L’immunité, l’exception, la mort [1/4]

Penser ce qui nous arrive avec Roberto Esposito

paru dans lundimatin#253, le 8 septembre 2020

Les effets de l’épidémie de covid-19 sont encore mal connus. Des corps qui toussent, d’autres qui suffoquent, des visages qui se masquent, des regards qui fuient, tout cela est bien visible. Mais ce que tout cela est venu suspendre dans la marche économique des choses, la manière dont cela a pu libérer ou névroser les subjectivités, reconfigurer la manière dont on se rapporte au monde, nous le découvrons à peine. Tout appelle une certaine humilité. Néanmoins, la forme de gouvernementalité qui prétend régir cette situation exceptionnelle ne s’est pas révélée avec le virus, elle l’avait à sa manière très largement anticipé. Cet article que nous publions cette semaine est le premier volet d’un triptyque qui tente modestement de lire la situation en cours depuis les travaux antérieurs de philosophes qui avaient pu s’intéresser au rapport entre gouvernement, pouvoir, corps et maladie. Ce qu’on appelle souvent trop rapidement la biopolitique. Cette première partie part des travaux de Roberto Esposito, la semaine prochaine il s’agira de Giorgio Agamben puis la suivante de Michel Foucault.

1.

L’obligation du port du masque en extérieur s’est répandue en seulement quelques jours dans presque toutes les villes de France, malgré le consensus scientifique sur l’extrême rareté, voire l’impossibilité des contaminations à l’air libre. Cette farce morbide est là pour obtenir trois choses du citoyen. Qu’il fasse pénitence : le masque inutile est un vêtement de deuil, où dans un acte de contrition on rejette sa vie insouciante d’avant, celle où on postillonnait à tout va. Qu’il communique : participer à la médiatisation intégrale de la maladie, dans un monde transformé en grand bal masqué de la terreur où chacun affiche sur soi la menace fantôme pour le regard de l’autre. Qu’il devienne le passant idéal : celui qui a compris que la rue n’est pas un espace public pour parler, échanger, rencontrer, se rassembler, mais pour circuler d’un point de consommation à un autre avant de se retrancher chez soi, à l’abri.

L’espace médiatique est saturé par la parole des experts, qui expliquent à longueur d’émissions qu’il faut durcir les mesures prétendument sanitaires. L’espace politique pour une pensée non-sanitaire de ces mesures — une pensée métapsychologique du confinement, une pensée éthique de la distanciation sociale, une pensée biopolitique de la gestion des populations — n’existe pas. Le gouvernement des médecins occupe désormais la place vacante du pouvoir, avec comme seul horizon l’extension illimitée du principe de précaution. J’ai entendu à la télévision un généraliste dire qu’il n’y avait aucune preuve qu’une contamination soit possible en extérieur : mais que, faute de preuve du contraire, il fallait mieux imposer le port du masque dans la rue. Une autre dire qu’au moins, après le Covid, on saurait que faire lors des prochaines épidémies de grippe. Ce principe de précaution n’est pas discuté, contesté, car il n’est même pas énoncé : il est cet impensé qui sous-tend l’ensemble des discours de l’expertise médicale autorisé sur les plateaux télévisés.

Tout autre discours est décrédibilisé : c’est la parole complotiste des anti-masques, la dérive populiste des Trump et des Bolsonaro, le comportement égoïste et insouciant d’une jeunesse qui ne se préoccupe plus de ses anciens. Ce discrédit condamne d’avance au silence toute question qui permettrait de comprendre ce qui nous arrive, et ne fait que grossir la méfiance populaire à l’égard des mesures sanitaires, en désignant certaines interrogations comme devant être tues. L’anathème fabrique le refoulement, qui prépare les défoulements à venir. Il est pourtant légitime, et nécessaire, de discuter la logique politique et institutionnelle, le soubassement anthropologique et philosophique, la vision scientifique et éthique, les intérêts économiques et stratégiques qui sous-tendent l’état d’urgence sanitaire mis en place depuis mars. Quel rapport entretient l’État avec sa population, en l’assignant à résidence pour la protéger d’une maladie ? Quel rapport entretient la société avec la vie, avec le commun, avec la mort, pour organiser la distanciation sociale comme mode de vie à durée indéterminée ? Quel rapport l’individu contemporain entretient-il avec le visage de l’autre, pour accepter de vivre dans un monde où celui-ci est dissimulé ? Quel rapport entretiens-je avec le risque de mourir et le risque de contaminer, pour accepter ou refuser de me plier aux « gestes barrières » ? Quelle idée du sujet et quel imaginaire scientifique du virus conduisent à penser qu’un individu peut être tenu comme responsable de la contamination d’un autre individu ? Sans réponses à ces questions, nous sommes condamnés à subir l’événement comme un spectacle macabre où l’on décompte soir après soir les nouvelles contaminations, les nouvelles hospitalisations, les nouveaux décès, et à subir l’extension des dispositifs sanitaires comme une fatalité, un mal nécessaire.

