allemagne, Italie, Espagne, Pologne et aussi en France, entre autres endroits. Ils sont descendus dans la rue, ils ont des désirs et de l’imagination. Elle a une force politique parce que, peu importe combien ils sont en fait financés par d’anciens hommes d’affaires et des voyous bolsonaristes, personne ne reste deux mois à camper devant les sièges de l’armée, à brûler des voitures et des bus ou à tirer sur la police simplement parce qu’ils sont financés. Ils ont un projet apocalyptique avec une forte dimension théologique et croient en lui, ils luttent pour cette dystopie disruptive et ne vont pas rendre les armes avant la fin de la guerre. Et nous, que voulons-nous ? Qu’imaginons-nous ?

FL

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :