L’immunité, l’exception, la mort [3/4]

Penser ce qui nous arrive avec Michel Foucault

paru dans lundimatin#255, le 21 septembre 2020

Les effets de l’épidémie de covid-19 sont encore mal connus. Des corps qui toussent, d’autres qui suffoquent, des visages qui se masquent, des regards qui fuient, tout cela est bien visible. Mais ce que tout cela est venu suspendre dans la marche économique des choses, la manière dont cela a pu libérer ou névroser les subjectivités, reconfigurer la manière dont on se rapporte au monde, nous le découvrons à peine. Tout appelle une certaine humilité. Néanmoins, la forme de gouvernementalité qui prétend régir cette situation exceptionnelle ne s’est pas révélée avec le virus, elle l’avait à sa manière très largement anticipé. Voici le troisième volet d’un triptyque qui tente modestement de lire la situation en cours depuis les travaux antérieurs de philosophes qui ont travaillé le rapport entre gouvernement, pouvoir, corps et maladie. Ce qu’on appelle souvent trop rapidement la biopolitique. Le premier épisode partait des travaux de Roberto Esposito, le second de ceux de Giorgio Agamben. Cette semaine c’est au tour de Michel Foucault.

1.

Il a paru si vite évident que Michel Foucault était le penseur qu’il nous fallait pour penser l’événement qu’on n’a pas tout de suite su où donner de la tête dans son œuvre. Un passage de Surveiller et Punir a d’abord beaucoup circulé, celui sur la gestion de la peste au XVIIe siècle. Bien sûr, les résonances avec la grande assignation à résidence que nous connaissions étaient sensibles. Mais Foucault y décrivait le passage d’une société de la loi et de l’exclusion — la gestion de la lèpre — à une société disciplinaire. C’est qu’on ne voyait pas encore, à l’époque, que le grand enfermement que nous subissions n’était que le premier moment, brutal et archaïque, d’une gestion biopolitique de l’épidémie qui, dans l’impréparation et la précipitation des autorités, était certes encore balbutiante.

C’est dans les trois premières leçons de son cours au Collège de France de 1978, Sécurité, Territoire, Population que Michel Foucault décrit ces trois modes de gouvernementalité. Il vient alors, avec la publication en 1975 de Surveiller et punir, de clore le premier pan politique de son travail, consacré aux institutions disciplinaires, et de donner ses premières définitions de la biopolitique, dans son cours de l’année précédente, « Il faut défendre la société », et dans le dernier chapitre si lumineux de La Volonté de savoir, « Droit de mort et pouvoir sur la vie », publié en 1976. La loi interdit, la discipline norme, la sécurité normalise. De la norme à la normale, l’écart est mince mais décisif : la norme disciplinaire était imposée par le pouvoir comme image idéale de l’homme, la normale sécuritaire est au contraire un élément statistique prélevé dans la réalité. Là où l’anormal se répand ou se creuse, il faut ramener la courbe à ses valeurs moyennes. On norme des corps, des individus, on normalise une population, une masse. Dans ces trois leçons inaugurales, Foucault change chaque fois d’exemple pour décrire ces trois modes, qu’on pourrait appeler le mode pénal de la punition, le mode disciplinaire du contrôle, le mode libéral de la sécurité : l’évolution de l’aménagement des villes, de la gestion des disettes ou de la lutte contre les épidémies marque la succession des manières d’exercer le pouvoir. Mais c’est surtout l’inoculation de la variole et les débuts de la vaccination à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle qu’il emblématise comme le virage biopolitique de nos sociétés, plus encore que la gestion libérale du prix du grain par les physiocrates pour lutter contre la famine ou les prédictions de circulation de population par les urbanistes de cette même époque. Repérage des cas, calcul des risques, analyse des zones de danger, établissement des crises : la variolisation, dont on ne comprenait pas scientifiquement la réussite à l’époque, mais dont on constatait l’effet positif sur les chiffres globaux de l’épidémie, marque le passage à une gestion statistique de la population. Apparaissent alors un nouveau mode de savoir-pouvoir, le gouvernement des populations, un nouveau régime de rationalité, l’économie politique, et un nouvel objet politique, la population, qui vaut à la fois comme espèce humaine avec ses dispositions biologiques, et comme public auquel le pouvoir s’adresse.

2.