La pensée du philosophe italien Roberto Esposito m’aide depuis le début à tenter de répondre à ces questions, en éclairant crûment le dispositif anthropologique et politique dans lequel l’état d’urgence sanitaire prend place. Ce n’est pas une pensée consolatrice, loin de là, mais sa lucidité donne du courage. Esposito travaille depuis une trentaine d’années, à la suite de Michel Foucault, à comprendre la gestion biopolitique des populations par l’État moderne. Il s’y essaye grâce à un concept qui est le paradigme de sa pensée de la modernité : l’immunité. Ce qui fait de lui, plus que jamais, je crois, le penseur politique de notre présent.

2.

La philosophie de Roberto Esposito est construite toute entière sur l’antinomie entre communitas et immunitas, comprises comme les deux faces d’un rapport au « munus », que le linguiste Émile Benveniste et l’anthropologue Marcel Mauss avaient désigné comme le don, le gage, la dette ou l’obligation qui lient dans les cultures indo-européennes les membres d’une communauté entre eux. La communauté est l’exposition à ce don comme à un manque, qui creuse l’individu d’un lien, d’un dehors, d’un impropre — le membre d’une communauté est le contraire d’une personne, avec sa clôture et son autonomie. L’immunité est l’exemption de ce devoir : c’est son sens juridique aussi bien que médical. Esposito a relu l’instauration de la politique moderne par Thomas Hobbes comme l’invention du paradigme immunitaire : les hommes renoncent à leur liberté originelle en confiant au souverain le pouvoir de régir leur vie, parce qu’en retour celui-ci a le devoir de les protéger. La liberté naturelle ne s’élève en liberté civile qu’à devenir synonyme d’autonomie et de sécurité, l’humain ne devient sujet qu’à s’interdire toute vie communautaire, toute puissance d’indétermination et de dissolution. L’institution de l’État moderne est la destruction de la communauté — du risque communautaire, celui avec lequel Friedrich Nietzsche, Georges Bataille, Simone Weil et d’autres penseurs tragiques ont rêvé de renouer.

L’origine immunitaire de l’État moderne fonctionne comme une origine : comme une source qui ne cesse d’agir souterrainement, de remonter à la surface, de s’étendre. L’immunité déborde de son carcan médical, juridique et policier pour devenir le paradigme biopolitique de la gestion des populations et coloniser l’imaginaire sécuritaire des individus. Ce dont l’immunité a peur, selon Esposito, ce n’est pas de la mort, ce n’est pas du mal en soi, c’est de la contagion. L’immunité est le corollaire d’une conception de l’État comme puissance souveraine et indivise, et de l’individu comme être clos et autonome, d’un dispositif moniste qui lie le souverain et le sujet dans la recherche de l’unité. La contagion virale (biologique ou informatique), la contagion migratoire, la contagion terroriste, la contagion zadiste, le risque du multiple, de la multiplication indéterminée, c’est cela que l’État moderne ne peut absolument pas tolérer. Et c’est ce qui explique qu’un même État qui autorise sans ciller la dissémination de la mort au nom du principe d’efficacité économique — par exemple l’usage de pesticides par l’agriculture intensive, de perturbateurs endocriniens par l’industrie alimentaire et cosmétique, le rejet industriel de particules fines par l’industrie minière, tous responsables de la mort massive par cancer — confine une population entière à l’approche d’un virus, quitte à susciter, au nom du principe de sécurité, la plus grande crise économique de l’histoire.

Le Léviathan était le nom, chez Hobbes, de ce pouvoir souverain qui nous protégerait de la guerre de tous contre tous, celle qui sévit dans l’état de nature. Mais l’état de nature n’était qu’une fiction théorique, pour expliquer et légitimer un processus politique et historique complexe — la formation d’un État. Et voici qu’un virus prend la place de cette fiction, comme si, au bout du processus d’immunisation des États modernes, c’est la nature meurtrière de l’homme qui resurgissait : chacun est le porteur possible de la mort de l’autre. À l’individu contemporain qui meurt à petit feu de l’individualisme, on explique qu’il faut s’individualiser encore plus — rester seul, travailler chez soi, se tenir à distance, construire une aire de protection inviolable autour de son corps — pour ne pas mourir soudainement du virus.

L’immunisation par vaccination repose sur l’inculcation d’une partie de la maladie dans le corps du patient. Roberto Esposito décrit un même processus à l’œuvre dans les sociétés contemporaines : pour se protéger du risque terroriste, la population consent à se laisser imposer, sous l’espèce du régime d’exception des lois antiterroristes, un peu de la terreur à laquelle l’État lui fait échapper. De la même manière, pour se protéger de l’expansion virale, elle consent à l’expansion indéterminable des règles et des mesures qui limitent sa liberté : assignation à résidence, obligation du port du masque, interdiction des embrassades, des rassemblements, des fêtes et des cérémonies, fléchage au sol, restrictions dans l’usage des services publics… Pour se protéger de la mort, c’est un peu de la mort qui est inculquée : « L’immunisation à haute dose consiste à sacrifier le vivant, c’est-à-dire toute forme de vie qualifiée, au exigences de la simple survie, à réduire la vie à son niveau biologique le plus nu, du bios à la zoé [1] ». Ne plus rien vivre, pour rester vivant. Si un tel régime d’exception devait durer, persister, s’intensifier, il faudra bien se poser la question : quelle idée de la vie avons nous, quelle pulsion de mort la travaille secrètement, pour organiser ainsi notre survie ?

3.

On reconnait là la proximité des thèses de Roberto Esposito avec celles de son compatriote Giorgio Agamben, qui a fondé sa philosophie politique sur cette autre antinomie, bios et zoé, vie qualifiée et vie nue. Je ne sais pas quelles sont les relations entre les deux hommes, mais le fait est que malgré leur évidente proximité de thèmes et de vues, ils ne se citent jamais l’un l’autre. Roberto Esposito a même accompli la prouesse de répondre au premier texte, extrêmement commenté et critiqué, qu’Agamben a consacré aux mesures sanitaires prises contre le coronavirus en Italie, « L’invenzione di un’epidemia », sans même citer son nom. C’est qu’il répondait en fait à la réponse que Jean-Luc Nancy avait faite à Agamben. C’est sur ce dialogue à trois, qui esquisse l’espace des débats à venir, que j’aimerais conclure ces réflexions.

Le 26 février, Giorgio Agamben publie dans Il Manifesto un texte qui a le mérite de la concision, de la clarté et de la fermeté. Prenant appui sur les chiffres du Consiglio Nazionale delle Ricerche, Agamben dénonce les premières mesures locales de confinement, appuyées par les renforts de l’armée, alors que l’épidémie ne serait pas encore active sur le territoire, et que les premières statistiques laissent douter de la gravité exceptionnelle du virus — de sa différence fondamentale avec la grippe, qui circule chaque année, et qui, chaque année, tue, massivement, parmi les populations les plus fragiles. Agamben y voit le symptôme d’une tendance des gouvernements à déclarer l’état d’exception : à prétexter d’un état d’urgence pour gouverner par décrets, en se passant du pouvoir législatif. Au moment où le terrorisme cesse de justifier l’exception, mais où l’exception a créé une disposition à la panique et au désir sécuritaire dans la population, l’urgence sanitaire tombe à pic.