Si on reprend le fil de l’histoire, depuis les fanfaronnades de Macron du 11 mars (« Nous ne renoncerons à rien. Surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer. Surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été. Surtout pas à la liberté »), six jours avant d’interdire à tout un peuple de sortir dehors sans attestation, on remarque que les trois stades historiques des formes de pouvoir décrites par Foucault se sont succédées en l’espace de quelques mois. D’abord, le stade de la loi et de l’exclusion : il ne fallait rien faire, juste maintenir à l’écart les potentiels malades — fermer la frontière avec la Chine, couper les quelques premiers lieux touchés du reste du pays. Puis, quand ce fut insuffisant, le stade de l’enfermement et de la discipline : ce furent l’assignation à domicile et les attestations pour l’heure de liberté autorisée dans le kilomètre environnant son adresse de confinement. Enfin, ce fut la mise en place d’un dispositif de sécurité et d’une gestion biopolitique de l’épidémie, quand la circulation de la population reprit : l’invitation au port du masque et à la distanciation physique, le traçage numérique, le fléchage au sol dans les lieux publics, le réaménagement de tous les lieux accueillant du public pour répartir les flux de visiteurs, leur circulation, leur temps de visite, l’incitation au télétravail, le rappel médiatique quotidien des contaminations pour susciter la peur et inviter à rester chez soi, etc.

La succession extrêmement resserrée de ces trois types d’exercice du pouvoir dans la gestion sanitaire du covid rappelle que la difficulté théorique qui se présentait à Foucault était d’établir leur régime d’historicité. Le philosophe semble proposer une réponse claire à ce problème au tout début de la première leçon du cours de 1977 : « Il n’y a pas l’âge du légal, l’âge du disciplinaire, l’âge du sécuritaire ». Toujours le pouvoir punit, contraint, incite : les trois modes coexistent. Il y a bien un ordre, mais il est davantage logique qu’historique, comme si leur articulation était d’abord essentiellement synchronique, accidentellement diachronique. Si le mode juridico-pénal domine au Moyen-Âge, si le mode disciplinaire triomphe à l’âge classique, si le mode sécuritaire s’impose à l’âge moderne, aucun âge ne voit un mode disparaître. Mais, selon l’histoire des techniques et des technologies du pouvoir, l’un d’eux enfle quand l’autre marque le pas, ou plutôt le deuxième fait fonctionner en son sein le premier, le troisième les deux premiers : la discipline a besoin de la loi, puis la sécurité se sert du système juridique et des mesures disciplinaires comme d’éléments parmi d’autres dans son arsenal. Et c’est exactement ce à quoi on a assisté pendant ces derniers mois : la mise en place progressive d’un ordre biopolitique dans la gestion de la crise n’a pas exclu la menace de la punition — la fameuse amende de 135 euros pour non-respect du confinement, qui s’est maintenu en se transformant après le confinement en amende pour non-respect de l’obligation du port du masque — ni la contrainte disciplinaire — les confinements et couvre-feux locaux se succèdent toujours.

3.

Très vite dans l’année, dès le quatrième cours, Foucault délaisse un peu le bio du biopouvoir pour se consacrer à sa grande passion, le pouvoir lui-même (phénomène qui se reproduira l’année suivante, dans son cours intitulé Naissance de la biopolitique) et à l’élaboration d’une généalogie de la gouvernementalité à partir de l’idée chrétienne du pastorat. Et c’est là qu’il semble quand même céder à la construction historique qu’il prétendait vouloir écarter au début de la première leçon : en triomphant sur le juridico-pénal et le disciplinaire, le mode sécuritaire marquerait le déclin inéluctable du pouvoir souverain et de son règne au profit de la gouvernementalité. Il l’écrit du reste sans aucune réserve à la fin du troisième cours, celui du 25 janvier consacré à la variole : le règne, « l’imperium », ce n’est rien face à ce que peut un gouvernement.

Les foucaldiens ont souvent été très réservés face à la manière dont Giorgio Agamben a investi le champ critique de biopolitique en le déplaçant, avec le concept de vie nue, sur un plan qu’ils considéraient comme métaphysique — là où Foucault avait toujours ancré ses analyses dans des déterminations particulières d’une gestion biologique des populations (le contrôle des naissances, l’économie néolibérale, etc.). Je ne peux pas m’empêcher de penser que la crise que nous connaissons donne raison au moins sur deux points à Agamben.

Le premier est la manière dont le philosophe italien, contrairement à Foucault, a toujours essayé de penser le pouvoir comme articulation d’un règne et d’une économie, d’un pouvoir souverain et d’un gouvernement : le recours à l’état d’urgence sanitaire par l’État et la verticalité sans appel de la mise en place du confinement imposé à tout un peuple sans qu’il lui soit laissé la possibilité de se rassembler pour le discuter ont rappelé ce qu’était l’autorité étatique, l’ont fait sentir jusque dans nos corps enfermés, isolés, impuissants. Tout à coup, les divergences politiques sont apparues extrêmes. Je ne parlerai pas ici de ceux qui, au début du confinement, ont cru voir le capitalisme s’effondrer, qui ont loué la grande décélération, qui ont célébré le chant des oiseaux dans les villes et l’accalmie écologiste du confinement. Chacun a géré sa détresse comme il a pu. Mais quand le déconfinement a eu lieu, que nous nous sommes revus, que nous avons parlé de nouveau, un fossé s’était creusé entre ceux qui critiquaient la violence politique du grand enfermement, l’instrumentalisation du virus pour servir la crise et maintenir le règne de l’exception, et ceux qui critiquaient le manque de fermeté de l’État, qui aurait confiné trop tard, déconfiné trop tôt, parce qu’il n’aurait jamais cessé de répondre aux demandes du patronat. Nos gauchismes étaient devenus irréconciliables. Car comment ne pas voir que tout un pouvoir médiatique répète les consignes gouvernementales d’une seule voix, alimente la peur, énumère le nombre des contaminations, des hospitalisations, des morts, avec un zèle d’autant plus glaçant qu’il est dissimulé sous un humanisme de surface — avec un côté Téléthon géant qui vise à transformer le télécitoyen en petit soldat du geste-barrière (on n’est plus très loin de cette télévision interactive du futur qui explique à l’espèce humaine disséminée dans toute la galaxie comment détruire les insectes extraterrestres, au début de Starship Troopers de Paul Verhoeven). Comment ne pas voir que la crise économique va profiter aux grands groupes industriels et économiques mondiaux, au premier rang desquels les géants du numérique, avec l’assouplissement du code du travail qui ne manquera pas de venir pour relancer la machine et surtout avec l’extension illimitée du télétravail qui est la plus grande défaite salariale imaginable. À qui tente de regarder les chiffres en face, l’exception du dispositif sanitaire mis en place pour lutter contre le covid est incommensurable à la nature exceptionnelle du virus — au surcroît de contagiosité et de mortalité qu’il présente par rapport à d’autres virus comme la grippe. C’est ce décalage qu’il faut tenter de comprendre stratégiquement : en se demandant quelle part de folie sécuritaire disséminée dans la société, quelle part d’autoritarisme étatique, quelle part d’intérêts non-étatiques peuvent l’expliquer.

Le second point est cette question de la vie nue, sa présupposée abstraction. Giorgio Agamben a plusieurs fois répété que l’expérience la plus radicale d’une détermination biologique de la vie était celle du maintien artificiel de ses fonctions végétatives par les méthodes médicales modernes de réanimation. Et voilà que, pendant sept semaines, des dizaines de millions de gens enfermés chez eux en tant que corps contaminables et contaminants, simples nids biologiques à virus, voyaient toute leur attention captive portée par les médias sur ces corps malades maintenus en vie dans les services de réanimation. La vie nue venait de faire une entrée fracassante et définitive sur la scène de l’histoire, au cœur de nos expériences comme de leur médiatisation, loin des marges ou des abstractions où l’on voulait bien la reléguer.

4.

Il y a peut-être dans l’œuvre de Foucault un passage sur la peste plus pertinent pour notre temps que les pages célèbres de Surveiller et punir. Il se trouve dans le cours de 1974-1975 sur Les Anormaux où le livre s’ébauche. Foucault y distingue les deux rêves contradictoires qu’elle suscite. Il y a le rêve littéraire de la peste, celui qui, depuis Thucydide, dépeint l’approche collective de la mort comme une grande orgie carnavalesque où les rôles sociaux tombent, s’écroulent, où toutes les divisions, les hiérarchies, les séparations s’effacent dans l’imminence de la fin. Et il y a le rêve politique de la peste, celui d’une surveillance spatiale et temporelle absolue, d’une connaissance exhaustive de la position et du mouvement de chaque corps, dans chaque rue, à chaque heure du jour et de la nuit. On a beaucoup moqué, au début du confinement, la désinvolture bourgeoise qui se dégageait du rêve littéraire du coronavirus, celui d’un retour aux sources dans le refuge de sa maison de campagne. Que ce rêve-là soit celui que la littérature ait opposé au cauchemar du présent dit plus que la frilosité de l’époque et son manque d’imagination : elle signe le renoncement funeste dans lequel toute une population vit lorsque plus personne n’ose brandir la dépense, le risque et la joie partagée comme les valeurs d’une vie qui vaudrait d’être vécue. Le rêve politique du coronavirus, alors, ce serait cette demande de plus de sécurité que le système médiatique qui inocule la peur prétend entendre venir de la population, pour légitimer toutes les restrictions comme la réponse démocratique à une demande des masses, en une boucle parfaite qu’il va bien falloir commencer à entailler.

Olivier Cheval

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