Le lendemain, le 27 février, Jean-Luc Nancy lui répond sur le site Antinomie, sur un ton amical qui cache mal l’acrimonie : l’auteur rappelle qu’Agamben fut le seul de ses amis à lui déconseiller la transplantation cardiaque grâce à laquelle il est encore parmi nous, comme pour placer sa pensée sur un fonds d’irrationalisme antiscientifique où le désir d’authenticité cacherait mal une pente sacrificielle. Oui, le covid est bien autre chose qu’une grippe, argue-t-il des mêmes chiffres que ceux brandis par Agamben, dans ce court texte intitulé « Eccezione virale ». Mais surtout, Nancy déplace le paradigme de l’exception : dans un monde globalisé où les déplacements humains, les échanges de marchandises, les migrations de population et les réseaux informatiques ont atteint une densité encore inconnue dans l’histoire de l’humanité, c’est l’exception virale qui serait première — l’État d’exception décrété par les gouvernements ne feraient que la suivre. « Il y a une sorte d’exception virale qui nous pandémise », écrit-il. Le paradigme politique qu’Agamben a repris à Carl Schmitt (« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ») et a placé au cœur de sa pensée du pouvoir serait obsolète, puisque la situation exceptionnelle se déciderait sans le souverain, désormais, s’imposerait d’elle-même.

Le lendemain, le 28 février, sur le même site, Roberto Esposito publie un texte en prétendant répondre à son ancien ami Jean-Luc Nancy, qui avait préfacé son livre le plus célèbre, Communitas, avant de s’éloigner de lui à cause de son opposition au paradigme biopolitique, héritée selon lui de la méfiance de Derrida envers Foucault. Esposito n’a, au fond, pas grand-chose à dire à Nancy : nier la biopolitique est absurde, dit-il en substance, tant les questions du terrorisme, des migrations ou des politiques sanitaires ont mis la relation de la politique et de la biologie au centre du monde contemporain. Et nul ne peut penser qu’il y a d’abord un virus, ensuite une protection sanitaire : il y a un dispositif viral-immunitaire qui régit un ensemble d’attitudes scientifiques, hygiénistes, médicales, politiques et médiatiques. Très vite, Esposito ne s’adresse plus à Nancy mais, sans le nommer, à Agamben : l’explication se fait moins sur le fond que sur le ton du discours. Nul besoin du catastrophisme qui assimile la quarantaine à la prison, et, derrière la prison, on comprend qu’Esposito s’en prend à l’une des provocations philosophiques les plus célèbres d’Agamben, celle qui avait fait du camp de concentration le paradigme de notre modernité politique.

Là repose peut-être l’antinomie entre les deux philosophes : l’un compare, l’autre démêle. Agamben pense la philosophie comme la réduction du contemporain à quelques grands paradigmes qu’il faut débusquer sous les oripeaux affadissants de la modernité, qui, toujours l’air de rien, empêche la vie, le commun, le singulier, la puissance, bref, qui interdit la joie, sous son masque libéral et bonhomme. La série de textes que Giorgio Agamben a publiée durant le confinement a comme principe de situer la gestion actuelle de l’épidémie dans l’histoire longue de l’Occident, pour traquer des survivances — du paradigme immunitaire venu de la gestion de la peste, de l’usage par le pouvoir souverain de l’exception, de la phobie du contact que décrivait déjà Elias Canetti dans Masse et Puissance — et dénoncer des reniements — de l’Université, qui avec les cours en ligne rompt avec sa vocation originelle, l’amitié estudiantine, de l’Église, qui avait toujours prôné la visite aux malades, sur le modèle du baiser de François d’Assise au lépreux, de la société occidentale même, qui pour la première fois de son histoire a renoncé à enterrer ses morts. Roberto Esposito, lui, préfère la position plus modeste du penseur qui démêle, et dans sa réponse à Agamben, il se donne pour tâche de ne pas absolutiser le concept de biopolotique, mais de décrire ses deux faces : la « médicalisation de la politique », qui a extrapolé la mission que Hobbes confiait au souverain, protéger la population, en devoir de soigner, de faire vivre, et la « politisation de la médecine », qui exerce un pouvoir inédit de contrôle et d’édiction de normes, grâce à son monopole médiatique et son rôle d’auxiliaire du gouvernement. C’est cela qu’il s’agit de pouvoir enfin contester, avant toute chose — de cette critique naîtra peut-être le sens profond de ce qui nous arrive. Et nous serons alors en mesure de discuter sereinement le pessimisme moral des interventions de Giorgio Agamben, voix dissonante et précieuse, précieuse parce que dissonante, que les accusations trop vites portées de complotisme, de confusionnisme et d’irrationalisme ne sauraient étouffer.

Olivier Cheval

[1Roberto Esposito, Communauté, Immunité, Biopolitique, trad. Bernard Chamayou, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 136.

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